Festival du film français : Arnaud Desplechin et son Paul Dédalus à Prague
Représentant phare du jeune cinéma français apparu dans les années 1990, Arnaud Desplechin est l’un des invités de la 18e édition du Festival du film français, qui se déroule ces jours-ci à Prague et dans plusieurs autres villes tchèques. Le cinéaste présente son dernier film, ‘Trois souvenirs de ma jeunesse’, une œuvre projetée pour la première fois au public à Cannes et qui dresse un portrait de la jeunesse roubaisienne des années 1980 à travers la trajectoire, notamment amoureuse, du personnage de Paul Dédalus, une figure qui prend ici les traits de Mathieu Amalric à l’âge adulte et de Quentin Dolmaire à l’adolescence. Un personnage qu’Arnaud Desplechin avait déjà mis en scène, en particulier dans ‘Comment je me suis disputé…(ma vie sexuelle), et dont il a proposé quelques pistes de lecture au micro de Radio Prague :
Quelle est ici la part autobiographique de la révélation de son identité à travers une femme ?
« Oh, elle est entière. Une jeune journaliste tchèque me posait la question de savoir si je croyais à l’amour ou si c’était seulement un truc pour le cinéma. Je pense que c’est un mode de connaissance. L’amour n’est pas simple, ce n’est pas un sentiment toujours joli. Par exemple, Paul est un peu misogyne, il a un côté vieux garçon. Ce n’est pas un sentiment facile mais je pense que c’est un mode de connaissance du monde. Comme disait Truffaut, il y a des gens qui aiment l’amour, donc ils aiment aller voir certains films et il y a d’autres gens que l’amour intéresse un peu moins. Moi je fais des films pour les gens qui trouvent que l’amour est intéressant. C’est une dimension de ma vie qui m’importe beaucoup. »
Allez-vous continuer à développer cette personnalité de Paul Dédalus ?
« Non, je ne pense pas. C’était Matthieu Amalric qui me disait cela après la projection pour l’équipe. Il me disait : ‘Faudra qu’on les revoit maintenant mais quand ils seront très vieux’. Il citait le film Sarabande d’Ingmar Bergman, où on retrouve Marianne et Johan, qui sont les deux personnages de Scènes de la vie conjugale. On les retrouve quand les acteurs Erland Josephson et Liv Ullmann sont devenus très vieux. Erland Josephson est devenu effroyablement méchant, noir et un personnage très grinçant. Donc on disait que là nous faisions une pause, il y a eu vingt ans entre les films ‘Comment je me suis disputé…’ et ‘Trois souvenirs de ma jeunesse’ et il faudra retrouver les personnages quand ce seront des vieillards. Mais ce n’est pas ce que j’écris en ce moment. »Vous pouvez nous parler de votre rapport à Mathieu Amalric, qui apparaît dans nombre de vos films, et notamment en tant que Paul Dédalus dans ‘Comment je me suis disputé…’ et dans une version adulte dans ‘Trois souvenirs de ma jeunesse’…
« Mais aussi en tant que Henri Vuillard, où il était formidable dans ‘Un conte de Noël’. Je pense à ‘Ismaël Vuillard également, un personnage tellement singulier qu’il avait inventé dans ‘Rois et Reine’. Il m’aura offert des personnages très… Il y a tellement de choses que j’admire chez lui. Il y a ce mélange, de jouer les choses à fond et pourtant d’avoir toujours un recul ironique ou humoristique sur lui-même. Ce n’est pas un acteur qui joue à 80%, c’est un acteur qui joue à 100%. Quand il y va, il se donne au rôle entièrement. Pourtant il a cet humour qui parfois peut manquer à certains acteurs français. Il a cette distance vis-à-vis de lui-même. Ce n’est pas du tout une distance par rapport au rôle car c’est un acteur très émotionnel en même temps. Je pense qu’il est au cinéma français ce que Marcello Mastroianni aura été au cinéma italien entre 1950 et 1970. C’est un acteur de cette importance. »
Il y a un autre prénom qui revient souvent dans votre filmographie, c’est celui d’Esther. Qu’est-ce qu’Esther représente, une sorte d’idéaltype féminin ?
« Peut-être pas un idéal, parce que ce que j’aime chez cette fille, c’est qu’elle n’est pas idéale. Elle n’est pas exceptionnellement belle, elle n’est pas exceptionnellement intelligente, elle n’est pas exceptionnellement cultivée, elle n’est pas exceptionnellement sportive, elle n’est pas exceptionnellement gentille non plus, mais elle veut être exceptionnelle. Ce que j’ai appelé Esther, c’est cette façon d’exister brutalement, comme Paul lui écrit dans une lettre : ‘Tu es une montagne, tu existes comme une montagne’. Je pense qu’elle existe effectivement comme une montagne, comme une pierre et cette pierre, c’est sur cela que Paul vient buter. Et comme il bute sur ça, eh bien il se sent en vie. Ce ne sont pas des gens faciles mais ce sont des gens contre lesquels on se cogne. Il y a un trajet, qui est la tragédie d’Esther, le mélodrame d’Esther, qui me touche infiniment : c’est cette fille qui est invulnérable parce qu’elle est à la sortie du lycée et rien ne peut la toucher. C’est la fille aux trois maris, elle a trois petits amis. Elle se fout de tout, rien ne peut la toucher. L’amour va lui arriver parce qu’elle le désire, parce qu’elle désire devenir une héroïne. Et tout d’un coup, quand l’amour est arrivé, la voilà vulnérable. Elle regrette bien sûr, mais c’est trop tard et la voilà devenue une héroïne. Le trajet de cette fille, qui a une perception peut-être plus brutale et moins intellectuelle que Paul de la vie, mais qui a un rapport à la vie presque animal, c’est quelque chose qui me fascine entièrement. »Quentin Dolmaire et Lou Roy-Lecollinet interprètent Paul Dédalus et Esther adolescents. Comment tourne-t-on avec des acteurs dont c’est le premier rôle au cinéma ?
« Je ne sais pas, parce que c’est dans ma nature, me comporter différemment avec un enfant, avec un adulte, avec un adolescent, avec un vieillard. J’ai une seule façon de me comporter avec les gens, c’est la mienne, j’ai mes idiosyncrasies, je ne sais pas me changer, m’adapter. J’ai commencé le casting en me disant qu’il fallait que je trouve des acteurs que j’accepte. C’était assez facile, ils m’ont sidéré, ils étaient plein de talent, beaux comme tout, formidables. Mais la difficulté, c’était de trouver des gens qui m’acceptent, qui acceptent mes idiosyncrasies, qui puissent travaillent avec moi. Moi je travaillais avec eux comme je travaille avec Mathieu Amalric, avec Benicio del Toro, avec André Dussolier, avec n’importe quel acteur. Ce sont des acteurs qui arrivent à être dirigés, et qui, au lieu de se sentir contraint par mon texte – parce qu’il n’y a pas d’improvisation dans mes films -, par mes indications, se sentent plus libres. Ils se disent : ‘ah super, je peux réussir à parler de moi à travers tes mots’. Donc le temps du casting a été le temps de comprendre que je cherchais des gens qui accepteraient ma façon de travailler et qui ne se sentiraient pas contraints, qui pourraient parler de leur génération à travers ce portrait d’une génération qui les précède. »
On retrouve un thème en arrière-plan, celui de l’anthropologie, déjà présent dans ‘Jimmy P.’, puisque Paul Dédalus étudie l’anthropologie…
« Vous savez, ce thème est très pratique, enfin très prosaïque. D’abord dans les films, j’aime bien les métiers amusants. Je ne crois pas au cinéma réaliste. J’adore quand dans ‘Bringing up baby’ (‘L’Impossible Monsieur Bébé’, Howard Hawks), le personnage de Cary Grant s’occupe des os de dinosaures. Evidemment, c’est un métier qui n’est pas banal. Cela suscite une curiosité, et en même temps une moquerie, un ridicule. Paul Dédalus, dans ‘Comment je me suis disputé…’, est philosophe. Personne ne sait ce qu’est un philosophe. Donc, qu’est-ce que la vie d’un philosophe, cela m’intéresse. Moi, je n’ai pas fait d’études donc cela m’intéresse. Alors anthropologue, c’est surement un héritage de ‘Jimmy P.’. On ne sait pas bien ce qu’est un anthropologue. On le voit, il va faire des interviews avec des types au Tadjikistan, il dessine des groupes de Klein. C’est un métier obscur donc cela me fascine, je trouve cela cinématographique. Et puis je savais que la question centrale du film, à part l’amour, c’est peut-être l’exil, ce motif de l’exil. Alors avoir un personnage anthropologue, c’était très pratique pour moi dans le storytelling puisqu’il va voyager. Et puis le film est en même temps comme un regard anthropologique sur cette communauté roubaisienne dans les années 1980. Donc tout cela marchait ensemble, le côté réflexif, le fait que le film lui-même est un essai anthropologique sur ces jeunes roubaisiens des années 1980…Dont vous êtes un élément…
« Bien sûr, je m’utilise moi-même comme matériel, j’essaie d’être un acteur. Je demande aux acteurs de se servir d’eux-mêmes. Il y a souvent une phrase que l’on dit à un acteur quand il n’est pas bon. On lui dit : ‘tu fabriques’. C’est-à-dire ‘tu ne te sers pas de toi’. Ce qui est formidable, c’est de se servir de soi et de se servir de la part la plus honteuse de soi, la plus humble, et de réussir à utiliser ça pour le transformer en art. Donc moi, j’essaie juste d’être un acteur parmi les acteurs, donc de me servir de moi-même. »
Certaines parties du tournage se sont déroulées en Biélorussie et au Tadjikistan. Comment ça s’est passé là-bas ?
« Super ‘spé’ ! C’est deux dictatures. Donc j’ai apprécié les côtés des dictatures, c’est très étonnant. Je ne parle pas le russe donc cela se passait avec des interprètes. Au niveau du tournage, il y a un peu une industrie à Minsk, héritée du cinéma soviétique, donc qui est très différente. Mais il y aussi un art de l’acteur avec une forte tradition russe, donc pour tous les petits rôles, on a rencontré des gens épatants. Donc là le tournage était un peu plus lourd aussi, un peu à la soviétique, donc avec une équipe pléthorique d’électriciens… mais des gens tout à fait sympathiques et vraiment passionnants.Le Tadjikistan, c’était sauvage. J’écris toujours des bouts de scène comme cela et je les tourne en dernier. Parce que le producteur ne peut plus m’embêter, parce que tout le monde me dit : ‘mais pourquoi tu ne vas pas en studio ?’. Parce que je ne sais pas faire ça ! Parce que la nouvelle vague, elle n’est pas en studio. Parce que j’ai besoin de la réalité. Même si je fais un cinéma romanesque, j’ai besoin de la réalité pour ancrer mes scènes et donc j’ai besoin des décors vrais. Donc nous sommes partis là-bas, nous étions cinq et on se retrouvait dans un pays qui n’a aucune culture cinématographique. J’ai rencontré des bandits, des types bizarres, des types qui nous ont aidé, qui nous ont fait découvrir des paysages, des trucs, des machins, qui ont bricolé. On demandait des électriciens et on nous ramenait un monsieur de cinquante ans qui est électriciens, c’est-à-dire qui sait réparer l’électricité… On n’avait pas de projecteur, on n’avait rien. On a tourné là-bas et c’était formidable. Je disais que je n’improvise pas les textes, mais les plans étaient quasiment improvisés dans ces paysages et dans cette vérité très différente. Je pense à une scène où Quentin Dolmaire est admirable, où il apprend qu’il est lourdé par Esther et qu’elle est avec un autre type. Tout cela, on le tournait dans un marché tadjik où il n’y avait pas de lumière, on était au milieu des gens, on était les seuls occidentaux. C’était fascinant et cela a apporté cette couleur de l’exil, ce goût de l’exil à tout le film. »
Enfin, j’aimerais vous demander si la cinématographie tchèque et tchécoslovaque est quelque chose qui vous parle ?
« Ma connaissance, c’est surtout la Nouvelle vague tchécoslovaque, avec laquelle j’ai un rapport très fort. J’organise toujours une projection pour les acteurs et les techniciens quelques jours avant le tournage. Je leur montre la cible, un film qui est plus grand que nous, on n’y arrivera pas mais on va tendre vers ça. Le film que j’avais choisi était ‘Les Amours d’une blonde’ de Miloš Forman. J’aime à penser que c’est mon premier film tchèque, donc évidemment il fallait que je vienne à Prague. Dans ‘Les Amours d’une blonde’, il y a la même liberté que dans la Nouvelle vague française, une invention formelle formidable, un appétit de vie chez ces acteurs amateurs qu’on n’avait jamais vu au cinéma et en même temps, à la différence de leurs collègues et camarades français, il y avait une maturité qui vient des pays qui ont connu des dictatures. Quand vous avez l’expérience des dictatures, cela vous fait mûrir plus vite. Il y a une maturité que Godard et Truffaut n’avaient pas encore. Un cinéaste si jeune, Forman, avait réussi à découvrir ça. Il y a lui mais il y aussi tous ses collègues, Ivan Passer et tant d’autres, qui pour moi ont été des grandes influences. Pas des influences dans mon enfance, des influences quand j’ai eu 25-30 ans. Cela a été des cinéastes qui ont beaucoup compté et qui n’ont cessé de compter pour moi. »