Jan Skácel : « Ne laissons pas aveugler le vieux miroir des étoiles... »

Jan Skácel

« Les poètes ne composent pas les poèmes. Le poète trouve le poème. » Voilà ce qu'écrivait Jan Skácel (1922-1989) et ces paroles démontrent qu'il considérait la création poétique comme l'aboutissement d'une recherche patiente et modeste. Pour lui, le poète devenait un témoin humble, attentif et sensible du monde et la création était un processus tout à fait naturel et limpide. Un siècle s'est écoulé depuis la naissance de ce fils de la Moravie, de ce grand amateur de vin qui a laissé dans la poésie tchèque une trace discrète mais inoubliable.

La ville de Brno rend hommage à son poète

La fontaine de Jan Skácel avec ses vers à Náměstí svobody à Brno | Photo: GALAXY 2018 A7,  Wikimedia Commons,  CC0 1.0 DEED

Le centenaire de Jan Skácel sera célébré pendant tout le mois de février. A cette occasion la Bibliothèque régionale morave de Brno se transformera en un recueil de poésies. Une quarantaine de personnalités ont été invitées à choisir leur poème préféré dans l'œuvre de Jan Skácel et d'y ajouter leurs commentaires et leurs remarques. Les poèmes, les commentaires et d'autres documents seront exposés du 7 au 28 février dans les locaux de la bibliothèque. Parmi les participants au projet, citons entre autres le poète Petr Borkovec, l'écrivain Pavel Kohout, le dessinateur Petr Sís ou la présidente de l'Académie tchèque des Sciences Eva Zažímalová. Une exposition sur l'œuvre et la vie de Jan Skácel sera installée aussi en même temps au Musée régional de Brno et à cette occasion sera également présentée la première d'un film qui lui est consacré. Ainsi la ville de Brno célèbre celui qui a passé presque toute sa vie entre ses murs.

Une petite enfance dans la Moravie profonde

Vnorovy

Jan Skácel, fils d'un maître d'école, est né le 7 février 1922 dans le village de Vnorovy en Moravie du Sud et les premières années de cette vie rustique sont devenues une source intarissable de sensations et d'impressions pour sa mémoire et pour sa poésie. Le musicien Jiří Pavlica qui était son ami et a mis en musique plusieurs de ses poèmes, souligne l'importance des années passées à Vnorovy pour l'œuvre du poète :

« Jan Skácel a emporté de son enfance des souvenirs et une relation étroite avec la nature et le vin. Mais ce n'était pas une relation d'un buveur qui aime se saouler, il voyait dans le vin la corvée des vignerons et aussi le soleil. Pour lui c'était une addition des énergies, de l'énergie cosmique du soleil et de l'énergie profonde de la terre salée par le travail et la sueur des hommes. »

Un invité dans la maison

Jan Skácel | Photo: Musée régional Morave

Le futur poète n'a que cinq ans lorsque sa famille quitte Vnorovy et après quelques péripéties finit par s'installer à Brno. C'est dans la capitale de Moravie que Jan achève ses études secondaires et passe son baccalauréat. Mais cela se passe dans les premières années de la Deuxième Guerre mondiale et le jeune homme est bientôt mobilisé pour aller travailler en Autriche dans le cadre du Service du travail obligatoire. Après la Libération, il étudie à l'université de Brno, et sans achever ses études, il devient journaliste. Pendant un temps il travaille aussi à la radio. La grande étape de sa carrière professionnelle se déroule entre les années 1963 et 1969 lorsqu'il est rédacteur en chef de la revue littéraire Host do domu (Un invité dans la maison) qui devient sous sa direction comme un miroir de la nouvelle littérature tchèque.

Les yeux regardant l'infini

L'occupation soviétique de 1968 et la soi-disant normalisation politique mettent cependant fin à cette étape de sa vie. A cette époque, Jan Skácel est communiste. Après la guerre toute sa famille idéaliste a adhéré avec enthousiasme au parti communiste. Jan Skácel disait avec un brin d'ironie:

« Je suis communiste et cela me cause pas mal de problèmes dans le parti. »

Photo: 68 Publishers

Exclu du Parti communiste en 1969, il est bientôt chassé aussi de la vie publique et interdit de publication. Le poète est condamné à se taire. En 1986, il rencontre la réalisatrice de radio Markéta Jahodová qui en gardera un souvenir inoubliable :

« Aujourd'hui encore je vois devant moi son visage émacié dont les yeux semblent ne pas avoir de prunelles. Les yeux regardant l'infini. Les yeux qui par la profondeur silencieuse de leur tristesse en révèlent beaucoup plus sur la détresse de l'époque qu'un cri. »

Les derniers livres de poésie

Photo: Československý spisovatel

Jusqu'au début des années 1980, le poète ne peut travailler et traduire les textes d'autres écrivains que sous des noms d'emprunt à l'insu des autorités communistes. Il ne pourra publier un livre sous son nom qu'en 1981 et encore discrètement dans une petite maison d'édition. Il ne lui reste pas beaucoup de temps mais avant de se taire définitivement Jan Skácel réussira quand même à publier encore quatre recueils de poésies. Sa santé le trahit et il rend son dernier souffle le 7 novembre 1989, dix jours seulement avant le début de la révolution de Velours qui va balayer le régime communiste.

Photo: MOBA

Sa vie posthume commence et ses poèmes et textes inédits peuvent paraître désormais librement. On publie ses livres jusqu'à aujourd'hui et ils ne manquent toujours pas de lecteurs passionnés. Parmi eux il y a aussi la poétesse et éditrice Natálie Nera:

« Avec les années j'admire toujours davantage sa création. J'admire comment il réussit à nommer d'une façon condensée des choses très compliquées sans avoir recours au pathos, aux courbes baroques et aux cris hystériques. Il est un maître du raccourci, un maître de l'observation, un maître de la langue. Sincérité et pureté. »

Photo: La Lettre volée de Bruxelles

Les lecteurs ont donc enfin accès à l'ensemble de l'œuvre de Jan Skácel. On le lit, on discute de sa poésie, on lui décerne des distinctions posthumes et on traduit ses poèmes dans des langues étrangères. Grâce aux éditions La Lettre volée de Bruxelles, les amateurs de poésie francophones ont, eux aussi, la possibilité de lire dans leur langue les vers de Jan Skácel. Traduit du tchèque par Jan Rubeš, le recueil de poésies intitulé « Ce que le vin sait de nous » a été publié par cette maison.

La vérité est beauté

En quoi réside donc le charme de cette poésie qui ne se dément pas plus de trente ans après la mort de son auteur et qui continue à subjuguer même les critiques les plus rigoureux. Jan Skácel est un poète qui pendant toute sa vie a cherché à briser les clichés et, selon ses propres termes

« à regarder avec ses propres yeux et non pas avec les yeux des autres. »

Il aborde la réalité avec la franchise d'un homme sincère et l'innocence d'un enfant qui apprend à vivre et découvre le monde. Il a sa propre conception de la beauté. Il dit :

« La vérité est beauté. La beauté doit être vraie et la vérité doit être belle si elle doit avoir un sens. Mais la vérité est une chose très compliquée. Je n'aime pas les gens persuadés d’avoir raison et qui cherchent à imposer leur vérité. Je pense que personne n'a raison et que la vérité ne doit appartenir à personne. Mais notre devoir est pourtant de chercher la vérité pendant toute notre vie. La vérité est quelque chose qui est en perpétuel mouvement, en perpétuelle évolution. Combien de mauvais actes ont été commis par des gens persuadés de connaître la vérité. »

 

Chanteur des passions d'ordre sentimental et moral

Photo: Mladá fronta

Parmi ceux qui ont découvert très tôt le talent exceptionnel de Jan Skácel, il y avait l'historien de la littérature et critique Václav Černý qui a prévu que l'œuvre du poète occuperait une place privilégiée dans la littérature tchèque :

« C'est un poète tout à fait inaccessible à la mode artistique, se méfiant des volte-face, ses passions sont d'ordre sentimental et moral et non esthétiques. Il mûrira toujours davantage, et sur chaque marche suivante, gravie sans hâte mais quand il faut et en pleine conscience, il redira la même chose dans un volume ramassé et condensé. » Pour Václav Černý, Jan Skácel est « celui qui libère quelque chose qu'on peut chanter seulement en s'abreuvant aux sources tchèques et d'une manière que l'on ne trouve que chez nous. »

Les mots, ces instruments sacrés

Un poème de Jan Skácel | Photo: Musée régional Morave

La métaphore dans la poésie de Jan Skácel est aussi simple qu'étonnante et fait découvrir au lecteur presque toujours quelque chose qui se cachait au fond de la réalité. Les mots sont pour lui les instruments quasi sacrés qu'il faut protéger contre les abus, contre la gratuité. Il cherche toujours leur signification profonde et chasse de sa poésie tout ce qui est superflu, tout ce qui n'est pas tout à fait nécessaire. Mais malgré sa sobriété et sa simplicité, ce n'est pas une poésie ascétique car elle ne manque pas de tendresse et touche aux sources tonifiantes, chaleureuses et délicates de la vie. L'écrivain Milan Kundera résume son impression de lecture de la poésie de Jan Skácel par ces paroles :

« Ses vers sont une fusion quasi incroyable de la plus grande simplicité possible avec une réflexion qui est la plus profonde et tout à fait originale. »

Une grande richesse de thèmes

Jan Skácel | Photo: Musée régional Morave

Malgré leur sobriété formelle, les poèmes de Jan Skácel évoquent une grande richesse de thèmes. On y trouve les images de la vie de tous les jours aussi bien que les rappels de grandes traditions culturelles et des accents sur la dimension morale de l'existence. Il est le chanteur des choses naturelles de l'existence et aussi de la nature elle-même, cette nature qu'il aime passionnément et qui souffre tellement de l'égoïsme et de l'indifférence des hommes. Sa poésie se nourrit de la chanson populaire sans la copier et évoque avec nostalgie les valeurs ancestrales qui disparaissent dans la vie moderne. La nostalgie, la tristesse et l'angoisse sont d'ailleurs les compagnes fidèles de ce poète qui arrive cependant à les maîtriser parce qu'il est toujours sensible aux pulsations stimulantes de la vie et aux beautés vivifiantes du monde. Et c'est aussi la poésie elle-même qui lui permet de vivre et d'espérer. Conscient du temps qui passe et nous emporte tous vers un avenir lourd de dangers, de défis et de promesses, il dit avec une lueur d'espoir :

« Les plus beaux poèmes sont ceux qui n'ont pas encore été écrits. »

Auteur: Václav Richter
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