Des fenêtres tchèques sur les façades de châteaux français
Rencontre avec Petr Kozel, continuateur de la tradition familiale de menuiserie, qui fournit et fait restaurer des fenêtres destinées à décorer les façades de châteaux en France.
Petr Kozel, bonjour. Vous êtes à la tête d’une entreprise qui s’appelle Kozel Fabrica qui est une menuiserie d’art et de restauration. Vous êtes basé dans le Xe arrondissement de Prague, et votre atelier a une histoire particulière parce que c’est une entreprise familiale qui a plus de cent ans. Est-ce que vous pouvez nous parler un peu des origines de cet atelier ?
« C’est mon arrière-grand-père qui a fondé une toute petite menuiserie à Mirotice dont l’activité se résumait aux trois villages du coin. Il a commencé en construisant des fenêtres et non pas des meubles. Dans les années 1930, mon grand-père s’est rendu en France dans les Pyrénées, à Tarbes, et quand il est revenu à la fin de la décennie, il a repris la menuiserie. Après la guerre, il a commencé à l’agrandir, il a emprunté de l’argent, acheté des machines. Ça restait une petite entreprise mais il avait une certaine ambition disons, sauf que forcément en 1948 tout s’est écroulé. Il a quand même pu y travailler jusqu’à sa retraite. »
Rappelons en effet que 1948 signe la prise de pouvoir par les communistes avec le Coup de Prague, et à ce moment-là la plupart des petites et grandes entreprises ont été nationalisées, ou disons, confisquées par l’Etat. J’imagine que comme beaucoup d’autres, votre grand-père s’est retrouvé à travailler dans sa propre entreprise, mais pour l’Etat ?
« Comme il avait emprunté de l’argent, il était considéré par les communistes comme un capitaliste qui avait abusé de ses ouvriers ! Mais l’ironie c’est qu’en réalité, comme il fallait bien qu’il rembourse sa dette, ce qu’il a fait jusqu’à sa mort. Il travaillait lui-même dans son propre atelier comme ouvrier, ce qui n’était pas si dramatique quand on connaît d’autres histoires. Mais c’est un cas qui illustre bien une certaine époque. »
Trois machines, une baraque en ruine et beaucoup de souris
Finalement on se rend compte que les histoires individuelles sont marquées par les aléas de l’histoire tchèque du XXème siècle, et la suite l’illustre également puisque votre famille a pu récupérer la menuiserie dans le cadre des restitutions, après 1989. Néanmoins tous les gens qui ont vu leurs biens nationalisés n’ont pas réussi à les récupérer. Comment cela s’est-il passé pour votre famille ?
« Pendant toute la période communiste, l’entreprise fonctionnait comme la menuiserie du coin, toujours pour la fabrication de fenêtres. Mais mon père, qui avait passé toute sa vie dans une grande usine ČKD à dessiner des machines très compliquées pour les mines, a dû tout recommencé à zéro quand il avait environ 50 ans et que la restitution des biens a commencé. Il est devenu apprenti de mon grand-père, qui avait 80 ans, avec en tout et pour tout trois machines, une baraque en ruines et surtout beaucoup de souris ! »
« C’était une restitution classique, c’est-à-dire qu’il a fallu acheter le bâtiment, même s’il ne servait à rien. Les années 1990 étaient une période difficile sur le plan économique, par exemple les intérêts de la banque avoisinaient les 17%, ce qui est très difficile à imaginer aujourd’hui. Malgré tout, mon père a réussi à relancer l’atelier, et quelques années plus tard mon frère a rejoint le projet et a commencé à se spécialiser dans les anciens bâtiments et la construction. »
Justement, quelle est la filiation entre cette menuiserie en Bohême du Sud et votre atelier de restauration ici à Prague ?
« J’étudiais l’architecture ici à Prague et avec une amie, on a participé à une exposition de photographies à l’école d’architecture de Paris, c’étaient des clichés de Prague. Et puis, un des professeurs qui passait par là est tombé dessus et s’est arrêté net, parce qu’il a été impressionné par le savoir-faire architectural qu’il voyait sur les photos. Et surtout, il cherchait justement un fabricant de fenêtres à l’ancienne pour un projet qu’il menait ! »
C’est un hasard assez fou quand même, qu’il tombe sur vous, petit-fils d’un fabricant de fenêtres !
« Oui, c’était assez incroyable. Une semaine plus tard, on s’est retrouvés dans son atelier à Paris. On a fait le premier test pour un château en Bourgogne à Bierry-les-Belles-Fontaines, à côté d’Epoisses en Bourgogne. On a fait trois fenêtres, puis une partie du château, et pour finir on a réalisé l’entièreté des travaux qu’il y avait à faire. Ça a duré un certain temps, moi je faisais le suivi des travaux. C’était assez compliqué au niveau administratif parce que c’était bien avant l’entrée de la Tchéquie dans l’Union européenne. »
« Ce qui était assez intéressant, c’est que ce professeur, Denis Delahaye, aimait bien enseigner. Donc même si c’était assez compliqué d’apprendre à des ouvriers tchèques les techniques d’architecture françaises, comme les fenêtres en chêne avec la profilation XVIIIème, il l’a fait. C’était assez courageux de sa part. »
C’est comme ça qu’est né cet atelier à Prague ?
« Pas tout à fait, nous avons toujours eu deux branches, une de fabrication en Bohême du Sud et une de restauration à Prague. »
C’est amusant parce que vous avez fait des études qui n’ont rien à voir avec la menuiserie, mais vous avez finalement été happé par la tradition familiale…
« Tout à fait, moi je voulais écrire des livres sur la théorie de l’architecture, parce que c’est ma formation initiale, j’ai été à l’Université Charles, à la Sorbonne… Tout ça, c’était juste une préparation finalement, pour répondre aux questions que me posent le propriétaire de château quant aux proportions, aux boiseries etc. ! »
Combien de personnes travaillent pour vous à Prague et en Bohême du Sud ?
« Une dizaine de personnes travaillent à Prague, mais on a un peu élargi nos activités puisque désormais on ne fait plus seulement des fenêtres mais aussi des bibliothèques, des boiseries. En Moravie, il y a une équipe de cinq personnes qui font les fenêtres, et cinq autres qui sont sur des projets ponctuels. Mais je cherche encore des gens. »
Un savoir-faire particulier en Tchéquie
C’est vrai qu’à l’heure actuelle on a l’impression qu’il est difficile de trouver des experts pour ces métiers très spécifiques que sont la restauration, la menuiserie. Est-ce qu’il y a des formations ici en Tchéquie ? Vous disiez tout à l’heure que ce professeur avait été impressionné par le savoir-faire tchèque… Ou bien la tradition s’est-elle interrompue en raison de l’histoire mouvementée du pays ?
« On peut dire qu’il y a un certain sens du métier, je dirais même un sens du bricolage assez élevé. Aujourd’hui les apprentis apprennent les bases à l’école, mais il faut des gens passionnés, qui aiment travailler avec les matériaux. Un menuisier qui travaille des meubles modernes ne saura jamais faire une belle réplique d’une armoire baroque, mais l’inverse est vrai aussi. Ce sont des savoir-faire très éloignés finalement. Et cette façon de penser la manière dont on traite les choses, les détails, tout ça il faut leur apprendre. »
On discutait aussi du fait que pendant vos études vous vous étiez intéressé aux questions de patrimoine. Vous vous occupez de commandes pour des châteaux, des bâtiments anciens en France, donc vous êtes encore en plein dedans, est-ce qu’il y a des différences de culture de la restauration et de protection du patrimoine entre les deux pays, la France et la Tchéquie ?
« Le but est le même mais les façons de faire sont différentes. Il faut dire que je n’ai pas une vision globale parce qu’en France je travaille pour une clientèle qui est limitée, ce sont des châtelains. Quand vous avez une famille qui possède un château pendant dix siècles, c’est différent de quelqu’un qui a acheté un bâtiment à Prague et qui veut que d’ici trois ans, ça lui rapporte de l’argent. Les deux optiques sont très différentes. La manière d’apprendre le métier aussi est très différente, mais ce qui a été détruit en Tchéquie, à l’époque communiste, c’est l’idée de perpétuer l’histoire, avec la conscience d’une dimension intergénérationnelle. Le fait de se poser des questions, de vouloir faire les choses bien, ça aussi ça a disparu, comme on le voit aujourd’hui avec les projets d’isolation des anciens bâtiments. La différence porte surtout sur la clientèle, même si ici en Tchéquie ça s’améliore : en 1990 les gens qui avaient mis des fenêtres en PVC en se disant ‘super il fait chaud’ reviennent vers l’ancien. »
Il y a aussi une question esthétique… Les gens se rendent peut-être compte qu’on ne peut pas faire n’importe quoi avec un vieux bâtiment…
« C’est essentiel : le respect de l’esthétique de l’ancien. Quand vous avez un bâtiment d’époque, il faut le respecter au maximum. Ou alors c’est un projet architectural qui met en valeur l’ancien en contraste avec le moderne. Mais c’est autre chose. Il y a plein de détails dans la façade d’un bâtiment, des proportions, or si vous modifiez complètement les ouvertures, c’est un crime… »
Les fenêtres sont un peu comme les yeux d’un bâtiment…
« Oui ! C’est même un adage. C’est vrai parce que quand vous regardez un bâtiment allemand dans les Sudètes, en Bohême du nord, où il y avait beaucoup de détails, de profils, et que quelqu’un décide d’isoler la maison avec du polystyrène, de mettre du PVC, ça ne va pas. C’est irréversible, et c’est un problème. C’est ensuite un investissement énorme pour faire marche arrière. Il y a eu des dégâts sous le communisme, malheureusement d’autres jusqu’à nos jours, voire pire : il y a tout ce système de subventions pour isoler les bâtiments, ce qui est par ailleurs est légitime, mais c’est impossible de l’appliquer sur des bâtiments anciens. »
Avez-vous le souvenir d’une commande en France qui a représenté un défi particulier, qui vous a marqué ?
« Chaque commande, chaque château est particulier. Il y a toujours des choses très intéressantes à y prendre, et cela se fait avec des gens très intéressants, passionnés. Actuellement, nous terminons la Faisanderie d’Arcueil qui était celle de Louis XIV. On a travaillé avec les monuments historiques qui ont étroitement suivi les travaux, on a recréé des ouvertures car les façades avaient été redéfinies au XIXe siècle, on a fait des boiseries avec les mêmes techniques qu’à l’époque, on est allé chercher des profils à Versailles. C’était quelque chose de superbe. »
« Après nous avons aussi participé à la restauration, à Paris, d’un couvent rue de la Chaise, qui fonctionne comme une maison de retraite pour les bonnes sœurs. L’âge des clientes était entre 80 et 105 ans. Imaginez là-bas, une équipe de gars tchèques, un peu alternatifs, qui débarque, et des bonnes sœurs qu’il faut déménager de chambre en chambre… C’était assez particulier. Et c’était une commande de 280 fenêtres ! C’était énorme. »
Quels sont vos projets pour l’année à venir ?
« Il y a beaucoup de projets partout en France. On développe actuellement un projet avec Richard de Warren qui possède un hôtel à Paris. On y fait beaucoup de travaux, de rénovation et on développe d’autres activités. Donc c’est quelque chose d’important et d’assez ouvert. »