Découvrir Prague autrement avec une agence réceptive pas comme les autres
Depuis quelques années, un collectif de passionnés de contre-culture propose des visites guidées alternatives de Prague, permettant ainsi de découvrir la capitale tchèque sous un angle inédit à travers des lieux encore préservés du tourisme de masse. Sandra Paur et Tomáš Jelínek sont les co-fondateurs d’Alternative Prague Tours, une agence réceptive pas comme les autres. Rencontre.
En 2019, quelque huit millions de touristes (près de 6 millions en 2022) étaient venus se masser dans les ruelles du centre de Prague, aux abords du Pont Charles ou de l’imposant Château, à la découverte de toute la richesse culturelle, architecturale et historique de la capitale tchèque. Après trois années de disette dues à la pandémie de Covid-19, les touristes, étrangers comme tchèques, affluent de nouveau en nombre, pour le plus grand bonheur des hôteliers, restaurateurs, commerçants et agences de voyage.
Cependant, cet intérêt épargne encore les quartiers à l’écart du centre-ville, où les touristes n’osent guère s’aventurer. Sandra Paur et Tomáš Jelínek, deux passionnés de street-art et de culture alternative, ont donc entrepris de lever le voile sur cette Prague méconnue en proposant des visites guidées de la ville « différentes », à l’abri du bouillonnement du centre historique et de ses pièges à touristes. Leur idée ? Montrer « leur » Prague, sa face moins visible, plus underground, plus authentique, la Prague des Pragois, des artistes, des passionnés, bref, ce que Sandra et Tomáš estiment être la « vraie Prague ».
Sandra et Tomáš, un duo ancré dans la scène underground pragoise
Ancrés dans la scène artistique et culturelle locale depuis des années, c’est tout naturellement que Sandra et Tomáš ont entrepris de faire connaître ce pan de la capitale tchèque à ses visiteurs. Célèbre graffeuse, Sandra est aussi réalisatrice de films documentaires, notamment sur la place des femmes dans le street-art (cf. « Girl Power » sur Netflix). Tomáš, quant à lui, a longtemps baigné dans le monde du street-art et du graffiti avant de se tourner vers la promotion d’artistes locaux. C’est cette envie de partager les cultures et sous-cultures qui forment la scène underground de Prague, de montrer que celle-ci n’est pas seulement une ville-musée mais aussi un lieu d’expression d’une riche culture alternative qui les a amenés à s’associer pour fonder, en 2012, Alternative Prague Tours.
Sandra : « Nous savons que la scène alternative et underground de Prague est assez importante, même si la ville n’est pas connue pour ça. C’est une très jolie ville qui n’a jamais été bombardée durant la Seconde Guerre mondiale. Les touristes viennent surtout pour voir les beaux bâtiments du centre-ville, mais ils ratent ce qui est caché, les autres parties de Prague, qui est très liée à Berlin en réalité. L’objectif de notre projet est donc de montrer aux gens intéressés la vraie Prague, celle où les jeunes aiment sortir, où on trouve toute la culture alternative. On veut leur montrer que Prague, ce n’est pas uniquement le château et le pont, mais que tout un tas d’artistes créatifs et talentueux y vivent aussi. Cela nous attriste de savoir que quand les gens viennent ici, ils se limitent au 1er arrondissement de Prague et, souvent, d’ailleurs, ils en ont une expérience assez mitigée, car les restaurants sont chers, de piètre qualité, ils ne sont pas tenus par des Tchèques... En somme, les touristes passent à côté de la vraie Prague. »
Sandra et Tomáš entendent ainsi faire découvrir Prague à travers les habitudes de ses habitants, en s’écartant des sentiers battus. Dotés d’un carnet d’adresses bien fourni, ils profitent de leur notoriété pour montrer aux visiteurs des lieux préservés du tourisme de masse. En effet, pour protéger l’authenticité et le mystère qui entourent les sous-cultures pragoises, seules quelques personnes initiées ont accès à ces lieux :
Sandra : « Vous ne pouvez pas visiter les endroits où s’expriment ces cultures alternatives en vous pointant à l’improviste. Non, il il faut connaître les gens et les codes. Grâce à nos activités antérieures et à notre popularité dans le monde underground de Prague, nous avons accès à des endroits qui ne sont pas visitables autrement. »
Apprendre aux touristes à mieux visiter Prague
Au-delà de l’aspect éminemment culturel de ces visites, qui mettent à l’honneur de nombreux artistes réputés de la scène underground pragoise, une véritable volonté éducative se cache derrière ce travail. Sandra et Tomáš souhaitent accompagner les curieux pour qu’ils puissent découvrir cette autre Prague de manière optimale, en s’émancipant des guides qui les brident dans leurs visites.
Tomáš : « L’expérience va bien au-delà de la visite qui dure trois heures. Nous donnons des conseils aux visiteurs, nous leur disons où aller, où manger pas cher pour éviter les pièges à touristes du centre-ville. Nous leur apprenons à sortir des sentiers battus et à oser s’affranchir des cartes touristiques qu’ils reçoivent dans les hôtels et qui ne couvrent que 5% de la surface totale de Prague. Ils ont souvent peur d’aller au-delà et de s’aventurer. »
Lutter contre l’abandon du centre-ville
Au fil des années, Prague est devenue une ville-musée dont le centre, en certains endroits, est désormais presque exclusivement réservé aux touristes. Conséquence de quoi, les Pragois, qui ne sont plus que quelques milliers à résider dans le 1er arrondissement, l’ont progressivement déserté au profit de quartiers plus à l’écart, et donc moins impactés par le tourisme de masse, ou même de communes des environs de la capitale. Car si le tourisme est une activité primordiale pour l’économie de la ville, il apporte aussi son lot d’effets néfastes, comme la hausse générale des prix.
Sandra : « Le centre-ville est devenu un ghetto pour les touristes, les Pragois n’y vivent plus et n’y vont presque plus du tout. Il a été totalement abandonné aux touristes. Les gens pensent que c’est devenu un peu comme Disneyland, qu’il n’y a plus rien de réel, d’authentique... »
L’ancien régime communiste en Tchécoslovaquie a également contribué à l’abandon du centre historique par ses habitants. Cette période majeure de l’histoire de Prague, Sandra et Tomáš se doivent d’en parler, même si elle ne constitue pas le sujet principal des visites.
Sandra : « On ne parle pas concrètement du communisme au cours des visites, mais c’est quand même important de l’évoquer au début pour que les gens comprennent, par exemple, pourquoi il n’y a plus de Tchèques dans le centre-ville. Les communistes avaient réquisitionné les propriétés et après la chute du régime, les habitants ayant été contraints de signer des contrats, ils n’ont pas pu retourner dans leurs appartements du centre de Prague. Les prix ont alors tellement grimpé que seuls les étrangers ont pu racheter les appartements se trouvant dans le 1er arrondissement. Le communisme est donc un élément de contexte qui permet de mieux comprendre l’évolution de la ville de Prague et ce à quoi elle ressemble aujourd’hui. »
La menace de la gentrification
Le travail effectué par les deux guides contribue donc à faire connaître cet aspect alternatif de la ville, souvent sous-estimé. Mais bien souvent, à Prague comme ailleurs, « ville alternative et branchée » rime aussi, à plus ou moins long terme, avec gentrification. Un phénomène d’embourgeoisement d’un quartier populaire qui, en faisant augmenter les loyers, chasse les populations plus modestes. Qu’il s’agisse d’Harlem à New York, de Kreuzberg à Berlin ou encore de Camden Town à Londres, pour ne citer que quelques-uns des exemples les plus connus, les habitants d’origine ont été victimes du succès croissant de ces différents cadres de vie qui, en devenant des endroits attractifs et touristiques, ont attiré investisseurs et classes supérieures.
Selon les créateurs d’Alternative Prague Tours, Prague reste encore globalement épargnée par le phénomène, mais différents événements et projets urbains démontrent que la capitale tchèque ne déroge pas à la règle. Symbole de la culture alternative pragoise, le Traffacka, un bâtiment désaffecté qui était devenu un haut-lieu de la scène underground, a ainsi été démoli, chassant les dizaines d’artistes qui le squattaient. À sa place s’élève désormais un luxueux immeuble d’habitation. Inévitable, le phénomène fait partie de l’évolution urbaine au XXIe siècle, mais selon Tomáš, le fait que lui et ses collègues ouvrent ces quartiers au tourisme n’y concourt en rien :
Tomáš : « À l’origine, les visites se déroulaient dans plusieurs quartiers, notamment à Prague 9. Mais les lieux que nous visitions ont été démolis. C’est comme ça, et le fait que nous organisons ces visites, n’y est pour rien. Cela ne changera rien, ni en bien, ni en mal. Peut-être que dans dix ans, ce quartier de Holešovice à Prague 7, dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, aura bien changé, mais qu’importe, nous nous déplacerons alors un peu plus loin, nous ne stopperons pas nos activités pour autant. On peut aussi envisager notre activité comme une forme de lutte contre la gentrification, car les gens payent pour visiter ces lieux. Cet argent finit dans les poches des artistes et des défenseurs de ce mode de vie. »
La Prague alternative reste encore aujourd’hui une scène bien enfouie, à l’abri des regards. Elle n’a pas connu l’essor et la « mainstreamisation » des scènes alternatives londonienne, new yorkaise ou berlinoise. Tomáš et Sandra sont les seuls à proposer de telles visites, ayant ainsi la main sur le nombre de personnes qui pénètrent dans le cercle très fermé du milieu underground pragois. De leur côté, les habitants comme les artistes se réjouissent de voir des touristes investir leurs quartiers et voient donc d’un bon œil les activités d’Alternative Prague Tours.
Tomáš : « À ce jour, ces quartiers ne sont pas gentrifiés, la vie des gens s’y est juste améliorée ces dernières années sans que la gentrification ne les expulse de leur chez-eux ou qu’ils ne subissent les aspects néfastes du tourisme pour autant. C’est une bonne chose d’ouvrir ces quartiers au tourisme, comme ici à Holešovice. C’est un ancien quartier industriel qui a longtemps souffert d’une très mauvaise réputation, mais ça s’est amélioré, beaucoup d’artistes s’y sont installés, et les habitants sont même agréablement surpris de voir que des visiteurs viennent jusqu’ici. »
L’accompagnement des visiteurs dans la découverte de Prague contribue ainsi à la préservation des quartiers alternatifs- En dévoilant une Prague plurielle et authentique, Sandra et Tomáš espèrent faire évoluer les mentalités et montrer que la visite d’une ville comme Prague ne peut pas et ne doit pas se limiter à son seul centre historique. L’objectif est donc de révéler aux visiteurs les trésors dissimulés en offrant une expérience culturelle en immersion au cœur de la Prague alternative. Nous ne saurions que trop vous conseiller d’essayer, mais pas trop quand même...