Happening et contestation en Tchequie

Knizak en 1966

Récemment est sorti un film promis à faire parler de lui : "Cesky sen" (le rêve tchèque), relatant le canular organisé en 2003 par des étudiants de l'Ecole de cinéma de Prague (FAMU). Ces derniers firent alors venir plusieurs milliers de Tchèques à Prague pour l'ouverture d'un supermarché... fictif. Ce happening posait avec acuité la question de la fièvre consumériste des Tchèques depuis quelques années. Ce n'était pourtant la première fois que le happening servait de moyen de réflexion. Dans les années 60, en plein régime communiste, d'autres étudiants prenaient possession de la rue.

Nous sommes à Prague en 1966, dans la Tchécoslovaquie du Président Novotny, "République populaire" depuis 1960. Trois jeunes gens abrités par un parapluie sont couchés sur le trottoir, un verre de bière à leurs côtés et un livre dans les mains. Une scène étrange, et plus encore dans le contexte politique d'alors. Depuis 1965, le régime tente une reprise en main de l'opposition des intellectuels et un vent de conservatisme souffle sur le pays.

A bien y regarder, ces trois individus sont pourtant plus subversifs que loufoques. Pourquoi en effet devraient-ils s'abriter d'un parapluie pour lire, il ne pleut pas... De qui doivent-ils se cacher ? Tout un symbole en 1966, trois ans après le IIIème Congrès des Ecrivains, qui avait réhabilité les écrivains honnis par le régime depuis 1948. Nos trois jeunes gens, comme tant d'autres de leurs camarades, sont bien loin des sphères politiques et leur action est tout au plus symbolique. Et pourtant, ils inquiètent le pouvoir.

Mais qui sont-ils ? Issus pour la plupart du milieu des Beaux-Arts, ils ont choisi le happening pour faire leurs premières armes. Importé des Etats-Unis, le happening pénètre en Tchécoslovaquie au début des années 60. Il a ses représentants dans les deux grandes entités de la République : le Tchèque Milan Knizak rédige en 1964 le manifeste de son groupe, " Art Actuel ", et de Bratislava est lancé en 1965 le mouvement " Happsosc ", d'Alex Mlynarcik.

Le happening consiste en l'organisation d'une action plus ou moins improvisée et se tenant le plus souvent en plein air. Pratique artistique nouvelle, elle prend une portée particulière dans le contexte du régime communiste. Tout d'abord, elle impose au pouvoir une reconquête de fait de la rue. Espace public, la rue est aussi un espace politique et le happening offre une alternative aux défilés et autres commémorations officielles.

En 1963, Milan Knizak s'installe sur un trottoir, non loin du Pont Charles. Il pose un tapis à même la rue et s'y s'installe avec des livres dont il arrache les pages avant de les brûler... et de partir. De ce happening, on dispose d'une série de photographies le reprenant dans ses différentes étapes. Et l'on voit clairement, au fil du déroulement, un nombre de plus en plus important de curieux affluer. Spectaculaire et volontiers énigmatique, le happening ne peut qu'attiser la curiosité du spectateur. Ce but est d'ailleurs clairement revendiqué par ses chefs de file. " Notre activité a pour but la prise de conscience : c'est un engagement public sans violence "écrit Mlynarcik en 1965.

Les thèmes politiques ne sont jamais abordés directement mais l'intention est claire : il s'agit de réveiller le sens critique du public. Et pour cela, tous les moyens sont bons. Ecoutons Knizak en 1964: " Nous devons utiliser les formes maximalement efficaces, c'est-à-dire : le naturalisme, la provocation... Choquer, convaincre, dehors, avec l'aspect agréable de l'art ".

Le régime s'inquiétera bien vite de ce nouveau mode d'expression, sur lequel il a peu de prise. On peut voir transparaître son malaise à la lecture des revues officielles. Citons l'extrait du quotidien " Lidova demokracie " qui, en 1967, reprend le procès-verbal d'un tribunal pragois. Nous le citons : " Eugène B., 25 ans, avait organisé un jeu de société nommé happening. Ce jeu avait débuté au terminus des trams de Motol pour finir dans les jardins du Ledeburg. Hier, le tribunal a constaté le danger social d'une telle activité, organisée dans les rues de la capitale en une action collective susceptible de troubler l'ordre public. L'intervention de la Sûreté a été nécessaire ".

Si le happening inquiète tant l'Etat, c'est qu'il permet aussi à ses adeptes une marge d'action inédite face à la censure. Dans le cas de la littérature, celle-ci peut jouer à fond. De même, les nombreux groupes de rock, qui voient le jour dans le pays, sont facilement contrôlables car ils jouent dans des clubs bien connus. Au contraire, les happenings n'étaient jamais annoncés à l'avance.

Pas étonnant dès lors que ses adeptes aient fait l'objet d'une attention particulière de la part des services de sécurité : en juin 1967, Milan Knizak est appréhendé par la police à Marianske Lazne, dans l'ouest de la Bohême. La police l'embarque et le relâchera quelques jours après, non sans lui avoir coupé les cheveux...

Aujourd'hui, les temps ont changé : le pays est redevenu un Etat démocratique et toute forme d'expression artistique est possible. De nombreux Tchèques n'ont vu dans l'affaire du Cesky sen qu'une plaisanterie de mauvais goût et n'ont pas saisi le message de cette fausse blague. Pourtant, les étudiants de 2004 ne disent pas autre chose que ceux de 1965 : " Notre activité a pour but la prise de conscience "...