Jan Sokol : « La loi de lustration était la seule mesure permettant de nous distancier du régime communiste »

Jan Sokol, photo: www.czech-tv.cz

Il y a vingt ans de cela, en octobre 1991, l’Assemblée fédérale tchécoslovaque adoptait la loi dite de lustration. Deux ans après la révolution, ce texte de « décommunisation » devait servir à protéger les nouvelles institutions démocratiques de l’Etat des anciens agents et autres collaborateurs des services secrets de l’ancien régime. Initialement, cette loi ne devait être appliquée que cinq ans. Mais si elle a bien été supprimée en Slovaquie en 1996, elle reste en vigueur aujourd’hui encore en République tchèque, parfois considérée comme un des derniers symboles des premières années de la transformation politique du pays. A l’époque, Jan Sokol était député à l’Assemblée fédérale, président du groupe parlementaire Mouvement citoyen. Philosophe et professeur reconnu, Jan Sokol a d’abord rappelé pour Radio Prague les grandes lignes de cette loi et replacé son adoption, critiquée par certains, dans le contexte du début des années 1990 en Tchécoslovaquie. Un extrait de cette interview avec Jan Sokol a été diffusé début octobre, nous vous en proposons donc cette fois l’intégralité :

Jan Sokol,  photo: www.czech-tv.cz
« Tout le monde savait qu’il y avait des collaborateurs du régime communiste, et nous avons compris qu’il fallait faire quelque chose. Mais il était tout à fait impossible de procéder sur une base individuelle, au cas par cas. Il y avait les registres de la police secrète sur lesquels figuraient les noms des collaborateurs. Nous voulions donc faire quelque chose pour mettre à l’épreuve, prouver la crédibilité de l’Etat, car nous savions bien qu’à tous les niveaux du gouvernement et de l’Etat, il y avait des gens qui avaient collaboré plus que d’autres avec l’ancien régime. Cette loi devait être en quelque sorte une mesure préventive pour augmenter la crédibilité des organes de l’Etat. C’est là, à mon avis, le sens de la loi de lustration. En tous les cas, il ne s’agissait pas d’une loi appartenant au domaine criminel. Personne n’a perdu son emploi à cause de cette loi. Mais nous avons dit : ‘ces gens ne doivent pas occuper telle ou telle position au sein du gouvernement ou tels postes exposés publiquement, à responsabilité’. C’est l’idée fondamentale de la loi de lustration. »

A l’époque, lorsque le texte de loi a été débattu puis adopté, certains critiques ont parlé d’un instrument de vengeance ou d’une pratique digne de l’ancien régime. Quel est votre avis ?

« Oui, là, il me semble que certains exagèrent un peu. A la différence des mesures discriminatoires de 1969 ou des années 1970, personne n’a perdu son emploi ni n’a été persécuté. Nous voulions simplement que les gens qui avaient signé une collaboration avec la police secrète n’occupent pas des postes à responsabilités, des positions publiques, dans le système de l’Etat et des droits publics. C’est tout. »

Cette loi devait être appliquée cinq ans, c’est du moins ce qui avait été convenu lors de son adoption. Or, si elle a bien été supprimée en Slovaquie en 1996, elle a été prorogée à deux reprises en République tchèque, d’abord en 1995 puis de nouveau en 2000, cette dernière fois pour une durée illimitée. Pourquoi cette différence entre la Slovaquie et la République tchèque ? Et cette loi a-t-elle encore lieu d’être aujourd’hui ?

« Le malheur est que, à cause de cette loi, on a commencé à regarder les gens qui avaient signé une collaboration avec la police secrète comme les coupables de l’ensemble du régime, ce qui est tout à fait faux et insensé. Les véritables coupables, ce n’étaient pas eux : c’étaient ceux qui avaient poussé et contraint les signataires à passer un agrément avec la police secrète. C’est quelque chose qui me semble tout à fait injuste. D’un autre côté, que vouliez-vous faire après la chute d’un régime qui a causé tellement de torts et de mal qu’il fallait faire un changement, y compris dans les organes de l’Etat ? »

Et celle loi a-t-elle encore lieu d’être aujourd’hui ? Tout le monde s’accorde pour reconnaître que le texte n’était pas parfait, mais que son application a quand même servi. Quel est votre avis ? Et dans quelle mesure cette loi a-t-elle répondu aux attentes initiales ?

« C’est une grande question. Mon avis est qu’il n’y avait pas de raisons pratiques de la proroger. La question des collaborateurs de la police secrète est probablement devenue une question politique dont ont même abusé les partis qui voulaient se distancier de l’ancien régime. C’est donc une chose très suspecte : c’est déjà une tendance à vouloir gagner des points et des suffrages par des moyens pas vraiment honnêtes. Je pense que, aujourd’hui, cette loi n’a plus lieu d’être. Dans la pratique, elle ne joue plus aucun rôle. Peut-être joue-t-elle encore toujours un rôle symbolique, mais ce n’était alors pas la raison de son introduction. »

Cette loi est-elle un des derniers symboles des premières années qui ont suivi la révolution ?

« Aucune autre mesure pour se distancier du régime communiste n’a jamais été prise. C’est la seule loi qui, de façon pratiquement effective, a voulu prendre ses distances avec les pratiques du régime communiste. Mais qu’on l’ait prorogée est plutôt un moyen politique de se faire une image. Car, sinon, je n’y vois pas de raisons pratiques. »

Václav Havel, qui était président de la République en 1995 et 2000, a refusé de signer la prorogation de l’application de la loi. Qu’en pensez-vous ?

« Oui, Václav Havel n’était pas d’accord avec cette loi. Mais pas même lui n’a su proposer d’alternative. Je pense pourtant que, en politique, il faut savoir d’une certaine manière répondre à la situation dans la société. C’est pourquoi je pense que, prise non pas comme une mesure relevant du domaine du droit criminel mais comme une mesure devant servir à mettre à l’épreuve la crédibilité de la machinerie de l’Etat, cette loi avait lieu d’être. Ici, il me semble que même Václav Havel a accepté l’interprétation selon moi erronée de considérer cette loi comme une loi criminelle ; ce qui n’est pas le cas de la loi de lustration. »

Aujourd’hui, cette loi peut-elle constituer une source d’inspiration pour des pays comme l’Irak, la Libye, l’Egypte et d’autres encore, qui sont également dans une phase de transformations comme l’était la Tchécoslovaquie post-communiste au début des années 1990 ?

« Il est très dangereux de donner des conseils dans une situation sociale que l’on ne comprend pas. Mais si je peux malgré tout me permettre de donner l’exemple d’une expérience que nous avons vécue, il me semble qu’il faille discerner les mesures relevant du droit criminel des mesures dont le seul objectif est de protéger le nouveau régime en train de s’installer, nouveau régime qui ne veut pas être toujours attaqué comme étant une sorte de poursuite de l’ancien régime. C’est pourquoi il me semble que la meilleure solution est encore de faire signer aux gens qui occupent des postes à responsabilités une déclaration dans laquelle ils certifient ne pas avoir collaboré et participé aux mesures de suppression de libertés et de persécution sous l’ancien régime. Cela aurait peut-être été la meilleure solution chez nous. Mais elle a été rejetée par les anciens communistes parce qu’elle aurait été semblable à ce qu’avait fait le régime Husák après 1969 (Gustav Husák, Premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque de 1969 à 1987 après l’écrasement du Printemps de Prague et pendant les années de ‘Normalisation’, président de la République de 1975 à 1989, ndlr). Donc, encore une fois, à mon avis, le meilleur moyen de faire une sorte de purge aurait été de laisser les gens ayant des responsabilités signer cette déclaration avant de les congédier en cas de mensonge. Je n’ai donc pas le sentiment que la loi tchèque de lustration soit un modèle. En revanche, l’instauration de cette déclaration aurait permis de renverser le poids de l’argument : ce n’est pas l’Etat mais le système qui doit faire la preuve de son bon comportement. »

Oui, enfin, c’est une question de confiance. Or, ce n’est jamais facile dans des périodes comme celles-là…

« Oui, mais comment voulez-vous rétablir la confiance dans des structures publiques ? C’est le grand problème. Or, on ne peut pas faire comme si le problème n’existe pas. A l’époque, dans notre cas, il fallait faire quelque chose. La loi de lustration était alors la seule forme sur laquelle le Parlement était capable de trouver une majorité. C’est tout. »

Dernière précision : que signifie ce mot « lustration » ? D’où vient-il ? Quelle est son origine ? Ce n’est quand même pas un mot très courant.

« C’est un terme latin. Dans la Rome antique, il y avait une lustration tous les quatre ans. Chaque citoyen devait se présenter à une cérémonie au cours de laquelle était confirmé son statut de citoyen. Dans l’Antiquité, il y avait aussi l’eau lustrale dont on arrosait le peuple pour le purifier, dans le sens public de ‘pur’ au sein de la cité. Aujourd’hui, cela signifie rétablir une certaine pureté des organismes de l’Etat. »