Fehrat Mehenni : « La liberté et le destin d’un peuple sont supérieurs à la vie d’un individu ou aux souffrances qu’il peut endurer. »

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Du 23 au 28 avril dernier s’est déroulée pour la première fois en République tchèque la célébration du printemps berbère. Organisé par la collaboration culturelle tchéco-franco-berbère, cette édition a accueilli un invité de marque en la personne de Fehrat Mehenni, fondateur et président du « Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie », chanteur, poète, et militant pour la reconnaissance de la culture berbère depuis plus de 30 ans.

« Le Printemps berbère est une révolte de la Kabylie contre le régime du parti unique algérien en 1980 qui s’inspirait du printemps de Prague. C’est donc un double honneur pour moi de fêter ce Printemps, d’abord parce que j’honore ceux qui se sont sacrifiés en 1980 et ensuite nous essayons de rendre hommage au printemps de Prague, et de faire en sorte que le peuple kabyle et le peuple tchèque fraternisent pour l’avenir. »

Vous avez une longue carrière d’engagement pour la Kabylie en Algérie. Sans nous raconter tout votre parcours, pouvez-vous nous expliquer les grandes étapes de cet engagement pour la culture berbère et kabyle que vous avez menez toute votre vie ?

« J’ai 58 ans. Je suis un orphelin de la guerre d’Algérie. Mon père était maquisard et il luttait contre le colonialisme français. Il est mort avant l’indépendance. J’ai donc grandi des écoles algériennes et j’ai fait toutes mes études dans des institutions algériennes. Je suis un pur produit de l’Algérie indépendante, même si je suis à peu près comme ce bateau qui avance contre le vent par la force du vent même. Cela veut dire que l’Algérie s’est définie comme étant arabo-musulmane et je suis kabyle. Et notre identité en tant que kabyle, le peuple kabyle n’est pas reconnu à ce jour. Dans l’histoire qui a été celle de la Kabylie, au lendemain de l’indépendance de l’Algérie pour laquelle elle s’était sacrifiée, elle avait tout de suite engagé une lutte contre l’Etat algérien pour affirmer sa place dans les institutions de l’Indépendance. Mal lui en a pris parce qu’à partir de là, l’Etat algérien s’est retourné contre elle et est devenue sa bête noire. La dictature aidant, tous les militants kabyles ont été incarcérés et réprimés et il a fallu une nouvelle génération, dont je fais partie, pour redresser la tête, par le biais de la chanson.

Il y a trois hommes qui nous ont aidé à nous relever, qui nous ont tendu la main, c’est un écrivain algérien d’expression française, Kateb Yacine, un écrivain kabyle d’expression française, Mouloud Mammeri, et un militant kabyle qui s’appelle Mohamnd ‘Arab Bisaoud. Voila les trois qui nous ont éveillés à la conscience identitaire et culturelle et qui nous ont permis de commencer à militer pour nous-mêmes. Dans les années 70, avec la dictature de Boumédienne – c’était le Président par coup d’Etat – j’ai moi-même goûté à son oppression et à ses arrestations. Ma première arrestation s’est déroulée sous son règne et j’en ai ensuite connu 11 autres. Pour lutter contre l’oppression, nous avons eu une arme redoutable, imparable pour le pouvoir : la chanson. Car s’il avait les moyens de museler la presse, la télévision, la radio, il n’avait pas les moyens de museler l’édition kabyle qui se faisait en France ou même en Algérie.

En 1980, notre écrivain Mouloud Mammeri avait sorti un livre qui s’intitulait ‘poèmes kabyles anciens’. Invité par les étudiants kabyles à l’université de Tizi-Ouzou, il fut intercepté par la police qui lui avait interdit la conférence et nous nous sommes révoltés, et en écho au printemps de Prague, il y a eu le Printemps berbère de 1980. Ce n’est qu’en 1991 que nous avons eu un premier journal télévisé en kabyle. Ce n’est qu’en 1995, après le boycott scolaire que j’ai organisé toute l’année que l’enseignement du berbère a été rendu effectif mais la Kabylie s’est quand même insurgée après l’assassinat du grand chanteur kabyle Matous Lounès. Quand un gendarme a tiré sur un jeune lycéen en 2001en Kabylie, toute la Kabylie s’est soulevée. C’est le printemps noir, une deuxième réplique du printemps de Prague, qui a causé 126 morts. Depuis, ayant vu que l’Etat algérien a franchi le Rubicon en tirant sur nos enfants, j’ai personnellement, avec des amis, pris mes responsabilités avec les hommes et l’histoire, et j’ai appelé à une autonomie de la Kabylie. »

Quelles sont vos revendications dans ce mouvement pour l’autonomie de la Kabylie ?

« C’est une autonomie régionale, sachant que la colonisation a fait des Etats qui sont stériles, qui ne peuvent pas engendrer de nations dès lors qu’il y a plusieurs nations à l’intérieur. L’intangibilité des frontières héritées de la colonisation reste toujours en vigueur, pour la stabilité internationale, et pour éviter des évolutions chaotiques et sanglantes, nous préférons la voie de l’autonomie régionale. Celle qui octroie à la Kabylie la possibilité d’avoir un Etat, avec un parlement, un gouvernement régional, et être en même temps en Algérie. C’est une manière de dire que l’Algérie, c’est notre village, et la Kabylie, c’est notre maison. Il y a beaucoup de pays qui connaissent ce genre d’autonomie. L’Espagne entière est divisée en régions autonomes ; c’est le modèle catalan que nous souhaiterions suivre. »

Je voudrais revenir sur votre carrière de chanteur. Vous avez déjà évoqué le pouvoir de la musique dans une cause politique. Pensez-vous que la musique à ce pouvoir de servir une cause un peu mieux qu’un engagement politique classique ?

« Tout ce que je sais, c’est que nous sommes, en tant que kabyle, de tradition orale. L’histoire nous a privé de l’écriture mais nous a donné la chanson qui remplace parfaitement le livre. Dans un monde de médias depuis les années 70, nous avons usé de la force du verbe et de la mélodie pour changer le cours de choses, pour façonner une opinion et faire adhérer le maximum de Kabyles à la cause que nous défendons. Je crois que nous avons largement réussi de ce point de vue, puisque dans les années 70, tous les chanteurs se mettaient à chanter des thèmes visant à faire prendre conscience aux Kabyles de leur identité et leur langue. Et en 1980, il y eu le Printemps berbère où toute la Kabylie était descendue dans la rue. Donc la chanson a grandement participé de la mobilisation générale. Et ce n’est pas sans succès que depuis 2001, je fais aussi des chansons en faveur de l’autonomie de la Kabylie. Le dernier disque et absolument là-dessus. Malheureusement le combat a des aspects tragiques parfois. En revendiquant l’autonomie de la Kabylie, on a assassiné mon fils en 2004 et on menace encore de sévir contre moi. Il y a un mandat d’arrêt émis dernièrement mais cela ne me fera ni taire ni reculer. La liberté d’un peuple, le destin d’un peuple est supérieur à la vie d’un individu ou aux souffrances qu’il peut endurer. »

En République tchèque, on a Václav Havel qui est un dissident très connu et qui a un parcours que l’on pourrait un peu comparer au vôtre dans le sens où il a subi les foudres d’un régime très dur pendant plusieurs années, et dans le sens aussi où il exprimait sa cause par la biais de l’art, et notamment du théâtre. Comment voyez-vous ce parallèle ?

« Il y a effectivement à travers l’histoire des femmes et des hommes de culture qui ont eu à endosser l’habit politique pour réaliser des destins de peuple. J’ai une grande admiration personnellement pour M. Havel qui a réalisé la révolution de velours et qui a fait accéder son peuple et son pays à la liberté sans effusions de sang. J’espère personnellement y parvenir de la même façon. Les hommes de culture ont ceci de supérieur aux hommes politiques que leur démarche est humaine et humaniste. J’espère rester fidèle en ce qui me concerne à cette ligne. De toute façon, c’est une texture dont nous sommes faits, en tant que femmes et hommes de culture. Ce sont des valeurs qui nous guident, et des sentiments. L’homme de culture humanise l’homme politique, et l’homme politique rationalise l’homme de culture.

Maintenant, concernant les similitudes entre la Kabylie et la Tchéquie, il y en a énormément. Pour lutter contre la germanisation de la société tchèque, à une époque de son histoire, les Tchèques ont eu recours à la langue française. Nous, les Kabyles, quand c’était la colonisation française, nous avions refusé la francisation, pour ne pas devenir des Français au moment de la colonisation. Mais une fois la France partie, et qu’il y a eu une deuxième colonisation avec l’arabisation, nous nous sommes rués sur la langue française pour éviter de nous arabiser. »

Vous avez rencontré des jeunes Tchèques, avec une conférence débat à l’Université Charles. Quelles questions avez-vous eues, quels échanges avec ces jeunes gens ?

« Avant de les voir, j’ai d’abord rendu visite au sénateur Jaromír Jermář, qui m’a agréablement surpris par sa disponibilité, sa compréhension, sa connaissance du fait kabyle et de la Kabylie, et des similitudes qui existent entre nos deux peuples. J’espère que nous continuerons à entretenir de bonnes relations et éventuellement à collaborer à travers l’Europe en faveur de nos deux peuples. J’ai rencontré également des étudiants à la faculté des lettres. Les questions relevaient surtout de la méconnaissance de la Kabylie chez eux. Pour eux, ils découvraient pour la première fois, un peuple, un pays, une langue, une culture, une histoire insoupçonnée. C’est donc juste un premier pas pour nous d’introduire la Kabylie et d’essayer de nous tendre la main par delà nos frontières et des milliers de kilomètres qui nous séparent. »