Cynthia Fleury : Quelles solutions face à une démocratie en crise ?

Photo illustrative: Frieder Kümmerer

Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste française, a posé ses valises à Prague la semaine dernière. Elle a donné, au côté d’étudiantes tchèques en sciences sociales et politique, la conférence inaugurale du Fonds d’Alembert 2017, un programme de promotion du débat d’idées dans les Instituts français à l’étranger. Au micro de Radio Prague, Cynthia Fleury est revenue sur des thématiques actuelles, comme le caractère démocratique de l’Europe, la crise des réfugiés, ou encore le populisme…

Votre conférence porte sur la démocratie, ses faiblesses, et sur la crise à laquelle elle fait face. Entres autres, la crise de représentation des citoyens, et aussi l’insécurité socio-économique. Pourquoi la démocratie fait-elle aujourd’hui face à ces faiblesses ?

Cynthia Fleury,  photo: Site officiel de l'Instituts français de Prague
« D’abord, c’est une situation qui n’est pas uniquement française, c’est une situation que l’on peut trouver aux Etats-Unis, en Allemagne, en Angleterre… Un peu en Hongrie, la Hongrie qui fait aussi face, avec ses partis extrêmes, à des questionnements sensiblement proches. Ces différentes démocraties ont été déstabilisées par la mondialisation, par la mondialisation des échanges, par le fait que les systèmes socio-économiques, les modèles sociaux ont été bouleversés par cette mondialisation des échanges, qui a en grande partie fortement précarisé les classes moyennes. Donc par conséquent, les classes moyennes réagissent souvent par quelques relents plus ou moins réactionnaires, des volontés de repli, des réflexes de bouc émissarisation, c’est-à-dire de trouver des boucs émissaires… Et les boucs émissaires peuvent être soit les migrants, soit les Roms, soit tel ou tel rôle social, ceux que l’on considère comme trop assistés par le système, donc chacun choisit le sien. Bien évidemment, pour ceux qui sont à l’intérieur de l’Europe, l’Europe elle-même peut en être un. Les inégalités ont fortement augmenté, donc le compromis social sur lequel repose la démocratie a été quand même grandement bousculé. Or, sans compromis social, vous n’avez pas de cohésion démocratique. Il y a donc un sentiment, chez les classes moyennes, de destin atomisé, que rien ne les relie. Et vous ajoutez à cela les migrations intra-européennes ou extra-européennes, et vous avez un cocktail assez classique. Les grandes capitales vont être traversées par des conflits culturels, des conflits de valeurs, et pas simplement par la précarisation économique. »

A propos de la crise de la représentation… On reproche souvent à la France, mais également à d’autres pays, ce système qui ne propose de réelle action citoyenne et politique que tous les cinq ans, lors des élections législatives et présidentielles. Faut-il instaurer plus de démocratie directe ou bien plus de démocratie représentative ? Quelles sont les réformes institutionnelles qui vous semblent les plus importantes ?

Photo: ČTK
« Il y a effectivement un gros travail en France sur cette crise de la représentation, sachant que cette crise recouvre deux choses. Premièrement, ce que les Français dénoncent, c’est le manque de représentativité de la représentation, donc ils ne sont pas contre la représentation mais ils trouvent qu’elle est à améliorer. Améliorer la représentation, ce sera instaurer plus de parité, plus de diversité, plus d’intergénérationnel, plus de métiers de la société civile, plus de proportionnelle… Nous voyons comment il est possible d’améliorer la représentativité de la représentation. Et puis vous avez tous ceux qui considèrent que la représentation, en revanche, est problématique, qu’ils n’ont pas à être représentés. Donc nous pouvons déjà améliorer cette représentativité par une quantité de choses, et puis nous pouvons créer de nouveaux outils qui permettent d’avoir une démocratie plus continue. Il y a assez d’état de l’art en France sur ces questions… Tous ceux qui défendent le modèle de la VIe république travaillent beaucoup là-dessus… »

La VIe République est-elle nécessaire pour mettre en place ces outils ?

« Je ne sais pas s’il y a une nécessité de penser une VIe et d’acter une VIe République, mais il est certain que oui, il faut permettre la création de nouveaux outils. Donc est-ce que ces nouveaux outils viennent symboliser un nouvel acte constitutionnel ou pas ? Le débat est ouvert, même si je pense que l’idée d’une assemblée constituante, notamment portée par la VIe, est assez intéressante en matière de cohésion sociale et citoyenne parce que c’est là aussi un exercice de refonte pour le peuple qui est, je pense important, de dire : ‘Aujourd’hui, en 2017, comment faisons-nous peuple, qu’est-ce que faire peuple, quelles sont nos institutions, comment combinons-nous participation et représentation ?’ »

Jean-Luc Mélenchon, candidat à l’élection présidentielle française, porte ce projet d’assemblée constituante. Y a-t-il un candidat qui mette plus en avant ces propositions ?

Jean-Luc Mélenchon,  photo: ČTK
« Non, celui qui propose cela, c’est Mélenchon, c’est celui qui est le plus en avant, le plus offensif sur ces questions. Les autres sont plutôt dans un aménagement de la Ve. »

Sur l’Europe… Nous savons tous que le groupe de Visegrad, dont la République tchèque fait partie, critique beaucoup l’Europe sur certains sujets et prend ses distances, notamment sur les problématiques liées aux migrants. Pensez-vous que l’Europe soit une cause de la crise que connaît aujourd’hui la démocratie, ou plutôt une de ses solutions ? Faudrait-il changer cette Europe ?

« Je défends l’idée que l’échelon européen nous permettrait normalement de défendre un peu plus nos modèles sociaux, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui parce que l’Europe s’est essentiellement construite sur l’idée de créer une société du marché, d’organiser un système économique… Bien évidemment l’euro, ce n’est pas simplement une monnaie commune, ce sont des idéaux communs, mais quand même… Nous avons laissé derrière nous l’harmonisation fiscale, l’harmonisation sociale, l’harmonisation du droit du travail, nous n’avons pas d’impôt commun sur les entreprises. Enfin, il y a quantité de choses qui font que les pays européens se comportent les uns vis-à-vis des autres comme des concurrents, alors que nous devons un tout petit peu unifier nos destins pour ne pas être dans des problématiques de dumping social, de dumping fiscal etc. On pourrait ainsi avoir ces coopérations renforcées. Pour certains, ce serait une Europe à plusieurs vitesses… Personnellement, je n’aime pas beaucoup cette expression d’Europe à plusieurs vitesses, parce que cela donne le sentiment que certains sont en retard, et d’autres en avance, je ne crois pas que ce soit le cas. Au contraire, on peut faire valoir la diversité de ces rythmes sans les stigmatiser comme étant en retard ou en avance. »

La démocratie risque-t-elle une crise importante en Europe centrale et orientale ? Vous êtes allée à Budapest et à Bratislava, qu’en avez-vous conclu ?

« Ce ne sont pas du tout mes sphères de spécialité, donc je ne suis pas du tout apte à donner un avis là-dessus… »

Hier, ce mardi 4 avril, la Hongrie adoptait une loi assez controversée, sur l’université dite Soros, l’université d’Europe centrale. Qu’en pensez-vous ?

« Un vote a eu lieu hier précisément, et c’est assez symbolique de ce qui se passe en Hongrie, avec des partis très conservateurs qui sont dans le repli, pointent du doigt et stigmatisent soit les migrants, soit les puissances étrangères… Puisqu’une loi a été votée au parlement sur l’interdiction d’un certain type d’universités et notamment contre l’université Soros, enfin, elle ne s’appelle pas Soros, mais contre l’université d’Europe centrale, notamment financée par George Soros. Nous voyons très bien un état d’esprit qui n’est pas synonyme d’une ouverture forte et qui au contraire, utilise les vieux systèmes propagandistes. Dernièrement aussi, un parti quasiment néo-nazi a porté au pouvoir, je crois, quatorze députés… »

Miloš Zeman, le président de la République tchèque, adopte parfois ce genre de discours. Très critique sur les migrants, il est beaucoup qualifié de populiste…

Miloš Zeman,  photo: Khalil Baalbaki,  ČRo
« Oui voilà. C’est parce que encore une fois, il y a une histoire en Europe qui est celle de la faillite de la construction européenne, qui a été essentiellement une construction sur les questions de marché, de libéralisation des échanges, et trop peu sur ce que nous fabriquons ensemble culturellement et surtout socialement. Donc aujourd’hui, nous avons un nouvel acte à protéger. Je pense que le Brexit, ainsi que la présence et le renouveau des partis populistes en Europe sont quand même un signal à entendre. »

Que pensez-vous du terme populisme ? Représente-il une réalité aujourd’hui ?

Photo illustrative: Frieder Kümmerer
« Le terme populiste est très compliqué, mais en même temps, le terme démocratie n’est pas simple non plus. Tous les régimes démocratiques sont des régimes normalement populistes, mais tous les régimes populistes ne sont pas des régimes démocratiques. Le populisme regroupe lui aussi un spectre très ouvert. Généralement, il y a une critique des élites et une définition des élites qui varie, une critique des intellectuels ou des médias, même si ce n’est quand même pas la même chose de critiquer les médias et les intellectuels… Il y a généralement une combinaison particulière entre une dynamique nationaliste et une dynamique sociale, avec éventuellement des dynamiques de préférence sociale, donc pas mal de bouc-émissarisation. Donc voilà, tout ce cocktail … Il y a aussi généralement beaucoup de démagogie. Mais oui, il y a quand même des relents populistes assez forts, ne serait-ce qu’à travers les d’informations qui sont diffusées le plus souvent sur les réseaux sociaux, les sites complotistes, la diffamation, les fake news, et des nouveaux actes de propagande que nous avions un tout petit peu laissés de côté et qui reviennent assez fortement depuis ces dernières années. »