Vol au-dessus de la vie de Josef Kroutvor
« Je n’écris pas pour écrire, mais pour pouvoir participer au cours du monde, pour faire partie de la réalité. » C’est ainsi que l’écrivain Josef Kroutvor explique l’élan qui le pousse à poursuivre ses activités littéraires. Son envie de participer au cours du monde lui a sans doute dicté aussi son livre intitulé Poletování jednoho ptáčka - Le voletage d’un petit oiseau, un livre de souvenirs qui lui a valu le prix Jaroslav Seifert.
Les souvenirs d’un littérateur indocile
Il n’est pas facile de présenter Josef Kroutvor (1942), homme de nombreux talents et de nombreuses activités. Cet essayiste et historien de l’art est également poète, prosateur et occasionnellement aussi dessinateur et potier. Il a commencé à écrire dès les années 1960 et n’a jamais renoncé à l’écriture malgré les obstacles sur sa route. Il ne se laisse pas décourager par la dictature communiste dans son pays occupé par l’armée soviétique et continue à écrire et à publier ses textes en samizdat sous le pseudonyme kafkaïen Josef K. Plus tard, il ne se laisse pas briser et finit par dompter une maladie psychique qui lui rendait presque impossible toute activité intellectuelle. Témoin de son temps, il finit donc par rassembler ses souvenirs dans le livre Le voletage d’un petit oiseau. Le poète et historien de la littérature Vratislav Färber constate qu’il ne s’agit pas de mémoires au sens classique du terme :
« L’auteur lui-même se distancie un peu de la forme des mémoires qui s’occupent généralement de macro-histoire. Il les considère comme académiques. Il désire raconter des petites histoires, des anecdotes qu’il trouve çà et là et se compare même à un peintre à l’encre de Chine. Il dit ne pas avoir écrit grand-chose, mais ce sont quand même des souvenirs qui, bien que fugaces, sont pourtant liés par la personnalité de leur auteur. Ce procédé exploite la mémoire associative ou la mémoire à long terme et aussi des thèmes de ses livres antérieurs. L’auteur tourne autour de certains motifs ayant eu une valeur formative. Son livre s’ouvre par la période quasi prénatale et se termine au seuil d’une vieillesse virile. »
Vol au-dessus d’une vie
Octogénaire, Josef Kroutvor se penche dans son livre sur son passé riche en impulsions artistiques de toutes sortes et en rencontres avec des personnalités qui lui ont donné les inspirations les plus diverses. Il dit : « Je ne décris pas, je ne veux pas décrire, je me souviens, je volète et en voletant je cherche à capter quelques souvenirs - rien de plus. » Petit à petit, le lecteur lui-même compose donc par petits fragments la mosaïque de cette vie qui s’avèrera finalement bien fructueuse. Vratislav Färber évoque quelques grands thèmes qui ont suscité un intérêt passionné de Josef Kroutvor, qui ont marqué sa vie et qui reviennent comme une espèce de leitmotivs aussi dans sa biographie :
« Chez Kroutvor, c’est l’amour des livres et puis l’amour du paysage qui a formé nos vies. Et puis il y a le thème central et c’est celui de la marche. La marche y est traitée sous plusieurs angles de vue, de la marche hédonique, c’est-à-dire pour le plaisir, à la marche, je dirais, thérapeutique. Et puis il y a le thème que Kroutvot traite déjà depuis les années 1970, c’est le thème de la Mitteleuropa, et une certaine nostalgie du passé. Il retrace également certains tournants historiques de son temps, cette histoire qui s’est arrêtée dans les années 1970 pour se remettre en marche en 1989. »
Conservateur au Musée des arts et métiers
Après un baccalauréat dans un lycée technique, le jeune Josef Kroutvor travaille quelque temps dans une usine mais bientôt il s’inscrit à la faculté des lettres à Prague où il étudiera entre autres l’histoire de l’art. Cela lui permettra, après avoir fini ses études, de prendre le poste de conservateur du Musée des arts et métiers à Prague où l’on lui confie la section Affiches. C’est en répertoriant, en restaurant et en exposant la précieuse collection de milliers d’affiches du musée qu’il passera les années 1970-80, la triste période de l’occupation de la Tchécoslovaquie. Entretemps il écrit, il publie en samizdat, il fréquente des cafés et des brasseries, il noue des amitiés avec toute une pléiade d’artistes, d’écrivains et de poètes. Dans son livre, il réussira à faire revivre l’atmosphère inimitable de la ville placée sous la surveillance de la police politique et où les récalcitrants réussissent pourtant à mener une vie artistique et intellectuelle intense, une vie indocile et pleine d’inspiration. Vratislav Färber décèle quelques tendances majeures qui ont marqué la vie de Josef Kroutvor :
« Nous pouvons déduire de la multitude des rencontres évoquées dans le livre que la vie de Josef Kroutvor a été bien riche. Nous pouvons suivre la ligne de son évolution à partir de la période où l’auteur était conservateur du Musée des arts et métiers, qui d’ailleurs n’est pas évoquée d’une façon détaillée, jusqu’à sa vie personnelle qui aboutira sur le havre de la famille, le mariage, une maison familiale en Bohême du Sud et la paternité. »
Une galerie de portraits d’amis et de connaissances
Parmi ceux qui ont joué un rôle important dans la vie de Josef Kroutvor, il y donc de nombreuses personnalités connues mais aussi des artistes et des intellectuels presque inconnus ou injustement oubliés. Le livre est plein de petits portraits de ceux qui ont laissé des traces dans sa vie. Il raconte ses amitiés avec les sculpteurs Ivan Theimer et Karel Machálek, dit Karel Zlín, avec les écrivains Bohumil Hrabal et Pavel Šrut, avec le peintre Jiří Sopko ou le metteur en scène David Radok. Il évoque l’atmosphère décadente du salon de l’écrivain Jiří Mucha ou le rayonnement quasi mystique de la ferme de Petrkov où les frères Daniel et Jiří Reynek ont poursuivi l’œuvre poétique de leur père Bohuslav.
Souvent il évoque dans cette biographie, la France, ses arts et sa culture qui l’ont beaucoup inspiré. A partir de 1968, année où il a obtenu une bourse à l’université de Besançon, ses relations avec la France et les Français ont été riches et fructueuses et parmi ses amis figurent entre autres le diplomate Stanislas Pierret ou le professeur Xavier Galmiche. Un chapitre du livre est consacré aux visites historiques du président François Mitterrand à Prague en 1988 et 1990.
Un style simple et poétique
Le style de Josef Kroutvor est simple, sans affectation et sans grands mots, mais poétique et évocateur. Vratislav Färber constate :
« Le ton de la narration change. Il est tantôt hédoniste, tantôt bucolique, et parfois il glisse même dans un certain sentimentalisme. Mais finalement, le récit tourne en une sorte d’élégie très particulière et ce changement de ton, qui est très personnel, fusionne avec l’hommage rendu par Josef Kroutvor au poète Jaroslav Seifert et aboutit à l’adoration de toutes les beautés du monde. »
Rappelons dans ce contexte que Toutes les beautés du monde est le titre du livre des mémoires de Jaroslav Seifert. La forme de ses mémoires pleins de souvenirs suggestifs et d’images lyriques, est également très libre et ressemble dans de nombreux aspects au livre de Josef Kroutvor qui ne cache pas son admiration pour ce grand poète. Ailleurs, il rend hommage aussi à Johannes Urzidil, écrivain tchèque de langue allemande, qu’il considère comme son patron littéraire.
En attendant le grand interrogatoire
Vers la fin, le livre prend un aspect toujours plus personnel et plus intime. Josef Kroutvor raconte son mariage, la naissance de son fils à l’âge où il aurait pu être grand-père et son étonnement face à ces tournants dans sa vie qu’il n’attendait plus. Il partage avec le lecteur ses amours littéraires mais aussi ses doutes sur l’art contemporain et sur ce qu’on appelle la modernité. Un léger voile de nostalgie flotte sur les passages où il évoque le passé. Reconnaissant pour les dons de la vie, il dresse dans son livre une sorte de bilan. Il dit :
« Je suis né dans la première moitié du siècle dernier et un grand interrogatoire m’attend encore. Peut-être, me trouvera-t-on valable. Je voulais être un homme correct, j’ai fait ce qui n’était pas au-dessus de mes forces, ce que je considérais comme mieux que pire. »