Donner du travail à tout le monde ? Une entreprise tchèque a essayé.
Le 2 mars débute à Prague la dix-septième édition du festival international des films sur les droits de l’homme « Jeden svět ». C’est une occasion pour Radio Prague de revenir sur sa précédente édition et plus particulièrement sur le bilan de la coopération de l’organisateur, l’ONG « l’Homme en détresse » (Člověk v tísni), avec l’entreprise Bageterie Boulevard, son principal partenaire. En lien avec le thème de l’édition, le travail, Bageterie proposait de donner du travail à toutes les personnes intéressées. Quel est le bilan de ce projet ? Récit du partenariat qui n’a pas été renouvelé pour l’année 2015.
Faire du profit et en même temps « une action »
La question qui se pose est donc délicate. Comment lier les intérêts d’une organisation qui ne génère pas de profit avec les intérêts d’une entreprise orientée, elle, vers la recherche du profit ? Il faut noter que Jeden svět est désormais une marque bien établie, un rendez-vous incontournable surtout dans les milieux citadins jeunes, éduqués et qui se veulent sensibles aux malheurs du monde. Ainsi, Člověk v tísni ne rencontre pas réellement de difficultés à trouver des sponsors et des partenaires car ceux-ci peuvent également être motivés par l’envie de donner une image plus sociale, plus responsable de leur firme. Au cours des trois années consécutives, ce rôle de partenaire principal, et peut-être également ce privilège, incombait à Bageterie Boulevard, une entreprise tchèque qui se spécialise dans la restauration rapide, proposant surtout sandwichs (bageta en tchèque) et salades. La société est une filiale du géant tchèque Crocodille, qui propose ce type de chaînes de restauration dans sept pays européens. Le premier restaurant Bageterie Boulevard a ouvert en 2003 dans le sixième arrondissement de Prague. Aujourd’hui, la marque dispose d’une vingtaine de restaurants, dont certains fonctionnent sous la forme de franchise.Iva Bartošová, directrice de production du festival, évoque les premières années de cette coopération:
« La coopération avec Bageterie Boulevard a commencé en 2012 quand l’entreprise est devenue le partenaire général du festival. Le slogan principal de leur campagne était un jeu de mots « il est impossible de « baguetteliser » certaines choses » (au lieu de « bagatelizovat » - rendre les choses banales, il était donc impossible de transformer certaines choses en sandwichs, nldr). Tous les spectateurs ont pu recevoir un sandwich gratuitement contre un ticket présenté à la caisse. La coopération a continué en 2013. Le slogan étaot « Il vaut mieux se supporter que se manger » (« Raději se snýst než sníst, nldr »). Il correspondait au thème du festival sur la tolérance. »Une campagne médiatique « made in Bageterie Boulevard »
Člověk v tísni est étroitement associé au processus habituel d’élaboration d’une campagne médiatique pour le festival :
« Nous connaissons le thème principal du festival à peu près au mois de septembre. Dès qu’il est fixé, nous présentons notre vision à nos partenaires. On discute avec eux et nous les encourageons à trouver un lien entre le thème de l’année et ce qu’ils souhaitent mettre en valeur de leur côté. Une communication étroite avec eux est importante parce qu’ils sont actifs dans un milieu différent du nôtre et nous voulons nous assurer que leur campagne est acceptable pour nous et pour les spectateurs. »
Stanislav Pekárek, le chef de marketing chez Bageterie Boulevard revient sur la coopération en 2014 :
« Le thème principal portait sur le travail. Nous avons réfléchis à la façon de faire un lien avec ce que nous pouvons proposer. D’un côté, le festival montrait les difficultés de trouver du travail dans le monde actuel. Nous nous sommes dit que nous allions embaucher chaque personne qui le souhaiterait. Nous allions la former et lui proposer un travail à temps plein si elle travaillait bien. La campagne avait également un second volet. Nous savons que le public du festival est jeune, ce sont surtout des étudiants qui n’ont pas beaucoup de moyens pour soutenir financièrement l’ONG Člověk v tísni. Nous avons donc prévu de leur proposer un petit boulot, les payer et puis verser la même somme sur le compte de Jeden svět. »L’idée de combiner ces deux volets provient, selon Stanislav Pekárek, directement du directeur de Bageterie Boulevard et de Crocodille, Petr Cichoň :
« C’est une campagne « made in Bageterie Boulevard ». L’idée d’employer des bénévoles et puis de verser la somme qu’ils gagnent à Člověk v tísni est le fait du directeur de l’entreprise Petr Cichoň. Notre studio de création a complété cette idée par une sélection de citations de personnes connues, comme celle de Steve Jobs qui dit « qui ne vient pas au travail samedi ne doit plus venir lundi. » Nous voulions montrer que rien n’est gratuit dans ce monde et qie pour qu’une entreprise puisse faire de la charité, il faut d’abord gagner cet argent en faisant un bon travail. »
Une campagne ambitieuse avec des règles et un bilan peu clairs
Donner du travail à tout le monde qui se présente chez Bageterie avec un billet du festival Jeden svět, voilà un engagement à risque pris par l’entreprise. Un engagement qui s’est avéré très ambitieux :
« Pour nous, c’était une grande inconnue. Nous n’avions pas la moindre idée du nombre de personnes intéressées par notre offre. Si cela allait intéresser une personne ou une centaine. Nous avons visé une cinquantaine de personnes. Cela aurait constitué une somme importante à envoyer à Člověk v tísni et en même temps sans diminuer le confort de nos employés. »
Concrètement, Bageterie a mis en place un « formulaire de travail » et l’a distribué à la sortie des films du festival. Une fois ce formulaire rempli, il fallait se rendre au département des ressources humaines de l’entreprise et se mettre d’accord sur les modalités de la coopération. Néanmoins, la définition du groupe ciblé par la campagne a été difficile à établir. Iva Bartošová explique :
« Selon nous, la campagne de Bageterie a visé le public typique de notre festival. Ce sont en grande partie les jeunes âgées de 20 à 35 ans, étudiants à l’université, ou jeunes professionnels, souvent des diplômés des sciences humaines. »Entre un chômeur, candidat à un travail à temps plein peu ou pas qualifié, et un étudiant désireux de faire un peu de charité en se faisant l’argent de poche, les objectifs et les situations ne sont pas les mêmes. L’affaire se complexifie avec les règles exactes pour que l’argent gagné par une personne puisse être versé à Člověk v tísni. L’organisation elle-même ne connaissait pas les modalités exactes du projet. Stanislav Pekárek nous les a dévoilées.
Pour atterrir sur le compte bancaire du festival, il fallait que la somme gagnée par l’ « employé bénévole » corresponde à un mois de travail à temps plein ou à mi-temps. Cela représente un salaire allant de 7 000 à 15 000 couronnes (250 à 540 euros). Pour un temps de travail inférieur à un mi-temps, la somme n’était plus versée à Člověk v tísni, de même que les heures effectuées au-delà du premier mois. Ces conditions ont pu être particulièrement contraignantes pour les étudiants devant suivre leurs cours en parallèle.
Pendant notre rencontre il y a quelques mois de cela, Stanislav Pekárek nous a donné une idée des résultats de cette campagne médiatique :
« 42 personnes se sont présentées suite à la campagne. Leur travail s’est réparti tout au long de l’année. Pour cela, nous disposons seulement des statistiques provisoires. 27 personnes ont déjà commencé à travailler, dont 17 qui ont rempli les conditions pour l’envoi de l’argent à Člověk v tísni, c’est-à-dire qu’ils ont travaillé au moins à mi-temps. Nous voulions éviter qu’une personne vienne pour quatre heures, à peine le temps de lui expliquer sa tâche. Ces 17 personnes ont généré une somme de 144 500 couronnes (5 530 euros), qui sera envoyé au festival. Cela correspond à 2 259 heures de travail. 4 personnes ont été embauchées à temps plein et 11 autres continuent à coopérer sous forme de petit boulot ponctuel. »
Malgré nos efforts répétés pour recueillir un témoignage personnel, nous n’avons pas réussi à rencontrer un des employés qui a obtenu ce travail grâce à la campagne du festival. Nous avons également appelé Bageterie Boulevard pour connaître le bilan final pour l’année 2014, mais les chiffres ne sont pas encore disponibles. Ils seront révélés à la suite de la nouvelle édition du festival Jeden svět, organisé cette année sans le soutien de Bageterie Boulevard.
L’ONG Člověk v tísni n’a pas voulu commenter les raisons pour lesquelles la coopération avec Bageterie n’a pas été reconduite. En faisant le bilan de l’édition 2014, Iva Bartošová est plutôt prudente :
« De la part de nos spectateurs, nous avons eu des échos positifs de cette campagne. Cela avait un sens pour nous. Néanmoins, il revient à Bageterie d’évaluer son succès en fonction du nombre de personnes qu’ils ont pu employer. »Pour promouvoir le festival Jeden svět, l’entreprise Bageterie Boulevard a présenté une campagne ambitieuse. Offrir du travail à toute personne intéressée aurait pu constituer un risque, surtout si un grand nombre de personnes se présentaient. Cela n’a finalement pas été le cas. Une relative opacité des règles et le groupe ciblé disparate peuvent l’expliquer en partie.
La coopération avec ce festival très populaire a permis à Bageterie de se forger une image d’entreprise sensible aux sujets sociaux et peut-être d’accroître son attractivité aux yeux des habitués de Jeden svět. Et qui sait, peut-être également d’occuper les postes vacants dans les restaurants nouvellement ouverts. Cette expérience a cependant mis en lumière comment il peut être difficile de combiner les intérêts commerciaux avec un projet non gouvernemental pour satisfaire les deux parties.