Jan Sekal : « Je suis un peintre qui ne peint pas »
Né à Prague, Jan Sekal a passé une partie de sa jeunesse tchécoslovaque à Bratislava, aujourd’hui en Slovaquie, puis a de nouveau vécu dans la capitale tchèque, avant d’émigrer en France au début des années 1980. Quelques temps après être arrivé à Paris, son père lui a appris ses origines juives. Aujourd’hui, fort de ces différentes influences culturelles, Jan Sekal partage sa vie entre la France, la République tchèque et Israël. S’il s’est longtemps consacré à la peinture, c’est aujourd’hui à la photographie qu’il s'adonne essentiellement. Rencontre.
Jan Sekal, bonjour. Vous êtes peintre, photographe, graphiste, vous vivez en France depuis 1983. Avant de parler de votre histoire personnelle, j’aimerais commencer par vous demander ce que vous inspire l’anniversaire des 30 ans de la révolution de Velours que nous fêtons cette année…
« Ce qui s’est passé il y a trente ans est quelques chose de très positif. Après l’évolution est ce qu’elle est, rien n’est tracé d’avance. Je pense que pour l’instant, ça fonctionne que ce soit d’un point de vue économique ou démocratique. »
Comment avez-vous vécu cette révolution depuis Paris ?
« C’était assez étrange parce que, pendant la révolution, j’étais justement en cure de désintoxication pour arrêter de boire. Donc je faisais ma révolution personnelle… Je ne bois pas depuis. »
Vous êtes né à Prague en 1948, avec l’arrivée du régime communiste…
« On disait avec ma famille, et notamment à ma tante qui était communiste : l’événement le plus important du mois de février 1948, c’est la naissance de Jan ! »
Vous avez fait des études d’art, mais également études de littérature française, d’histoire. Vous avez fait une partie de vos études à Bordeaux notamment. Dans quelles circonstances avez-vous pu étudier en France ?« C’était relativement simple. Il fallait déplacer les troupes du Pacte de Varsovie vers la Tchécoslovaquie, se trouver en France avec une proposition de bourse de la part des Français, pour des études hors de Paris. J’ai donc choisi Bordeaux et j’y ai passé l’année scolaire 1968-1969. »
Quels sont vos souvenirs de cette époque particulière ?
« C’était très gris. Le problème était celui de la pyramide : la normalisation a coupé le haut de la pyramide, ce qui était moyen a commencé à être présenté comme excellent et ce qui était bas de gamme avant était devenu moyen. Que ce soit dans la culture ou la société, c’était une époque étrange. J’avais des amis à Budapest qui refusaient de venir à Prague parce que c’était trop dépressif. »
Passons à la deuxième partie de votre vie. Dans quelles circonstances avez-vous quitté la Tchécoslovaquie pour la France, en 1983 ?
« On peut citer Le Parrain : on m’a fait une proposition que je ne pouvais pas refuser ! »
Qui vous a fait cette « proposition » ?
« La StB (la police secrète communiste, ndlr). Ils m’ont donné une semaine pour réfléchir si je voulais partir ou non. Ensuite, toute la paperasse a duré environ un an… »
Vous les dérangiez trop ?
« Il semblerait, sinon on ne me l’aurait pas proposé. Je me souviens d’un interrogatoire où j’ai demandé : ai-je fait quelque chose d’illégal ? Où est le problème ? On m’a répondu : le problème, c’est que vous faites comme si nous n’étions pas là ! (rires) Je vivais le plus librement possible dans la limite des lois, plus ou moins. Je ne pouvais pas aller en Occident, mais je voyageais : je me suis débrouillé pour avoir une invitation pour aller à Moscou. Je profitais du peu de liberté que nous avions. »
En arrivant en France, comment avez-vous réussi à prendre vos marques au début ? Vous parliez déjà français, un gros avantage par rapport à d’autres exilés…
« Au début, on n’a pas de marques. On ne sait pas si quelqu’un vous aide ou pas, ce qu’il faut attendre des autres. Cela prend un certain temps, il faut aussi de la chance. Pendant deux ou trois ans, j’ai fait de la peinture en bâtiment, des petits boulots qui suffisaient un peu. Ensuite je me suis retrouvé chez Antonin Liehm qui publiait sa Lettre Internationale. Au début je coordonnais la publicité, puis on m’a confié la bibliographie, l’iconographie et la mise en page. »
Vous avez aussi côtoyé de près la communauté tchèque exilée à Paris autour d’une autre revue, Svědectví, fondée par Pavel Tigrid…
« J’y allais de temps en temps. Il y avait un cercle de Tchèques qui se retrouvaient régulièrement dans un bistro, mais ça je n’y allais pas. Mais je voyais de temps en temps Pavel Tigrid et j’ai même collaboré à quelques numéros de Svědectví. »
Pour la petite histoire et pour nos auditeurs qui ont bien connu sa voix, je rappelle que vous étiez aussi proche de notre ami et ancien collègue regretté Jiří Slavíček, monsieur Georges Rossignol…
« Tout à fait, c’était un très bon ami. On a repris contact deux ans avant sa mort. Je regrette beaucoup que ça n’ait pas pu se poursuivre : on commençait à faire des choses ensemble… On avait fait une interview d’un photographe français pour Revolver Revue. C’était très agréable de le retrouver, d’être avec lui, d’échanger… »Dans un documentaire pour la télévision tchèque, vous dites avoir appris très tard vos origines juives, par votre père qui vous l’a annoncé quand vous étiez déjà en France… Quels sentiments vous ont animé à l’époque ?
« C’était assez drôle car j’étais plutôt philosémite, j’avais des amis en Israël, à Prague, j’avais déjà un petit drapeau israélien chez moi. Quand j’étais au lycée à Ostrava, je fréquentais une famille juive chez qui j’étais comme chez moi. Donc finalement, ce côté volontaire de ma part est devenu quelque chose de réel. »
Ces origines sont de quel côté de votre famille ?
« Du côté de mon père. Plus tard, j’ai ‘régularisé’ ma situation, avec une conversion en règle. Donc aujourd’hui, je suis tout-à-fait juif. »
Vous êtes finalement un peu l’incarnation de ce qu’on peut imaginer d’un centre-européen, aux origines multiples…
« Tout-à- fait ! Je dis souvent que je suis Juif français de Prague ! (rires) »
Cette diversité se reflète-t-elle dans votre création ? Ou choisissez-vous de la faire ressortir dans votre création ?
« Refléter l’identité juive ou tchèque dans la photographie ? Par exemple, j’ai des séries de photos sur des fenêtres qui sont prises dans des pays différents, où les normes de construction varient, où, géométriquement, elles sont différentes… Qu’est-ce que les gens mettent derrière ? Cette fenêtre est-elle une porte ? Quand je mélange les photos de ces fenêtres de différents pays, cela donne quelque chose… »Ce cycle consacré aux fenêtres est intéressant car la fenêtre est un élément important dans l’histoire de l’art et la peinture. Elle peut être tout à la fois métaphore ou instrument… Vous reprenez ce motif, à la différence près que chez vous, il s’agit de photos et non de peinture, et que vous les représentez depuis l’extérieur contrairement aux peintures à travers les siècles qui ont traité la fenêtre depuis l’intérieur…
« La fenêtre donne parfois l’envie d’entrer, par curiosité. Il peut en émaner quelque chose d’amical, mais on ne peut pas aller au-delà. Puis, la vie aidant, on se dit que c’est peut-être mieux ainsi parce que souvent, derrière une chose très belle, on découvre une réalité pas toujours très belle. La fenêtre est une frontière, une possibilité… »
Vous peignez toujours ou vous vous consacrez aujourd’hui essentiellement à la photo ?
« Je pense beaucoup à la peinture. Mais je suis un peintre qui ne peint pas. Je reste toujours peintre quelque part, je réfléchis beaucoup aux couleurs… »
La couleur est aussi importante pour vos photos ?
« Parfois. J’ai maintenant une série en noir et blanc, ce qui est un peu plus à la mode aujourd’hui, me semble-t-il… »
Avez-vous une exposition prévue dans les mois qui viennent ?
« En France non. Mais en mai prochain, je vais exposer au Musée juif de Brno mes photos d’Israël. »
Il s’agit de l’exposition intitulée Israël : Terre Promise…
« Oui, c’est cela. »
Israël, est-ce votre terre promise, ou celle-ci est-elle pour vous, en France, en Tchéquie et en Israël à la fois ?« J’y ai réfléchi. Je pourrais quitter Paris et vivre en République tchèque. Aucun problème. Pour Israël, j’ai tous les papiers, il suffit que je réactive tout pour que dans quelques semaines, en descendant de l’avion à Tel Aviv, j’obtienne le passeport israélien. Mais, c’est justement bien d’avoir ces possibilités et de poursuivre ce long, long voyage. Tant que je reste dans ma situation actuelle, à Paris, je continue de faire un long voyage et je peux toujours choisir. Une fois installé à Prague ou à Tel Aviv, le voyage serait fini… »