« Des archives incandescentes » : nouveau documentaire sur l’effroyable Procès de Prague
Images inédites à l’appui, la documentariste française Ruth Zylberman signe un nouveau film sur le procès Slánský, fabriqué en 1952 par le régime communiste dans le plus pur style stalinien.
« Quand se sont élevées les voix du peuple contre les sionistes, ils ont commencé à hurler contre le danger de l’antisémitisme pour couvrir le fait qu’ils mettaient en avant les intérêts de classe de la bourgeoisie juive et, via le sionisme international, ceux de l’impérialisme américain. »
(…)
« Et pourquoi aujourd’hui est assise sur le banc des accusés cette bande conspiratrice comme un nid de rats piégés, haïs et méprisés par tous les gens de notre pays ? C’est parce que la force de la pensée du socialisme renforce le patriotisme de notre peuple, son enthousiasme constructif, sa confiance sans faille envers notre parti, sa direction et le camarade Gottwald et notre amour insurpassable envers l’Union soviétique ! »
Cette voix, ce timbre, ce ton, ce débit et ce réquisitoire venimeux ont marqué l’histoire de la Tchécoslovaquie et symbolisé l’une des pages les plus sombres de la période communiste à Prague : en conclusion, le procureur Josef Urválek demande en novembre 1952 la condamnation à mort des 14 accusés dans ce qui reste connu aujourd’hui comme le Procès de Prague ou le Procès Slánský, du nom de Rudolf Slánský, secrétaire général du Parti communiste arrêté il y a tout juste 70 ans, en novembre 1951.
« Le Procès, Prague 1952 » est le titre du nouveau documentaire réalisé par Ruth Zylberman pour Arte à partir d’archives retrouvées par hasard en 2018 dans un entrepôt de la banlieue de Prague. Des bobines de film d’une valeur historique inestimable qui ont servi de point de départ à la documentariste, partie à la rencontre des descendants de trois des condamnés : la fille et le fils de Rudolf Slánský et Rudolf Margolius - tous deux exécutés après le procès - et les trois enfants d’Artur London, condamné à perpétuité avant d’être libéré ensuite et auteur du livre adapté à l’écran par Costa-Gavras (L’Aveu, sorti en 1970).
Ruth Zylberman, qui a déjà travaillé notamment sur la dissidence tchécoslovaque, vient de terminer la post-production de son documentaire qui sera projeté prochainement dans bon nombre de festivals. Elle a accordé à Radio Prague International le premier entretien consacré à ce film poignant :
Un potentiel dramatique immédiat pour les Tchèques
Comment avez-vous entendu parler de la découverte exceptionnelle de ces archives, retrouvées dans la banlieue de Prague ?
« Tout simplement en lisant le journal, et dès que je lis dans les journaux français des informations sur la République tchèque je m’y intéresse. J’ai vu passer cette information qui m’a beaucoup frappée mais me suis dit que je n’allais pas me plonger dans ces archives. Finalement, quelques mois plus tard, un producteur assez malin m’a dit que ce serait bien de faire un film à partir de cette découverte et je n’ai pas pu résister à cette demande… »
Elles sont exceptionnelles ces images – par leur contenu évidemment, mais aussi par leur qualité autant visuelle que sonore…
« C’est magnifique. Je les ai découvertes aux archives nationales et je tiens à remercier notamment Emilie Benešová pour son accueil et son travail. En montage, j’ai travaillé avec les archives en format compressé. Mais à la fin, je les ai récupérées au format 4K et c’était comme une redécouverte. C’est vrai qu’elles sont stupéfiantes en termes de qualité et cela accentue l’effet qu’elles peuvent produire. »
Combien d’heures avez-vous visionnées et qu’avez-vous pu déceler ?
« Je ne suis hélas pas tchécophone, donc j’ai regardé ces archives avec une traductrice ou une traduction écrite, ce qui était un peu particulier. Mais le fait de ne pas comprendre la langue rend plus sensible aux expressions, aux visages, avec un décalage qui rend plus sensible aux soupirs, aux répétitions, aux hésitations. Ma non-connaissance du tchèque a paradoxalement été intéressante dans le premier visionnage de ces archives et j’ai été très attentive à tout ce qui était en marge de cette pièce de théâtre que constituait ce procès, aux ‘micro-déraillements’. C’est quelque chose que j’ai tenté de faire passer dans le film. »
« Pour les Tchèques qui connaissent bien l’histoire de leur pays, ces archives ont un potentiel dramatique immédiat. Mais pour des gens moins informés sur les procès des années 1950, pour un public français ou allemand, c’est vrai qu’il y a quelque chose de monocorde, de répétitif – ces archives ne sont pas spectaculaires au premier abord. Il faut attirer le regard sur ces restes d’humanité en état de latence dans ces images. »
Des archives d'une violence quasiment irregardable
Dans ces « micro-déraillements » que vous évoquiez, il y a notamment des trous de mémoire dans ces dialogues que les accusés ont été forcés d’apprendre par cœur, avec par exemple un moment oú un des procureurs fait office de souffleur à Rudolf Slánský…
« Oui, cela arrive à un certain nombre d’accusés. J’ai essayé de construire le film en présentant rapidement les archives au début et le mouvement du film est conçu de manière à ce que, lorsqu’on arrive à la séquence du procès, avec aussi le moment bouleversant avec Rudolf Margolius, ces archives qui pourraient paraître anodines révèlent toute leur violence et leur caractère quasiment irregardable. On n’y voit pas des gens qui se font tuer sur le champ, on n’y voit pas des massacres mais ces archives sont d’une violence telle que pour moi elles sont irregardables. Le film est conçu pour qu’on comprenne à quel point ces archives produisent de la violence et de quelle violence elles sont faites. »
C’est d’ailleurs ce que dit le fils de Rudolf Margolius, Ivan Margolius, qui ne veut pas les regarder.
« Absolument, et d’ailleurs je dois dire que peu des descendants – que ce soit Marta Slánská, Ivan Margolius ou les enfants London – que j’ai contactés avaient regardé l’entièreté des archives. Un des fils d’Artur London avait tout regardé. Mais Ivan Margolius s’était refusé à le faire. C’était compliqué pour moi parce que je me disais qu’il allait être obligé de le faire en regardant le film. J’ai été très frappée en fait. Il était hors de question de les regarder avec lui pour qu’il les commente. »
Trois accusés aux trajectoires différentes
Avez-vous essayé de contacter d’autres descendants ?
« Oui, j’ai contacté Hana Frejková, fille de Jiří Frejka, qui est une femme exceptionnelle et a écrit une très belle pièce de théâtre sur les conséquences du procès sur sa famille. Son frère, qui vit maintenant aux Etats-Unis, avait été contraint tout jeune d’écrire une lettre terrible dans laquelle il demande la condamnation à mort de son père… Je me suis dit que c’était encore quelque chose d’à part qui mériterait un film entier. »
« Pour tout dire, j’ai repéré qu’un des fils d’Otto Šling était encore vivant. Un des autres accusés qui m’intéressait beaucoup était Otto Katz alias André Simone – j’ai commencé à faire des recherches mais sa fille était née dans les années 1920 en Allemagne… Mais malgré tout, je me suis dit que dans les limites d’un film de 70 minutes il fallait faire un choix et il s’est porté sur Marta Slánská, Ivan Margolius et évidemment sur les enfants London, car L’Aveu est un film qui a marqué et a été très important en France. C’est intéressant également car ce sont trois accusés qui sont venus au communisme de façon différente et l’ont vécu différemment. C’était important pour moi de montrer ces trajectoires, de se demander comment ces trois sont venus au communisme. »
Ces accusés choisis sont tous les trois juifs, comme la majorité des accusés dans ce procès. Coïncidence assez terrible : ces archives ont été retrouvées à Panenské Břežany, lieu de résidence du dignitaire nazi Reinhard Heydrich…
« L’histoire a parfois cette ironie. Milan Kundera soulignait que lors du Coup de Prague, la fameuse allocution de Klement Gottwald en 1948 a été prononcée au Palais Kinsky, où Franz Kafka avait étudié dans son enfance. Je suis très attentive aux lieux et aux coïncidences et celle-ci est assez incroyable… »
« Voir Artur London sur le tournage de L'Aveu donne un peu le vertige »
A propos de ces lieux symboliques, quel endroit parmi ceux où vous avez tourné pour ce film vous a le plus marquée ?
« Il y en a tellement… Mais autant vous dire que les tournages dans les prisons, notamment celle de Ruzyně, ont été très impressionnants. »
Vous décrivez ce procès comme « la plus grande campagne antijuive depuis la défaite des nazis ». Pourquoi les soviétiques ont-il tenu à organiser cette campagne à Prague selon vous ? Pour punir la Tchécoslovaquie d’avoir aidé la création de l’Etat d’Israël ?
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« Je ne sais pas si c’est pour punir la Tchécoslovaquie, en tout cas ce qui est certain c’est que cela s’inscrit dans le contexte des rapports entre l’URSS et l’Etat d’Israël. Pour le dire très schématiquement, Moscou avait soutenu Israël et Prague a été un des pourvoyeurs d’armes et d’aide, mais l’URSS s’est rapidement aperçue que le nouvel Etat ne serait pas de son côté dans le contexte de Guerre froide. Il s’agissait de montrer les renversements d’alliance, donc ce procès était évidemment une manifestation diplomatique dans ce contexte, étayée par un antisémitisme local et un antisémitisme notoire des autorités soviétiques. De manière concomitante au Procès de Prague, on connaît la campagne en URSS contre les ‘blouses blanches’. Le fait que la Tchécoslovaquie a été d’une grande aide au moment de l’indépendance d’Israël a probablement joué un grand rôle. »
Pour revenir à ces archives, a-t-il été facile de travailler avec ce matériel ?
« Une fois surmontées les barrières de la langue, il a fallu aussi beaucoup travailler sur toute la littérature historique. C’était une grosse masse, un gros travail sur les archives audiovisuelles mais aussi sur les dossiers numérisés de la police secrète StB – des dossiers évidemment méticuleusement détaillés… »
Avez-vous revu L’Aveu depuis, avec de nouveaux yeux ?
« Oui, bien sûr. Le film est très fort, avec une incroyable performance d’Yves Montand (qui joue Artur London). J’ai aussi vu ce petit film de Chris Marker, une sorte de petit making-of sur le tournage – on y voit Artur London regardant Montand dans une sorte de mise en abyme étonnante. Voir London sur le tournage du film de Costa-Gavras est quelque chose qui donne un peu le vertige quand même… »