Emma Kausc : « Nous avons tous besoin de récits »

'La perturbation de l’intrigue'
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« Nos vies ne nous paraissent plus comme des récits, » dit l’écrivaine Emma Kausc (1998) avant d’ajouter que nous avons tous besoin de récits qui symbolisent pour elle la continuité de nos vies. Dans son premier roman intitulé Narušení děje - La perturbation de l’intrigue Emma Kausc parle de l’amour, de la solitude et de la littérature et cela donne un récit qui est une réflexion sur sa propre vie. Le roman vient d’obtenir le Prix de la critique littéraire tchèque.

Un livre difficile à saisir

Emma Kausc | Photo: Klára Nováková,  ČRo

Emma Kausc a commencé à écrire à l’âge de huit ans. Elle rédige son premier conte dans lequel elle raconte l’histoire dramatique d’un pirate ayant perdu sa femme et son enfant. A partir de ce moment-là la littérature fait partie de la vie d’Emma. En 2018, elle obtient le prix Jiří Orten pour son recueil de poésies Cykly - Les cycles mais elle ne se considère pas comme une poétesse et ne cache pas sa prédilection pour la prose. Elle désire raconter des histoires et cela aboutit en 2024 à la parution de son premier roman aux éditions Host. Cependant, les histoires qu’elle raconte dans ce livre insolite sont bien loin d’une narration simple et linéaire. Elle avoue :

« Je comprends que c’est un livre qui ne se lit pas facilement. Je pose au lecteur des obstacles intentionnels, je l’oblige à réfléchir. Mais c’est un genre de littérature que j’aime lire. Je me rends compte que c’est un texte difficile à saisir mais je crois en même temps que cela peut apporter quelque chose au lecteur. »

Les éléments autobiographiques

La structure de ce roman est bien compliquée, les chapitres n’obéissent pas à un ordre chronologique, la description des faits est très subjective. Le lecteur est donc souvent obligé de chercher et de renouer le fil de la narration, de compléter et de composer lui-même l’histoire de l’héroïne qui s’appelle Emma comme l’auteure du livre. Emma Kausc ne cherche pas à occulter les inspirations autobiographiques de son roman. C’est sa vie et la vie de quelques personnes très proches qui sont les sources principales de son roman mais elle a utilisé et remodelé ce matériel autobiographique avec beaucoup de liberté :

Emma Kausc | Photo: Jana Mikolášková,  ČRo

« Je tenais à présenter ce livre comme une autofiction parce que j’y traite ouvertement de mon expérience réelle et émotionnelle. Dans ce livre, je me suis projetée dans un avenir hypothétique mais je dois dire aussi que tous les personnages dont je parle ont joué certains rôles dans ma vie. C’est pourquoi je trouvais important de désigner ce livre comme une autofiction parce que c’est ainsi que je manifeste du respect pour les éléments factuels que je traite. Je donne beaucoup d’importance à l’aspect éthique de la littérature. J’ai trouvé intéressante l’idée de me projeter dans ce qui pourrait advenir, de prendre mon vécu et mes émotions et de les faire retentir sur le papier. Je voulais savoir ce que ça allait donner. »

Un roman cosmopolite

Photo illustrative: Ch AFleks,  Pixabay,  Pixabay License

Le livre d’Emma Kausc est un roman cosmopolite. L’auteure nous amène à Londres, à Los Angeles et aussi à Prague. Cela reflète en grande mesure son vécu et illustre la vie d’une jeune femme pour laquelle le cosmopolitisme est un mode de vie tout à fait naturel. En lisant le récit des déambulations d’Emma dans des rues et des cafés de la capitale britannique, le lecteur n’a pas du tout l’impression d’un dépaysement et il est évident que l’auteure connaît intimement le milieu dont elle parle. Ces trois métropoles lui servent d’arrière-plan sur lequel elle évoque l’histoire de la vie de son héroïne, du personnage qui s’appelle Emma comme elle et qui est son alter-ego. Et c’est aussi l’histoire de ses trois amours, car il faut le dire, son livre est également un roman d’amour qui ne manque pas de passages érotiques. Et tous ces éléments lui permettent d’examiner en profondeur et en général le thème du récit. Elle dit :

« Je veux raconter des récits. Qu’est-ce que cela veut dire quand nous avons notre propre récit et quand on nous le prend. Peut-on nous prendre, nous ôter notre récit ? Qui a le droit de raconter des histoires sur nous ? Dans quelles conditions racontons-nous nos récits ? Qu’est-ce qui arrive quand nous racontons ces histoires en toute sécurité ou au contraire quand le récit nous fait peur ? Je voulais donc renverser ce mot et ses connotations. Mon livre pose plutôt des questions au lieu de donner des réponses. »

La disparition d’Alyona

Source: Bianca Van Dijk,  Pixabay,  Pixabay License

La romancière permet donc au lecteur de partager ses réflexions sur la littérature, sur le monde et sur les rapports humains mais elle lui permet aussi de devenir témoin des situations intimes de sa vie. Elle décrit d’une façon très évocatrice les aspirations d’un cœur qui cherche à être aimé et aussi celles d’un corps qui désire la proximité absolue et la fusion avec un autre corps.

Le grand amour d’Emma s’appelle Alyona. C’est une jeune photographe ukrainienne dans laquelle Emma trouve une âme sœur et avec laquelle elle vit des moments de rare bonheur. C’est une liaison profonde, franche, chaleureuse et sensuelle qui ne manque pas de mystère et finit brutalement lorsque, un jour, Alyona disparait sans laisser de traces.

L’hypothèse de l’amour

Source: Stefan Keller,  Pixabay,  Pixabay License

Abandonnée, Emma se livre à ses souvenirs et aux spéculations sur les causes de cette disparition. Elle ne sait pas si Alayona est encore en vie mais comme jadis Pétrarque l’a fait pour Laure de Sade, elle évoque Alyona dans ses textes. L’amie disparue reste toujours présente dans ses rêves et dans sa vie même si par la suite Emma fait la connaissance d’autres amis et trouve d’autres amours.

Dans son roman Emma Kausc traite de nombreux sujets mais le lecteur retient surtout deux thèmes principaux qui y sont souvent exposés et constituent la charpente de ce livre difficile d’accès qui nous invite à réfléchir. Outre le thème du récit que la romancière met en parallèle avec la vie et qui est pour elle le dénominateur commun de la vie et de la littérature, c’est l’amour ou, comme elle dit, l’hypothèse de l’amour. Elle s’explique :

Source: Martina Bulková,  Pixabay,  Pixabay License

« Dans mon livre il y a beaucoup de choses tirées de la réalité, mais il y a aussi beaucoup de choses que j’ai remaniées et que j’ai poussées jusqu’à des niveaux hypothétiques. C’est pour moi la thèse principale de mon livre - l’hypothèse de l’amour. Je cherchais à créer un livre qui traiterait l’amour comme un verbe. J’ai emprunté ce terme à la théoricienne américaine Bell Hooks qui dit que l’amour est un verbe parce qu’il n’existe qu’au moment où nous le réalisons et le vivons. Nous ne pouvons pas mettre l’amour en réserve. C’est pourquoi la protagoniste de mon roman évoque toujours Alyona et revient toujours à elle dans ses textes. De cette façon elle cherche à la maintenir en vie. C’est ainsi qu’elle cherche à maintenir en vie cet amour. »

Auteur: Václav Richter
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