Dans la cabine des interprètes tchèques au Parlement européen
A l’occasion des 20 ans de l’adhésion de la Tchéquie à l’Union européenne et alors que les citoyens européens sont invités à voter pour leurs eurodéputés début juin, Radio Prague Int. s’est intéressée à un travail de l’ombre, et pourtant indispensable pour la bonne marche des institutions européennes, au fond pour l’intercompréhension de tous les peuples de cette Union née dans l’après-guerre et multilingue : celui des interprètes qui doivent jongler avec toutes les combinaisons linguistiques imaginables. Ivana Hlaváčová dirige le département des interprètes tchèques au Parlement européen. Elle revient sur ce que représente pour elle l’interprétation et en quoi son métier au sein du Parlement est spécifique :
« Pour moi l’interprétation, cela signifie permettre à différentes personnes issus d’environnements différents de se comprendre mutuellement. Cela veut dire aussi être quelqu’un qu’on entend, mais qu’on ne voit pas : l’interprète doit être discret, on ne doit pas le remarquer. L’interprète est en arrière-plan, mais important car sa relation avec les personnes qu’il traduit doit être basée sur la confiance. Les deux parties qui discutent entre elles doivent faire confiance à l’interprète de respecter la confidentialité. La base d’une bonne interprétation, c’est de ne rien y mettre de personnel. Vous devez traduire l’intention, le contenu et toutes les nuances, jusqu’au niveau de langage. Les institutions européennes sont spécifiques car il s’agit de traduction simultanée. Nous sommes assis dans des cabines. La traduction consécutive est rare, seulement lors de discussions bilatérales. C’est aussi spécifique car tout est enregistré et diffusé en streaming : tout est consultable dans les archives ce qui est très important pour le public des Etats-membres car ils peuvent voir comment leurs députés ont voté ou argumenté sur tel ou tel point. »
Vous êtes à la tête du département des interprètes tchèques au Parlement européen depuis 2010 : combien êtes-vous au total par rapport au nombre total d’interprètes et combien de combinaisons linguistiques devez-vous couvrir dans votre travail quotidien ?
« Il y a peu d’interprètes employés au Parlement européen, toutes langues confondues. Nous couvrons 24 langues en tout. Au département de tchèque, nous avons sept interprètes à temps plein sur un total de 250 interprètes employés. Mais nous avons recours aux services d’interprètes free-lance. Il y en a environ 3 000 en tout, et 70 pour le département tchèque. Les chiffres varient selon les années, les accréditations. Certains partent à la retraite, vont exercer leur métier ailleurs, partent en congé parental. Les interprètes free-lance viennent au PE en fonction des besoins, des combinaisons linguistiques et de leur disponibilité. »
Quelles sont les langues entendues depuis la cabine tchèque ?
« Aucun de nous ne connaît les 24 langues officielles et chacun a une combinaison linguistique particulière. Nous commençons en général avec une combinaison minimale, deux ou trois langues, et peu à peu, on rajoute des langues. Certains collègues en maîtrisent huit. Dans la cabine tchèque, nous avons actuellement du polonais, du suédois, de l’espagnol, du roumain, du croate, de l’arabe et du russe. Mais évidemment, les ‘grandes’ langues dominent comme l’anglais, l’allemand, le français et l’italien. Cela veut dire que nous ne pouvons pas traduire directement depuis le maltais, le danois ou le finnois : il faut alors traduire via une autre cabine, une autre langue, la plupart du temps, via l’anglais, l’allemand ou le français. C’est pour cette raison que l’interprétariat au PE est différent de ce qui se fait couramment. »
Un métier qui a changé en 20 ans
Cette année, nous fêtons les 20 ans de l’entrée de la Tchéquie dans l’Union européenne. Vous travaillez comme interprète dans les institutions européennes depuis de nombreuses années, avant même l’adhésion de la Tchéquie. Comment êtes-vous arrivée dans les institutions et qu’est-ce qui vous y a attirée ?
« Je travaille comme interprète et traductrice depuis 1992, d’abord en République tchèque, pour le gouvernement, le Parlement, des ministères etc. C’était très intéressant. Mais avec l’approche de l’adhésion à l’UE, j’ai eu très envie de travailler pour les institutions européennes. L’UE est née sur les ruines laissées par la guerre. Les gens se sont dit qu’une des raisons des guerres, les ressources naturelles, ne devaient plus être un moteur, qu’il fallait administrer ces ressources tous ensemble et les partager. Et il est vrai qu’il n’y a pas eu de guerre sur le territoire de la Communauté puis de l’Union européenne depuis. Il y a des fois où on n’est pas d’accord, où les avis divergent, et c’est bien normal. J’avais hâte que nous devenions membres parce que, culturellement et historiquement, mais aussi au niveau des valeurs, la Tchéquie appartient à la communauté occidentale. J’étais donc très heureuse de notre entrée dans l’UE il y a 20 ans. »
À quoi ressemblait votre travail à l’époque et en quoi a-t-il changé par rapport à aujourd’hui ?
« A l’époque il y avait une sorte de pool d’interprètes et nous travaillions pour qui avait besoin de nous. Avant notre adhésion, nous n’avions pas de députés, mais des observateurs qui pouvaient être présents aux sessions, mais sans voter. Ce qui diffère d’aujourd’hui est surtout d’ordre technique : à l’époque, il n’y avait pas la Wi-Fi, la plupart des ordinateurs étaient fixes, et il n’y avait pas moyen de se connecter. On ne pouvait rien vérifier sur Internet. On transportait des dictionnaires, des gros livres. Plus vous parliez de langues, plus vous aviez de livres. On avait des glossaires et tout était imprimé. Aujourd’hui, tout est différent : il y a la Wi-Fi partout, tout est numérisé, tout le monde a des ordinateurs portables ou des iPad. Et tout ce que vous cherchez, en général vous le trouvez sur Google ou ailleurs. Chercher des termes inconnus est devenu tellement plus simple. »
Justement puisque vous parlez de terminologie, quand on songe aux institutions européennes, on pense également à la langue et au vocabulaire spécifiques de l’UE : à l’époque, avez-vous dû créer un vocabulaire tchèque spécifique pour les termes et les mots de l’UE ?
« En arrivant en 2003, nous avions beaucoup de travail devant nous. Une grande partie de la terminologie en tchèque avait dû être créée car elle était nécessaire lors des négociations d’adhésion. Mais toute cette terminologie particulière était disséminée un peu partout, dans les ministères, au gouvernement, etc. Donc il y a eu beaucoup de travail avec les institutions, des traducteurs et des linguistes, spécialisés en droit notamment. C’était très intéressant. Aujourd’hui encore, nous travaillons à nommer de nouvelles réalités. Souvent quand une nouvelle réalité est formulée au Conseil, sa version anglaise est utilisée pendant plusieurs mois avant qu’on ne trouve l’équivalent exact dans toutes les langues, idéalement de manière aussi concise qu’en anglais. »
Un travail d’équipe avant tout
Etre interprète peut parfois être comparé à un marathon, même si la personne est assise dans une cabine. Il s’agit aussi d’un travail physiquement exigeant, qui demande de la concentration et de l’endurance. Comment forme-t-on un bon interprète, que doit-il savoir au-delà des compétences linguistiques ?
« Merci pour cette question qui est très intéressante. Votre formulation me rappelle ce qu’on dit dans le milieu : le cerveau est aussi un muscle qu’il faut entraîner. Personne ne naît interprète, cela nécessite certaines capacités et un savoir-faire. Mais tout dépend de votre travail quotidien, de votre préparation, de la façon dont vous parvenez à fixer et automatiser les techniques d’interprétation. La plupart des interprétations se font vers la langue maternelle évidemment. Quand vous parlez une langue étrangère, vous dites les choses comme vous les avez apprises, mais dans votre langue maternelle, vous dites les choses comme vous le voulez. Et donc oui, c’est du sport en quelque sorte. Comme les échecs. Là aussi vous êtes assis, mais c’est du sport. Vous devez vous forger une certaine condition physique et mentale. L’interprétation est un métier qui peut être stressant, c’est sur vous que repose la compréhension mutuelle des parties engagées. Vous avez une grande responsabilité quant à la façon dont les auditeurs comprendront l’orateur. Cela demande beaucoup de concentration. Une partie du cerveau gère les chiffres, l’autre les mots. Donc afin que nous puissions nous concentrer sur les mots, un collègue se charge de noter tous les chiffres. En général nous sommes trois en cabine : un collègue note les noms, les chiffres, les acronymes pour que l’interprète au micro puisse retransmettre de manière élégante le discours d’origine. Il y a vraiment beaucoup de choses à gérer. Il faut être curieux de nature, aimer son métier et apprendre de nouvelles choses. Il faut avoir aussi des hobbies à côté pour se changer les idées, car souvent vous traduisez des choses qui peuvent être dramatiques : quelqu’un qui a été témoin de violences ou qui subit des menaces en raison de ses positions politiques. Or vous devez vous mettre dans la peau de ces personnes pour traduire au mieux ce qu’elles racontent. »
Quand une colombe vole dans l’enceinte du PE
Quels sont les pires moments pour un interprète ? Récemment, un eurodéputé slovaque a lâché une colombe dans l’enceinte du Parlement pour exprimer de manière assez particulière son désir de paix entre la Russie et l’Ukraine, et on entend que l’interprète réprime un rire à ce moment-là. Quels sont les événements qui peuvent faire du travail de l’interprète un calvaire à un moment donné et que faire dans un tel cas ?
« Le pire, c’est quand vous ne comprenez pas ce qui se dit, parce qu’on n’entend pas, ou mal, parce qu’il y a du bruit, une mauvaise connexion. Dans ces cas-là, vous n’avez pas d’autre choix que de dire : désolée, je ne comprends pas, ce n’est pas audible. Or, l’interprète n’a pas le droit de deviner le sens d’un discours. Il faut avoir tout compris. Il peut arriver que vous remplaciez un collègue malade au pied levé et vous n’avez pas eu le temps de vous préparer. Dans ces cas-là, d’autres collègues peuvent venir vous aider à gérer cette situation. D’ailleurs, c’est aussi pour cela que nous travaillons en équipes : si vous ne comprenez pas un mot, l’autre collègue l’aura probablement compris. C’est là toute la force de nos équipes. Cela nous permet de faire un travail de qualité que seuls, nous ne pourrions faire. Mais vous avez raison, il y a des situations qui sont un calvaire, comme ce que vous décrivez : une colombe s’envole, tout le monde est témoin, c’est un moment drôle, même si ce n’était pas drôle pour l’oiseau. Donc, même un sourire dans la voix, car tout s’entend, est compréhensible par tous. Parfois il peut arriver que vous vous trompiez de mot : ça vous fait rire et ça s’entend. C’est dangereux parce que les gens peuvent croire que vous riez de l’orateur même si ce n’est pas le cas. Mais dans ces cas-là, le mieux, c’est de s’excuser. »
Dans les moments forts de votre métier, y en a-t-il un en particulier lié à la Tchéquie, qui vous a marquée ?
« Bien sûr, c’est lié à Václav Havel. Il a toujours été une grande personnalité, et d’ailleurs, un bâtiment du Parlement à Strasbourg porte son nom. Ici à Bruxelles, il a son banc. Mais sinon, pour les événements récents, c’est vraiment la présidence tchèque du Conseil de l’UE. C’était une grande joie pour moi, et une source de satisfaction car nous avons pu montrer qu’après près de 20 ans, nous sommes une démocratie européenne mûre, que nous sommes un pays capable de trouver des consensus, de chercher des partenaires. Nous avons été félicités pour l’organisation de cette présidence, et cela m’a rendue très fière et très heureuse. »