Explosion de Vrbětice : « Les conséquences vont être catastrophiques pour les relations tchéco-russes »

L’explosion à Vrbětice en 2014

Les accusations de Prague contre le renseignement russe, soupçonné d’être à l’origine du dépôt de munitions de Vrbetice en 2014 qui avait causé la mort de deux employés, ont créé une onde de choc dans le pays. Cette affaire survient alors que les relations tchéco-russes sont particulièrement dégradées depuis plusieurs années mais également à un moment de tensions internes sur la scène politique tchèque. Pour parler de cette affaire sans précédent, Radio Prague Int. a interrogé Pavel Havlíček, analyste à l’Association pour les questions internationales (AMO) et spécialiste de la Russie. Il est revenu sur la longueur de l’enquête de la police et des services de renseignements tchèques.

Alexandre Michkine et Anatoli Tchepiga | Photo: Policie ČR

« Une enquête a été ouverte en 2014 pour déterminer les causes de l’explosion, sans qu’aucune preuve n’ait été trouvée concernant les responsables. Il a été impossible de retrouver le matériel explosif. En outre, les plans des caméras de surveillance qui ont finalement servi n’ont à l’époque pas permis de mettre les enquêteurs sur la piste des agents russes. Cela peut paraître surprenant, mais c’est ce qui s’est produit. Ensuite, le dossier a été mis au placard pendant trois ans, clos, et rouvert en 2018 quand il est devenu clair que les deux protagonistes, Alexandre Michkine et Anatoli Tchepiga, deux agents du GRU, avaient participé à l’affaire de Salisbury. Cela fait donc trois ans que l’enquête est menée dans ce sens. Il fallait par contre que les preuves soient incontestables. Personne n’aurait osé sortir cette histoire sans des informations irréfutables car cette affaire de Vrbětice a une importance de portée internationale. »

Jan Hamáček et Andrej Babiš | Photo: Michaela Říhová,  ČTK

Comment expliquez-vous le timing de l’annonce faite par le Premier ministre Andrej Babiš et le vice-Premier ministre Jan Hamáček ? Il semblerait que l’affaire allait sortir de toutes les façons et qu’ils ne voulaient pas être pris de court…

« Tant le Premier ministre que le vice-Premier ministre ont déclaré que c’est vendredi qu’ils ont reçu ces preuves incontestables. Selon le quotidien Deník N ; ils voulaient attendre ce lundi avant de rendre l’affaire publique. Mais en effet, il semble que deux rédactions aient déjà été en possession d’informations et ils ont dû précipiter leur annonce, avec cette conférence de presse organisée samedi un peu à la va-vite. Le Premier ministre et le vice-Premier ministre avaient ces informations depuis une dizaine de jours et il semble qu’ils aient attendu jusqu’à vendredi pour un dernier renseignement. Forcément, cela donne une image un peu paradoxale du voyage en Russie que prévoyait Jan Hamáček à ce moment-là. Dans tous les cas, c’est quelque chose qui couvait depuis au moins une dizaine de jours, comme l’a confirmé l’ancien ministre des Affaires étrangères Tomáš Petříček. En outre, cela fait deux ou trois semaines que des rumeurs circulaient dans la communauté du renseignement. »

Vous le rappelez : cette annonce s’inscrit dans un contexte particulier. En début de semaine dernière, le ministre des Affaires étrangères a été remercié. Tomáš Petříček était un ministre pro-européen et plutôt méfiant vis-à-vis de la Russie. Le portefeuille a été repris temporairement par Jan Hamáček qui devait aller à Moscou pour négocier d’éventuelles livraisons du vaccin Spoutnik V. Aujourd’hui, il prétend qu’il s’agissait d’une couverture. Peut-on croire cette version ?

Jan Hamáček | Photo: Ondřej Deml,  ČTK

« C’est totalement exclu. Ils sont les premiers destinataires des rapports des services de renseignements, donc c’est impossible. En outre, le Premier ministre Andrej Babiš n’a pas confirmé cette théorie. La troisième chose est plus d’ordre de politique intérieure. Le dernier congrès du parti social-démocrate (ČSSD) a confirmé la présidence de Jan Hamáček à sa tête, à quelques mois des élections législatives d’octobre. Il est probable qu’il s’agisse d’un calcul politique, une façon de gagner des points vis-à-vis du parti communiste par exemple, qui vise le même électorat où les sympathies pro-russes sont importantes. Peut-être que le vice-Premier ministre n’allait pas à Moscou uniquement pour sauver des vies, mais aussi par calcul politique. Ce sont des spéculations, mais c’est comme cela que je l’interprète. »

L’ambassade russe à Prague | Photo: Petr David Josek,  ČTK/AP

La République tchèque a expulsé 18 diplomates russes dont beaucoup sont considérés comme des agents du renseignement en réalité. On sait que le personnel de l’ambassade russe à Prague est particulièrement et anormalement important. Cette réaction tchèque était-elle adéquate ?

« Je pense que c’est une réaction forte au vu du contexte dramatique. Dans l’affaire Skripal ou d’autres incidents du même type, seuls quelques diplomates ont été expulsés. Ici, cette expulsion de 18 personnes est la preuve de l’importance de l’événement pour la sécurité intérieure de la République tchèque. C’est un nombre important, mais comme vous l’avez rappelé, il y a plus de 130 employés diplomatiques russes à Prague. Donc après l’expulsion des 18 diplomates russes, il en restera toujours un grand nombre. A titre de comparaison, l’ambassade américaine compte environ 70 personnes. Côté russe, il en restera toujours 118. Au contraire, la République tchèque va se retrouver avec environ 14 représentants pour toute la Russie, si l’on compte aussi les représentations à Saint-Pétersbourg et en Sibérie. C’est très peu et l’ensemble de l’appareil diplomatique va s’en trouver paralysé. Pour cette raison, depuis quelques temps, et maintenant encore davantage, on parle de repartir de zéro et de refondre entièrement les représentations diplomatiques des deux côtés. Aujourd’hui, la disproportion dans les deux représentations va être encore plus flagrante. »

Qu’en est-il du président tchèque Miloš Zeman qui n’a jamais caché ses sympathies pro-russes par le passé ? On sait qu’il soutient l’achat du vaccin russe Spoutnik V, qu’il a encouragé la participation de la société russe Rosatom pour l’appel d’offres concernant l’extension de la centrale nucléaire de Dukovany. Cette affaire n’est-elle pas un désaveu total d’un chef de l’Etat qui n’a pas cessé de dénigrer le travail de ses propres services de renseignement qui mettent en garde depuis longtemps contre les activités de la Russie, et de son directeur Michal Koudelka ?

Miloš Zeman | Photo: Michaela Danelová,  ČRo

« Tout d’abord, précisons car cela a son importance, que Miloš Zeman a apporté son soutien à la décision prise par le Premier ministre et le vice-Premier ministre d’expulser les 18 diplomates russes. Il a été mis au courant samedi avant la conférence de presse, peut-être un peu tard. Par la voix de son porte-parole, il a fait savoir qu’il avait été informé et qu’il était d’accord avec les mesures. On a entendu la même chose de la part de Rudolf Jindrák qui dirige le département des affaires étrangères de la chancellerie présidentielle. Donc le président ne s’est pas opposé au gouvernement, ce qui est important car cela s’est produit dans le passé, justement dans l’affaire Skripal où il avait mis en doute la version des services de renseignement. »

« Le président tchèque va s’exprimer dimanche prochain. Pour certains c’est scandaleux, pour d’autres c’est révolutionnaire. Personnellement, je pense que c’est mieux ainsi, car comme on l’a vu dans le passé, ses réactions peuvent être diverses. En tout cas, ce n’est pas une réaction forte si on la compare avec celle de la présidente slovaque Zuzana Čaputová qui a réagi en soutenant immédiatement Prague. En effet, l’exclusion de Rosatom de l’appel d’offres est une défaite pour le président et les personnes de son entourage, comme Martin Nejedlý (un conseiller du président considéré comme un des principaux vecteurs de l'influence russe, ndlr). »

« La scène politique tchèque actuelle est très agitée, avec deux ministres qui ont été limogés alors qu’ils étaient tous deux sous pression du président tchèque et tous deux opposés à l’achat du vaccin Spoutnik V ou à la candidature de Rosatom pour l’appel d’offres. Cette affaire de Vrbětice change totalement la donne. Tout comme pour Rosatom, il est impossible d’imaginer aujourd’hui que le vaccin Spoutnik V soit acheté par la Tchéquie, ce serait un suicide politique. »

Cela fait plusieurs années que les relations entre la République tchèque et la Russie sont compliquées. On repense à différentes affaires comme les polémiques autour du monument à la mémoire du maréchal Koniev, du monument à l’armée de Vlassov, mais aussi l’expulsion déjà en juin 2020 de deux diplomates russes sur fond de rumeurs d’empoisonnement. Dans le cas de l’affaire de Vrbětice, certains parlent de la crise la plus importante dans les relations tchéco-russes depuis 1989, certains disent même depuis 1968. Quelles conséquences peut-on imaginer pour les relations tchéco-russes à l’avenir ?

« Les conséquences vont être catastrophiques pour les relations tchéco-russes. Je pense qu’on peut s’attendre à un effondrement des relations officielles bilatérales. Vous mentionnez ces affaires précédentes qui ont été en réalité des prétextes. Les relations étaient déjà mauvaises. Le gouvernement tchèque a alors réagi en lançant un forum de discussion tchéco-russe. Mais aujourd’hui, cela ne fait plus sens du tout. On se retrouve dans une situation où la représentation diplomatique à Moscou est paralysée, où la sécurité nationale est en jeu, où des infrastructures stratégiques ont été attaquées et où des citoyens tchèques ont été tués. C’est une situation de confrontation très claire, certains hommes politiques ont même parlé de déclaration de guerre. En tout cas, on est passé clairement à un autre niveau de relations qui n’est plus dans la discussion diplomatique ou la dispute mémorielle. »

« A cet égard, je pense que la République tchèque devrait d’autant plus se concentrer sur les relations multilatérales avec ses partenaires de l’UE et de l’OTAN, mais aussi du Conseil de l’Europe dont la Russie est membre. Elle devrait mettre les relations bilatérales au second plan et se concentrer sur ce qu’elle sait bien faire : la coopération avec le secteur non-gouvernemental, mais en tout cas en-dehors de l’espace officiel qui est trop problématique. »