« Rien n’est insurmontable » : une histoire d’émigration tchèque, de Prague à Genève
Là-bas, c’est le titre d’un livre-témoignage paru en février aux éditions du Panthéon. Là-bas, c’est aussi le nom d’une chanson bien connue de Jean-Jacques Goldmann, qui a inspiré Hanka Černá Collé pour le titre de son ouvrage, qui raconte son parcours, depuis son émigration de la Tchécoslovaquie en 1968, à l’âge de 18 ans à peine, jusqu’à l’accomplissement de la vie que ses parents avaient rêvée pour elle de l’autre côté du rideau de fer. Ce parcours, s’il est raconté avec le recul des ans et sans commisération, n’a pourtant rien d’idyllique, entre mauvaises rencontres, manque d’argent et situations de précarité. Mais en dépit des multiples embûches, ce qui ressort de ce récit, c’est un courage et une ténacité sans failles qui ont fini par payer puisqu’aujourd’hui installée en Suisse, Hanka Černá Collé a finalement fondé une famille et est devenue une directrice d’entreprise reconnue. Au micro de RPI, elle est revenue sur les raisons qui l’ont poussée à coucher sur le papier ces souvenirs, bons et moins bons.
« Depuis que je suis partie, il m’est souvent arrivé de raconter des passages de ce départ, du déroulement des événements, d’expliquer pourquoi j’étais partie. Les gens ne savent pas vraiment ce qu’était la vie en Tchécoslovaquie. De nombreuses personnes me disaient que je devrais écrire un livre ! Je reportais toujours parce que je n’avais pas le temps et que je travaillais. Ma fille et mon mari ont beaucoup insisté en me disant que j’allais prendre ma retraite et que c’était vraiment le moment. C’est finalement ce que j’ai fait. Cela s’est fait de manière très fluide. Tout était déjà dans ma tête. Quand je me suis mise à l’ordinateur, j’avais l’impression que je recopiais un texte qui était déjà dans ma tête. »
« Nous sommes tombés dans la pauvreté absolue »
Rappelons en guise d’introduction que vous avez grandi à Prague, dans une famille tchèque farouchement anti-communiste. Votre père fait partie de ces gens qui ont vu leurs biens entièrement confisqués au moment de l’arrivée au pouvoir des communistes en 1948.
« Oui, absolument tout. Il avait hérité d’une manufacture de maroquinerie, qui fabriquait des valises, des sacs, des accessoires en cuir. C’était une entreprise assez florissante fondée par son grand-père au XIXe siècle. Mon père, c’était déjà la troisième génération. Il avait un certain nombre d’employés et d’ouvriers. On avait deux immeubles dans le quartier de Žižkov à Prague, un immeuble d’habitation et derrière, celui de la fabrique avec des presses, des machines et des stocks de peaux. Il avait d’ailleurs comme projet d’ouvrir une succursale en Belgique. C’était en pleine négociations, mais le régime a changé et tout est tombé à l’eau. Les communistes ont fermé l’entreprise, volé les stocks de peau, déménagé les machines. On nous a délogés de notre appartement. On a eu le droit de se loger dans les ateliers ou les anciens bureaux, mais ce n’était même pas un logement. Du jour au lendemain, nous sommes tombés dans la pauvreté la plus absolue. D’où cette haine contre le régime communiste qu’il nous a transmis et dans laquelle on a été élevés depuis tous petits. »
Vos parents vous élèvent même avec l’idée qu’un jour, quand vous en aurez la possibilité, vous devrez partir, quitter le pays. En 1968 survient cette opportunité unique de partir en France sous prétexte d’un simple voyage. Rappelez-nous dans quelles conditions…
« En février 1968, j’ai atteint la majorité. J’étudiais le français à l’école et l’idée était que je parte à Paris parce qu’on avait un oncle qui y vivait. C’était un cousin de mon père, élevé par mes grands-parents, qui était parti après la guerre après avoir rencontré une Française. On avait un peu de contact avec lui. Mon père disait toujours : ‘Tu verras, il t’accueillera à bras ouverts. Tu apprends le français et c’est à toi de partir, les autres partiront ailleurs.’ Fin 1967, j’ai écrit à mon oncle pour qu’il m’envoie une invitation, seule façon de quitter la Tchécoslovaquie à l’époque parce qu’il fallait un ami ou un parent qui vous garantisse le gîte et le couvert à l’étranger. Il me fallait cette invitation pour obtenir un visa, mais il a refusé sous prétexte qu’il n’avait pas d’argent et qu’il ne pouvait pas m’héberger… »
« La jeunesse est inconsciente et téméraire »
Mais vous étiez une jeune fille pleine de ressources, et vous avez trouvé une astuce pour contourner le problème…
« J’ai fait un faux! J’ai écrit moi-même cette invitation en gardant l’enveloppe d’origine. J’imagine que c’était bien rédigé. De toute façon, la personne au guichet qui octroyait les visas ne devait pas parler français. Je suis donc allée demander mon visa au ministère des Affaires étrangères et c’est passé ! J’ai passé quelques mois à trembler, à avoir peur de voir débarquer la police chez nous. Mais fin 1967-début 1968, Dubček était là et ça s’était assoupli. Il y avait un certain vent de liberté qui soufflait sur le pays. Cela a certainement été bénéfique pour ma demande de visa. »
Vous partez finalement pour la France, avec une amie dont le père était un haut fonctionnaire communiste mais qui voulait aussi émigrer avec vous. Ce qui est frappant c’est qu’à aucun moment vous ne craignez qu’elle puisse dénoncer votre projet…
« C’est vrai qu’elle aurait pu. Surtout après ce qu’on a vécu en 1965, quand mon frère a voulu quitter le pays et qu’il a été dénoncé par son compagnon de voyage à l’époque. Mais je faisais confiance à mon amie et cela ne m’a effleuré l’esprit. »
Vous vous retrouvez donc à Paris en cet été 1968 si particulier. Vous êtes toutes les deux livrées à vous-mêmes, vous faites des rencontres louches aussi, vous vivotez pour gagner quelques sous. Ce n’est pas une vie facile. Aviez-vous une idée de ce que vous alliez faire en vous retrouvant toutes seules à Paris ?
« Absolument pas. Je pense que la jeunesse a cela de bon qu’elle est inconsciente, téméraire, et elle n’a pas conscience du danger. Je pense que c’est exactement cela qu’on a vécu toutes les deux. Parce qu’avec les gens qu’on a rencontrés, je pense que ça ne pourrait pas se passer comme cela aujourd’hui… A l’époque, j’avais l’impression que tout était possible et que rien ne pouvait nous atteindre. »
Vous n’étiez pas déçue quand même ? Vous rencontrez des personnes qui ne sont pas bienveillantes, des garçons qui n’ont envie que de s’amuser et de coucher avec de jolies jeunes filles. N’était-ce pas une désillusion par rapport à l’image idyllique et paradisiaque qu’on pouvait avoir de Paris, de la France, de l’Ouest, depuis la Tchécoslovaquie ?
« Pas du tout ! Justement, on était dans les années ‘peace and love’. En France il y avait une sorte de libération sexuelle, les hippies etc. Cela ne nous a pas choquées particulièrement. Mais c’est vrai que les nuits, on cherchait plutôt à trouver où dormir plutôt que d’avoir des aventures amoureuses ! »
« Août 1968, ça vous prend aux tripes »
Il faut qu’on mentionne un passage incroyable de votre récit : vous croisez à un moment donné Jean-Luc Godard et Miloš Forman. Et cette rencontre se déroule dans la nuit précédant l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968 !
« Je m’en souviens comme si c’était hier ! C’était assez fou cette rencontre. Miloš Forman était tout jeune, à l’époque, plus âgé que nous, mais un beau gars ! On connaissait son travail, mais il ne nous est même pas venu à l’esprit de profiter de cette rencontre pour peut-être se positionner, aller plus loin, chercher à rencontrer des gens influents. Pas du tout ! Nous étions vraiment des oies naïves ! »
Il n’y avait pas Internet à l’époque évidemment, mais vous avez appris l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques. Comment avez-vous vécu ce moment-là qui était historique et qui scellait encore plus votre destin, même si vous aviez déjà fait le choix d’émigrer ?
« Très mal. Ça nous a fait extrêmement mal. Je me souviens d’être assise devant ce poste de télé… Forman et ses amis nous ont laissé dormir dans un studio sur des lits de camp. Le lendemain matin, un gars débarque tout excité et qui nous a raconté ce qui se passait. Je n’ai rien compris, et il a allumé la télévision. Nous avons vu alors les chars… Ça vous prend aux tripes. Aujourd’hui quand je revois les images d’archives, ça vous prend toujours aux tripes. »
« Je vais mourir dans un pays libre »
On ne peut pas raconter en détails tout le livre, il faut le lire pour découvrir la suite de vos aventures - et mésaventures - en France. Finalement ce n’est pas en France que vous allez vous installer, mais en Suisse. Vous allez vous marier une première fois, un mariage malheureux, mais qui vous donne une fille dont vous allez vous occuper pratiquement toute seule. Vous finirez par faire votre trou en Suisse : après avoir enchaîné les petits boulots, vous créez votre entreprise. Qu’est-ce que tout ce parcours, et ces épreuves aussi, vous ont apporté ?
« Tant que tu respires, tu te bas ! C’est simple. Beaucoup de choses peuvent arriver dans la vie mais je dis toujours que rien n’est insurmontable, à part peut-être les problèmes de santé pour lesquels il faut faire confiance aux médecins. Mais en dehors de ça, il faut trouver en soi suffisamment de force pour se sortir d’un mauvais pas. »
Cela vient de vos parents, cette détermination à réussir coûte que coûte ?
« Bien sûr ! Tant que tu respires, tu te bas ! C’est quelque chose que j’ai entendu toute ma vie. On est tous très forts, ma sœur est très forte, mon frère aussi. Et ma fille, je l’ai élevée comme ça aussi. »
Vous êtes même parvenue à faire venir vos parents en France, vers la fin de leur vie. Vous avez réalisé leur souhait de voir leurs enfants quitter la Tchécoslovaquie, mais vous leur avez rendu la pareille plus tard…
« C’était normal. C’était une forme de remerciement. Ils se sont sacrifiés pour nous aider à partir, pour que nous ayons une meilleure vie. Je pense que les autorités en avaient marre de mon père qui n’arrêtait pas d’écrire des courriers pour se plaindre. Ils ont fini par pouvoir émigrer, mais mon père avait déjà 77 ans à l’époque. Il n’était pas jeune. C’est là, à la fin de sa vie, qu’il a dit : ‘enfin je suis heureux, je vais mourir dans un pays libre !’ Il est décédé en 1983, il n’a donc pas connu la fin du communisme, ni le fait que nos immeubles nous aient été restitués… »
Avez-vous l’impression d’avoir bouclé quelque chose avec ce livre ?
« Oui, complètement. J’ai fait beaucoup de choses dans ma vie. J’ai créé ma société, aujourd’hui nous avons une maison, nous sommes à l’aise financièrement. Mais il y avait peut-être ça qui manquait… J’ai écrit ce livre très vite, en un an. Quelques passages m’ont pas mal freiné, je ne savais pas si j’allais en parler ou comment les restituer. Mais je me suis dit que finalement le temps avait passé, les mentalités avaient changé et que je pouvais tout dire. J’ai fait ce pari de tout dévoiler. Je crois que j’ai bien fait. Ça a été comme un soulagement. Le problème c’est qu’une fois le livre sorti, on m’a découvert un cancer du sein. J’ai donc dû me battre une fois de plus. Pour ma santé, et pour rester en vie. »
On vous souhaite évidemment beaucoup de courage…
« C’est toujours une épée de Damoclès. Mais je suis forte, et indestructible… »