Les autres Kafka
Kafka n’est pas seulement le nom d’un écrivain mondialement connu. C’est aussi celui d’une famille de grands sportifs. Juif allemand né dans les Sudètes, Erich Kafka, le petit-niveu de Franz, qui lui-même appréciait le football, a ainsi été, dans l’entre-deux-guerres, à Prague notamment, un excellent footballeur professionnel. Quant à Martin Kafka, petit-fils d’Erich, malgré un esprit que lui-même qualifie de « kafkaïen », il a réalisé son rêve d’enfant en menant une carrière de joueur professionnel de rugby à l’étranger.
De l’Espagne au Japon en passant par la France, Martin nous explique son parcours de petit rugbyman tchèque parti à la conquête du monde de l’ovalie ; un parcours semé de doutes hérités de son illustre ancêtre mais qui, toujours, lui ont permis de continuer à avancer. Suite de l'entretien dont la première partie a été diffusée dans notre émission du lundi 3 juin.
Martin, en plus de porter le nom de Kafka, héritage qui n’est déjà pas commun, vous avez fait carrière dans le rugby en devenant un des rares joueurs tchèques à avoir évoulé à un niveau professionnel à l’étranger, en France notamment. Comment êtes-vous venu à courir avec un ballon ovale entre les mains ?
« Quand j’avais sept ans, mes parents ont quitté Prague et se sont installés à Říčany, une petite ville au sud-est de Prague où, à l’époque, comme je le dis parfois sur le ton de la plaisanterie, pour avoir l’autorisation d’habiter, il fallait jouer au rugby. Et comme tous mes copains y jouaient déjà, je me s’y suis mis aussi. L’autre chose est que j’étais un élève turbulent à l’école. Je faisais le bordel en classe, comme on dit. Du coup, mon institutrice en première classe (l’équivalent de la classe préparatoire en France) a recommandé à mes parents de m’inscrire au rugby pour que je puisse m’y défouler et dépenser mon trop-plein d’énergie. Et cela a été une excellente idée ! J’ai ensuite été un enfant plus calme et un élève plus attentif à l’école. »
« Très vite, j’ai senti que le rugby était quelque chose qui me permettait de me réaliser et mon but est alors devenu d’exploiter au maximum mon potentiel pour voir où étaient mes limites. Étudier, m’entraîner et dormir est devenu mon quotidien. J’ai commencé à penser rugby jour et nuit, car je voulais vivre mon rêve d’évoluer au moins une fois dans une compétition professionnelle. »
« Et j’y suis arrivé ! Je suis parti en Espagne, où j’ai appris l’espagnol. J’ai d’abord passé deux ans à Valence avant de rejoindre Madrid et le meilleur club espagnol (le Club Alcobendas Rugby) où il y avait alors un projet très ambitieux qui visait à remporter la deuxième coupe d’Europe. Je suppose que je me suis fait repérer lors des bons matchs que nous avons alors disputés contre Bègles-Bordeaux et le club italien de Parme, que nous avons même battu à Madrid pour ce qui constituait la première victoire d’un club espagnol contre une équipe européenne aussi forte. Christian Gajan, qui était l’entraîneur du Castres Olympique (nous sommes alors en 2003), m’a donc sollicité, et c’est comme ça que j’ai pu ensuite évoluer dans la Top 16 (nom du championnat de France jusqu’en 2005, avant la création de l’actuel Top 14). »
« Malheureusement, j’ai assez vite souffert d’une cheville, malgré deux opérations. C’est pourquoi je suis parti la saison suivante à Paris au Racing 92, qui était alors en Pro D2. Mais comme ma cheville m’empêchait toujours d’évoluer à un niveau vraiment professionnel et de progresser comme je l’aurais souhaité, car je n’avais encore que 24 ans avec donc normalement encore de belles années de joueur devant moi, j’ai répondu positivement à une autre proposition de Christian Gajan pour l’accompagner au Japon. Je suis parti là-bas avec l’idée de relancer ma carrière et de voir si ma cheville me laissait tranquille. »
« J’ai vécu une expérience extraordinaire au Japon qui m’a notamment permis de jouer avec et contre plusieurs grands joueurs, comme par exemple l’ancien ouvreur All Black Tony Brown ou même d’anciens champions du monde. Vingt ans plus tard, nous sommes toujours en contact avec Christian Gajan, nous nous rendons même parfois visite chez lui en France ou ici en Tchéquie. Humainement, cela a aussi été une formidable école de vie pour moi. De Christian Gajan, j’ai notamment retenu cette phrase : ‘si moi, en tant qu’entraîneur, je veux que les joueurs évoluent au meilleur de leurs possibilités, alors je dois d’abord faire en sorte que le joueur se sente bien dans sa vie privée.’ Christian était quelqu’un de très attentif vis-à-vis de ses joueurs, et c’est pourquoi je suis très fier d'être un de ses amis. »
Vous avez dit que le point commun que vous aviez avec Franz Kafka était que vous doutiez toujours de vous-même et que vous vous remettiez souvent en question. Si physiquement vous étiez en revanche plus costaud que lui, même si vos chevilles ont fini par vous lâcher comme cela est le cas pour beaucoup d’autres sportifs, l’autre point commun que vous aviez avec Franz Kafka est que vous évoluiez au poste de demi-d’ouverture, qui est un peu le « cerveau » de son équipe...
« Oui, si on veut... Je dirais plutôt que je suis le résultat d’un mélange de deux familles. Mentalement, je suis un Kafka et cela vient donc du côté de mon père. En revanche, mes dispositions physiques, je les tiens du côté de ma mère. Mon grand-père était ainsi un excellent athlète et spécialiste du 400 mètres. Il était tchèque, mais comme il vivait en Slovaquie - c’était l’époque de la Première république tchécoslovaque pendant laquelle beaucoup d’intellectuels tchèques ont été envoyés en Slovaquie -, il a détenu le record de Slovaquie pendant sept ans. »
« Donc, non, physiquement je ne ressemble pas à Franz Kafka. Mes sœurs, elles, lui ressemblent davantage, notamment les yeux. Moi, de ce point de vue là, je descends bien de ma mère. »
Comment mène-t-on une carrière de sportif avec cet esprit kafkaïen ? Car même si des remises en questions sont indispensables, il n’y a en revanche pas beaucoup de place pour le doute au haut niveau ?
« Ce qui me pousse dans la vie est aussi un poids qu’il me faut porter. Le fait est que je ne suis jamais content de moi-même. Même lorsque j’étais très bon sur le terrain, les aspects de mon jeu que je pouvais améliorer étaient d’abord ce qui m’intéressait après les matchs. C’est pourquoi je n’ai jamais cessé de me replonger dans le travail dans une quête de la perfection. Le paradoxe est que je cherche à atteindre la perfection tout en sachant que je ne serai jamais parfait... Mais c’est cet état d’esprit qui m’a permis d’atteindre ou de toucher mes limites. »
« Il faut croire en ses rêves. Vous savez, quand j’étais enfant, les gens en Tchéquie me disaient que sous prétexte que je ne mesurais pas deux mètres ou ne courais pas le 100 mètres en dix secondes, je ne pourrais jamais faire de la compétition par exemple avec les Français ou les Anglais. On me disait que des joueurs comme moi, il y en avait déjà plein. Que c’était bien de m’entraîner ici en Tchéquie, mais que j’avais un rêve impossible à accomplir. »
« J’ai toujours refusé cette vision des choses. J’avais un rêve et il fallait que j’exploite mon potentiel de manière à pouvoir découvrir où se trouvent mes limites. Elles auraient pu se trouver en Tchéquie, OK, mais cela n’aurait pas été grave. Bon, il se trouve qu’elles se trouvaient à l’étranger, et tant mieux, j’en suis très heureux. Mais pour cela, il a fallu que j’y croie ! »
« Le plus difficile pour un enfant comme moi, quand j’avais 12, 13, 14, 15 ans, ce n’était pas de m’entraîner tout le temps et de consacrer ma vie au rugby. C’était d’être confronté à cet aspect de la mentalité tchèque qui cherchait à me convaincre que je n’y arriverais pas et que je n’atteindrais jamais le niveau des joueurs français ou anglais. Simplement parce que je ne suis ‘qu’un’ Tchèque... Et c’est là que cet état d’esprit kafkaïen a été important : oui, je doute de moi, mais je ne cesse jamais de croire que je peux être meilleur. C’est d’ailleurs un peu l’histoire de ma vie, j’ai toujours besoin de défis. Peut-être est-ce là d’ailleurs quelque chose davantage schizophrénique que kafkaïen, je ne sais pas, mais ce que je sais, c’est que cela m’a beaucoup aidé pour arriver là où je suis. »
Cette quête de perfection à travers cette volonté de réaliser le rêve du joueur de rugby que vous étiez, n’est-elle pas finalement semblable à celle de l’écrivain jamais satisfait du choix de ses mots ou de la tournure de ses phrases ? C’est là un aspect important de l’œuvre de Franz Kafka...
« Cela résume parfaitement ce que je suis. »