Jára Cimrman, le génie qui a influencé le monde entier

Autobuste de Jára Cimrman, photo: Stanislav Jelen, CC BY 3.0 Unported

Qui est selon vous le plus célèbre des Tchèques ? D’après l’enquête réalisée en 2005 par la Télévision tchèque, ce serait Jára Cimrman, qui aurait reçu le plus de voix, en ayant devancé le roi Charles IV ou les présidents Vaclav Havel et Tomas Garrigue Masaryk. Or après consultation avec la BBC, la première place a dû lui être retirée provoquant ainsi la colère de certains. La raison ? Elle est simple : il ne s’agit pas d’un être humain mais d’un personnage fictif. Cela témoigne toutefois du fait que Jára Cimrman occupe une place non négligeable au sein de la société tchèque.

Autobuste de Jára Cimrman,  photo: Stanislav Jelen,  CC BY 3.0 Unported
Si ce n’est que récemment qu’il a été désigné comme le plus grand Tchèque de tous les temps, le nom de Jára Cimrman a résonné pour la première fois en Tchécoslovaquie il y a exactement 47 ans. Mais qui était vraiment ce Jára Cimrman, qui a réussi à prendre une telle place dans l’esprit des Tchèques et dans leur quotidien ? À l’origine de ce destin insolite, il y a la volonté de réaliser une parodie, de plaisanter.

Le Bar à vins non alcoolisés, « U Pavouka » - « Chez l’Araignée » - tel est le nom des émissions de radio, créées par deux hommes, Jiri Sebanek et Zdenek Sverak. Diffusée pour la première fois en 1966, la série d’émissions de ce Bar à vins « U Pavouka », qui faisait croire qu’ils s’agissaient de retransmissions en direct, est une pièce, une sorte de mystification, qui ne devait pas dépasser les limites fixées par l’époque pendant ses quatre années d’existence. Or c’est bien au tout début de cette aventure radiophonique, le 16 septembre 1966, qu’est évoqué pour la première fois le nom de Jára Cimrman, et que naissent les bases de cet humour mystificateur ; un humour qui sera si bien représenté dans le personnage de Cimrman, incarnant alors un sculpteur naïf et un chauffeur de rouleau compresseur.

Pendant la Normalisation, les quarante parties de cette émission ne sont pas une seule fois rediffusées, et ce n’est qu’à la fin des années 1990 que la Radio tchèque les fait redécouvrir grâce à ses innombrables archives, toujours bien conservées. Un des pères spirituels de Jára Cimrman est Zdeněk Svěrák, qui a par la suite poursuivi son tandem d’écrivain avec Ladislav Smoljak. Loin d’être désormais inconnu du public tchèque, Zdeněk Svěrák nous parle des débuts :

Zdeněk Svěrák,  photo: Šárka Ševčíková,  ČRo
« Au moment où je me lance dans mon discours dans ce bar à vins de l’Araignée, alors nous n’avions vraiment aucune idée ce que nous étions en train de créer à travers ce personnage. Ce Jára Cimrman, dans cette pièce de théâtre, c’était notre contemporain, il était conducteur d’un rouleau compresseur des constructions de routes et de voies ferrées, et les objets qu’il montrait étaient des objets qu’il avait précédemment déformés en leur roulant dessus. Donc il s’agissait très probablement d’un descendant du vrai Jára Cimrman, car cette idée correspondrait bien. Mais le vrai Jára Cimrman, que l’on connait de nos jours, on l’a présenté au grand public un an après cette émission radio, en supposant que les gens oublieraient que nous avions déjà utilisé ce même nom auparavant. »

Jára Cimrman serait donc né à deux reprises, car c’est bien en 1967, que Jára Cimrman apparaît de nouveau, et ce dans la première pièce de théâtre intitulée « Akt » - « Acte », jouée dans un lieu culturel mythique, la « Malostranská Beseda » au centre de Prague. Ce Jára Cimrman ne sera plus le contemporain des écrivains qui l’ont créé, mais tout simplement un génie tchèque, né à Vienne, entre 1853 et 1859, même si cinq autres dates de naissance sont possibles, en raison de la calligraphie déplorable de l’officier de l’état civil. Jára Cimrman est le plus grand dramaturge, poète, musicien, professeur, voyageur, philosophe, inventeur, criminologue et sportif tchèque de son temps. Car c’est bien lui qui a déposé au gouvernement américain le projet du canal de Panama, qui débutera en 1880, et c’est toujours lui qui a construit avec le comte allemand Ferdinand von Zeppelin le premier aérostat, et c’est toujours lui, qui a transporté 45 hottes d’uranium dans la cave des époux Curies, et pour terminer c’est même Jára Cimrman qui a procuré une sous-location à Gustave Eiffel, et fini par lui conseiller de dessiner des pieds plus souples à la future Tour Eiffel. Mais pourquoi avoir donné un nom de famille retranscrivant phonétiquement en tchèque, un nom allemand, voulant dire « homme de chambre » Zdeněk Svěrák explique :

« L’émission « le bar à vins de l’Araignée », nous l’avons écrite à deux, Jiří Šebánek et moi-même. A l’époque Jiří aimait bien le nom de Zimmerman, je ne sais pas pourquoi, mais c’était surement à cause du fait qu’il y avait un joueur de hockey qui jouait pour le club de la ville de Chomutov, et probablement il a dû entendre son nom à la radio. Et puis on l’a baptisé Jara, pour lui donner un petit air artistique. La combinaison entre un nom allemand pour un patriote tchèque, et un prénom soi-disant artistique, était naturelle ; pour l’époque c’était courant. On pourrait citer entre autres Jára Kohout par exemple (écrivain tchèque, ndlr) ou Jindřich Plachta (acteur tchèque, ndlr) »

Le succès phénoménal de la troupe du théâtre Jára Cimrman, qui changera de lieu de représentation à plusieurs reprises, a eu un grand retentissement grâce à l’évocation constante du milieu socio-culturel, de la contrée et des habitudes tchèques, avec des liens continuels avec l’Autriche Hongrie. Car après tout Jára Cimrman, qui est né à Vienne, s’est toujours senti patriote tchèque.

A l’époque de la normalisation, cette façon de mystifier les choses entrait en contradiction la plupart du temps avec tout ce qui avait un caractère officiel. La mystification, qui tend vers la moralisation, pouvait même résonner comme une double parodie, dans le cadre d’un régime sévère.

Photo: Théâtre Jára Cimrman
Au total, seize pièces de théâtre ont été écrites. Leur originalité tient également au fait que la troupe théâtrale a toujours été uniquement composée d’hommes. Cette réalité fait référence au fait, que Jára Cimrman avait une grande sœur et qu’on l’habillait, dès son plus jeune âge, dans des vêtements de fille puis de jeune fille, pour économiser. Les hommes de la troupe utilisent donc ces vieux vêtements pour se déguiser en femme sur scène, créant ainsi de nombreuses situations absurdes et comiques. Mais après tout ce succès, y a-t-il pu y avoir des moments où les inventeurs de Jára Cimrmann auraient pu regretter leur création ? La réponse semble claire : non l’éclosion de ce personnage ne peut être regrettée à aucun moment, car cela fait plus de 46 ans qu’il grandit avec toute la troupe, laquelle a vu passer un grand nombre d’acteurs. Comme si le théâtre Jára Cimrman était un passage obligatoire pour s’imprégner du scepticisme intellectuel tchèque, qui se base sur l’unique et seul « mot ». Initialement composée de sept acteurs amateurs en 1967, la troupe de théâtre de Jára Cimrman s’agrandit à mesure qu’elle rencontre le succès avec le temps. Aucun des membres fondateurs n’a quitté de sa propre volonté la troupe. Mais, comme la vie n’est pas éternelle, la troupe a récemment perdu trois de ses membres : Ladislav Smoljak est parti en 2010, Pavel Vondruška en 2011, et Jan Kaspar en juin 2013. Zdenek Svěrák en tire une conclusion :

Ladislav Smoljak et Zdenek Svěrák,  photo: Archives de Radio Prague
« Nous n’éduquons pas nos remplaçants. Le corps théâtral vieillit et les départs douloureux, nous les gérons de plusieurs façons : soit nous reprenons les rôles, nous qui sommes encore restés à bord, soit nous laissons certains de nos collègues amis acteurs de différents endroits nous aider. Par exemple, Miroslav Táborský alterne avec moi-même dans le conte « Dlouhý, široký a krátkozraký » - pouvant être traduit comme « Le long, le large et celui à courte vue ». Pour la pièce « Meurtre dans un compartiment de train », nous avons demandé au fils d’un membre de notre troupe qu’il y participe. Le fils de Miloň Čepelka, un des membres fondateurs du théâtre en 1966, est également acteur dans un théâtre de Hradec Králové. Donc les deux alternent. C’est de cette façon que l’on essaie de maintenir notre répertoire en entier, afin que le spectateur puisse sans arrêt voir nos quinze dernières pièces de théâtre. »

« Sans arrêt » est une expression euphémisée, sachant que les représentions s’enchaînaient à certains moments de leur carrière au rythme de cinq fois par semaine, un exploit pour des acteurs dont ce n’était pas le gagne-pain principal. Avec le temps, le succès s’est massifié, notamment du fait que les deux excellents dramaturges Svěrák et Smoljak ont trouvé leur place dans le cinéma tchèque, en écrivant et en réalisant un grand nombre de scénarios, de films légendaires pour toutes des générations entières de Tchèques. Ils n’ont pourtant pas cessé de se produire dans la petite salle du Théâtre de Žižkov, dans le 3e arrondissement de Prague, où ils avaient atterris en 1992. Même si la période d’après la Révolution de velours n’a pas été simple, en raison de tous les évènements entourant l’avènement de la démocratie, notons qu’à chaque entame d’une nouvelle saison, et ce depuis bien plus d’une dizaine d’années, les places en prévente pour les représentations du mois à venir disparaissent en moins d’une heure. Mais l’aventure ne s’arrête pas au théâtre. L’Orchestre symphonique tchèque et la compagnie de la troupe de théâtre Jára Cimrman se sont produits ensemble en juillet dernier à la Maison municipale de Prague. Et ce à l’occasion de la première mondiale de l’opérette « Proso » de Jára Cimrman. Une perpétuation de la mystification ? Zdeněk Svěrák, qui joue lui même du violoncelle depuis le film Kolja, avoue avoir eu des doutes et des appréhensions vis–à-vis de la présentation de l’opérette, en avouant qu’il s’agirait probablement d’une première et d’une dernière.

« Ce sont les membres de l’Orchestre symphonique tchèque qui sont venus vers nous avec une idée, car ils aiment apparemment beaucoup la pièce de théâtre de Jára Cimrman « L’auberge sur la Mýtinka », qui est en fait le tronc de cette opérette. En fait, j’avais une certaine appréhension, jusqu’au jour même de la représentation. Car la salle Bedřich Smetana, c’est un vrai temple de la musique. Il est vrai que cette salle fait en même temps partie intégrante de Jára Cimrman, car elle a été construite à son époque, c’est un joyau du style de la Sécession. Mais je me demandais à la fois si notre parole, nos conférences, y seront tout d’abord entendus, mais aussi s’ils pourront faire partie de tout cela. Mais si tout est bien sonorisé, et si vous parlez comme dans une église, en douceur, en laissant résonner les mots, et si vous avez un public en face de vous, qui pour l’occasion était exceptionnel, alors cela crée un rapprochement entre l’orchestre et la troupe, c’est-à-dire nous-mêmes. Tout s’est bien terminé. C’est aussi une époque où il y a des querelles constantes et de nombreuses rancunes dans notre société. Et tout d’un coup, des gens, le public s’est réuni dans cette salle de musique, en voulant contribuer ensemble à une œuvre commune, sans se disputer. »

Vous comprenez désormais pourquoi Jára Cimrman est donc plus qu’un personnage fictif, même s’il peut toujours en avoir l’air ? Si vous doutez toujours, demandez des précisions aux cimrmanologues, qui vous expliqueront le fondement de cette science. Ce qui est certain c’est que Jára Cimrman a réussi à mettre en relief le fait que l’humour tchèque s’amuse toujours de ceux qui se prennent trop au sérieux. Quittons nous sur une citation cimrmanienne :

« Les maux de vieillesse, qui affectent principalement les intellectuels, sont représentés avant tout par deux défauts, complémentaires : à savoir l'incapacité à maintenir une idée et l'incapacité de la quitter. »