Jérôme Bonnetto : « La culture tchèque se prête au jeu »
Lorsque dans un malheureux concours de circonstances, le robinet de la cuisine de Paul Solveig se met à fuir et que sa femme le quitte, ce Parisien en crise décide, lui aussi, de prendre la tangente. Direction la République tchèque, plus précisément la Moravie, où il est attiré comme un aimant à la faveur de la découverte de la photographie mystérieuse d’une femme disparue. Cette enquête doublée d’une quête du personnage principal est au cœur du roman de l’écrivain français Jérôme Bonnetto, Pragois d’adoption. Le Silence des carpes, publié aux éditions inculte, est un livre à découvrir sur Radio Prague Int. et dans toutes les bonnes librairies.
Jérôme Bonnetto, bonjour, vous êtes écrivain, vous vivez à Prague depuis une douzaine d’années où vous enseignez le français et vous avez sorti au début de l’année votre quatrième roman, Le Silence des carpes. Un ouvrage qui est également votre second roman publié aux éditions inculte. Ce livre nous intéresse tout particulièrement parce qu’il se déroule en Moravie. Peut-être pour commencer et avant d'entrer dans ce récit, j’aurais aimé vous demander : est-ce que quand un écrivain vit dans un autre pays que le sien, c'est un passage presque obligé que d’écrire sur son pays d’adoption ? L’altérité, les questionnements ou les remises en question que suscitent l’exil, dans le pire des cas, ou l’expatriation, peuvent être une source d’inspiration féconde. Est-ce pourtant automatique, et pourquoi en avez-vous senti le besoin, après plus de dix ans de vie ici ?
« Je ne crois pas que ce soit automatique mais le besoin se fait sentir au fur et à mesure. Plus on reste dans un pays, plus on est imprégné par ce pays. Fatalement comme on écrit avec sa propre matière, ça se diffuse d’une manière ou d’une autre. Ça se diffuse de différentes manières. On n’est pas obligé d’écrire une histoire qui se passerait forcément dans ce pays-là. Mais dans le cas présent, j’avais envie de le faire pour notamment rendre à ce pays ce qu’il m’a donné. Sa culture, la vie au quotidien, les images que je vois, l’architecture, tout cela est en moi. C’était peut-être pour moi une manière de souligner cela. »
Un hommage donc…
« Oui, une forme d’hommage à la République tchèque, car j’y suis très attaché. Mais au-delà de cet hommage au pays, il y a la culture. Quel que soit le pays où l’on évolue, cette culture s’infuse en nous. On ne peut pas y échapper. Lorsque l’on écrit, on passe par cela. Je vis ici depuis douze ans et ce pays est inscrit en moi maintenant. »
Revenons au récit lui-même : Le Silence des carpes est à la fois une quête et une enquête. Le personnage principal Paul Solveig en s’embarquant dans une sorte d’enquête en Moravie dont vous allez nous parler, entreprend également, et peut-être sans s’en rendre compte, une quête de soi…
« Oui, il part en étant un personnage en crise : sa femme le quitte, il est en rupture avec son travail et ne trouve plus trop de sens à Paris. Lorsqu’il trouve une photo qu’a laissé échapper un ouvrier, il est complètement fasciné et voit là une raison absurde de quitter la vie qu’il a. Il décide de partir à la recherche de cette femme disparue derrière le rideau de fer pendant la période de la normalisation en Tchécoslovaquie. Il ne sait pas du tout ce qu’il cherche précisément, il va le découvrir petit à petit, au fur et à mesure de cette quête de soi et de son enquête pour retrouver cette femme. Effectivement, le polar est plus ici comme un prétexte. C’est davantage un roman initiatique qu’un polar à proprement parler. Mais je ne crois pas qu’il faille laisser totalement de côté le moteur de l’intrigue qui me paraît être important quand même parce qu’il permet également d’intégrer la réflexion sur l’Histoire. Je ne peux évidemment pas en dire trop mais la disparition de cette femme est peut-être liée à un événement historique. Je voulais également en parler car c’est quelque chose qui me paraît important aujourd’hui. Il y a un héritage de cette période et il n’est pas toujours facile de vivre avec cet héritage. Que l’on y ait participé ou que l’on soit les enfants de cette génération de la normalisation. »
Donc les enfants de la génération qui a suivi l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques, en août 1968…
« Voilà. La génération suivante m’intéressait plus particulièrement : comment vit-on avec cet héritage quand on n’a pas fait la révolution de 1989, lorsque l’on est les enfants de ceux qui ont fait la révolution ? Qu’en reste-t-il ? Paul Solveig va rencontrer deux autres personnages qui font partie de cette génération, ainsi qu’un troisième personnage qui, lui, fait plutôt partie de la génération précédente, en outre celle de l’exil, celle qui a échappé par l’exil à la normalisation. Cela m’intéressait donc d’aborder ces questions-là par le biais du polar. »
Le roman s’articule autour de deux récits qui, sans déflorer la fin, convergent et viennent se compléter. D’un côté l’histoire de Paul Solveig, de l’autre celle de deux pêcheurs moraves qui découvrent un lac mystérieux. Il y a presque quelque chose de l’ordre du merveilleux dans ce récit parallèle, tout à fait en accord avec l’appétence de la culture tchèque pour le conte…
« Oui, c’est évident, j’avais envie de mettre cela dedans. Le conte est ici quelque chose de tout à fait prégnant. C’est intéressant de voir à la télévision, à Noël, la multiplication des contes filmés, souvent dans les années 1980, et qui paraissent presque kitsch. C’est quelque chose de quasi impossible à imaginer à la télévision française. »
Le seul film français de ce type auquel ça peut me faire penser, c’est Peau d’âne de Jacques Demy…
« C’est vrai, il y a quelque chose chez Jacques Demy, un mélange de cruauté et de douceur… En tout cas, le conte s’explique ici par le paysage tchèque. Quand on se balade dans les forêts, autour des lacs, des étangs, des marais… On comprend tout de suite pourquoi le personnage du vodník (sorte d’ondin, ndlr) existe, c’est absolument évident. La découverte par le personnage de la Moravie, c’est aussi celle du paysage et de quelque chose qui est de l’ordre de l’âme profonde du pays. Il y a par ailleurs des auteurs qui me sont chers : Bohumil Hrabal aussi intègre le merveilleux dans ses textes. Ota Pavel également. C’était aussi une manière de leur rendre hommage. Je suis partie de cette idée-là : on va mettre deux personnages qui s’appellent Ota et Pavel, qui pêchent, parce que dans l’un de ses textes, c’est une activité qui est centrale (Comment j’ai rencontré les poissons, ndlr). Je me suis servi de ce premier fil pour aussi dérouler des éléments de culture tchèque. On retrouve d’autres auteurs, d’autres personnages de la culture tchèque. Il y a évidemment Hrabal, Milan Kundera, le photographe Miroslav Tichý… J’ai essayé de me servir de ces catalyseurs pour diffuser petit à petit les éléments tchèques qui m’intéressent et qui définissent désormais une partie de mon identité. »
Sur cette question des références culturelles justement, j’ai trouvé intéressant de découvrir dans votre roman combien vous aviez réussi à déjouer les pièges d’un terrain miné. Vous évitez l’écueil du romancier qui écrit sur un autre pays qui est le sien, écueil qui est souvent celui du folklore ou d’éléments plaqués artificiellement pour faire couleur locale. Vous truffez votre récit de références littéraires et cinématographiques tchèques, mais on a plus l’impression que c’est un jeu malicieux auquel vous invitez le lecteur averti, et quant au lecteur non-averti, il n’y perd rien…
« J’avais envie de jouer effectivement, parce que la culture tchèque se prête au jeu. Le ‘name-dropping’, c’est facile… Mais ce n’est pas tellement cela le plus intéressant. Ce qui me paraissait le plus intéressant, c’était : comment faire infuser les œuvres que j’aime dans mon écriture ? Mon personnage raconte sa vie à la première personne. Je me suis amusé à faire des clins d’œil, mais pas seulement cela. Le ton employé par la narration est aussi un hommage à l’humour et l’ironie tchèques, à ce regard un peu aigre-doux, un peu décalé. Evidemment, c’est une certaine culture tchèque, c’est celle que j’apprécie plus particulièrement. Ce personnage qui porte le nom de Hrabal n’est pas décrit comme le véritable Bohumil Hrabal. Mais cela met la puce à l’oreille pour trouver du Hrabal ailleurs… »
Ça, c’est pour l’aspect littéraire. Mais le cinéma et la nouvelle vague tchécoslovaque sont très présents également. Dans les scènes de l’auberge locale, on a parfois l’impression de se retrouver dans une ambiance à la Miloš Forman…
« Oui, dans un film de Forman ou de Jiří Menzel également. J’ai beaucoup travaillé avec un de ses films. A l’intérieur du roman, le film entier des Amours d’une blonde est raconté. J’espère que ceux qui n’aiment pas connaître la fin des films sauteront la dernière page. Mais j’avais vraiment envie de rendre hommage à ce film. En France, Forman est surtout connu pour Amadeus, Man On The Moon, Valmont, sa période américaine. Il était temps de remettre en avant ses films tchèques qui sont merveilleux, d’un charme extraordinaire et qui portent déjà en eux toutes les thématiques de Forman. Et bien sûr il y a dedans quelque chose de l’époque, mais aussi quelque chose d’intemporel et qui respire le tchèque pour moi… Il y a aussi des passerelles avec la culture française, parce que derrière Forman, je vois aussi Jules et Jim… »
En effet, il y a ce trio de personnages. En-dehors des pêcheurs, il y a donc Paul Solveig qui va rencontrer cette jeune femme et un autre jeune homme. Ils forment un trio à la Jules et Jim !
« Míla est une passionnée de cinéma et va initier Paul à la culture tchèque. Cela passe donc par un personnage extérieur. »
C’est un véritable rite de passage d’ailleurs…
« Oui. Car ils ont créé une sorte de cercle des cinéphiles disparus. La règle pour entrer dans ce cercle, c’est d’être un spécialiste et un amoureux du cinéma. Il ne s’agit pas d’être un ami. Il faut vraiment être versé dans le cinéma. C’est un groupe un peu caché, souterrain. Un des objectifs de Paul Solveig est de rentrer dans ce groupe de cinéphiles. Il va se gaver de films et de littérature tchèques et passer une sorte de concours pour y entrer. Míla, sorte de cheffe du groupe, lui présente Antonín, un cinéaste en recherche de production, qui se retrouve charpentier et qui vivote en attendant de pouvoir réaliser les films qu’il a en lui. »
Vous avez rédigé ce roman à la faveur de la pandémie de Covid-19 – finalement on voit que même une pandémie a du bon, notamment pour la création en solitaire qu’est la littérature. Comment avez-vous travaillé ? Vous touchez à des questions historiques liées à l’histoire récente de la Tchécoslovaquie, de la normalisation dans les années 1970, de la police politique… Quelles ont été vos recherches ?
« Je suis là depuis douze ans, je lis beaucoup, donc je n’avais pas besoin de faire un travail de recherches spécifique à l’avance. J’avais été frappé autrefois par un livre qui avait été publié par l’Institut de recherche sur les régimes totalitaires et qui compilait des photographies prises par les agents de la police secrète. Ce sont toutes des photos cachées, prises avec de petits appareils qu’on devait mettre sous le manteau. Une photo m’avait marqué en particulier, celle d’un homme au zoo qui regardait le photographe – signe que l’espion était un ami en réalité et que l’homme photographié avait pu être dénoncé par ce dernier. Cela m’a donné l’idée de faire quelque chose avec ces photos qui disaient beaucoup de choses sur les gens. »
Il faut quand même mentionner, pour la petite histoire, le nom de ce village de Moravie où se déroule le récit : Blednice est un joli jeu de mot autour du mot « bled » et d’un nom à consonance tchèque…
« Oui, je me suis permis cela effectivement ! Quand je suis arrivé en République tchèque, j’étais un amoureux de Prague absolu, mais depuis quelques années j’ai commencé à en sortir et de visiter toutes les villes moyennes. Je prends donc le train, la voiture, et je passe un week-end dans ces villes. Je suis tombé amoureux de ces villes moyennes de Tchéquie, même les plus petites. C’est un peu tendrement que j’utilise le terme de Blednice. En français, on utilise le mot ‘bled’ pour parler d’un lieu perdu, d’une petite ville qui n’a rien, qui n’est pas très intéressante. Le terme renvoie à l’arabe, puisque c’est le village ou la petite ville, l’endroit où retournent les Français originaires d’Afrique du Nord. Et puis, moi je viens de Nice. Donc en plus du suffixe à consonance tchèque, il y avait un petit clin d’œil à ma ville d’origine. »
Un mot sur la maison d’édition chez qui vous publiez ce roman, les éditions inculte. C’est votre deuxième roman dans cette maison dont nous avions eu l’occasion de parler il y a quelques années sur RPI en lien avec le livre d’Hélène Gaudy sur le ghetto de Terezín, Une île, une forteresse. Comment y a été accueilli votre manuscrit ?
« Le premier manuscrit, je l’ai envoyé tout simplement par la poste. J’ai eu la chance d’être lu et apprécié. Le deuxième a été lu par mon éditeur, Alexandre Civico qui l’a apprécié. Ensuite on a travaillé sur le texte parce qu’il y a eu des propositions de correction. J’ai beaucoup retravaillé le début, toute la partie parisienne. La partie tchèque fonctionnait bien. On a taillé dans le gras pour vite arriver en République tchèque ! C’est une maison d’édition formidable avec des gens que j’apprécie beaucoup. Je pense qu’il faut absolument tout lire de chez eux. Je suis d’ailleurs en train de lire les textes les uns après les autres. Le texte d’Hélène Gaudy est une merveille que je conseille absolument. C’est sur Terezín, mais pas seulement, c’est aussi et surtout sur l’usage du mensonge. »
Difficile de faire la promotion d’un roman ou de quoi ce soit en ces temps de pandémie. Comment cela se passe-t-il ? Y a-t-il quand même des choses de prévues ?
« Pour La Certitude des pierres l’an dernier, il y avait beaucoup de choses de prévues, et bien sûr tout est tombé à l’eau. Là, fatalement les librairies invitent moins les auteurs. En plus je suis à Prague, donc c’est difficile d’imaginer que je prenne l’avion pour aller en France. Donc il y a moins de choses en effet, mais je pense que c’est lié au Covid. La diffusion se fait grâce aux réseaux sociaux. Beaucoup de libraires en font un coup de cœur. Il y a des recensions, une promo sur Facebook, Instagram etc… »
Une librairie à Paris a même créé une vitrine en lien avec votre roman…
« Oui, elle a décidé de fabriquer une vitrine autour de la culture tchèque, et avec le mien au milieu. C’est une grande chance et une fierté d’être un modeste passeur de la culture tchèque parce qu’il faut continuer à faire ce travail de diffusion. Il y a des auteurs tchèques qui sont lus et appréciés, mais si la littérature tchèque était davantage connue, les lecteurs français n’y perdraient pas au change. »
Dernière question qui nous fait revenir au cœur de votre roman, très imprégné de cinéma. En imaginant qu’il soit filmé, quelle musique serait, selon vous, la plus appropriée pour l’accompagner ?
« Je mettrais de la musique traditionnelle morave, avec un peu de jazz. Je n’écoute plus beaucoup de jazz, plutôt de la musique classique, mais il faut qu’il y ait quelque chose qui chante le plus possible. La musique traditionnelle morave serait parfaite pour cela, elle est aigre-douce, avec des chansons tristes et joyeuses à la fois… »