Jiří Dědeček : « Je traduis des chansons de Brel pour m’exprimer »
Le 8 avril, Jacques Brel aurait eu 80 ans. Emporté trop tôt par la maladie en 1978, un hommage lui a été rendu il y a 10 jours par son traducteur attitré en République tchèque, Jiří Dědeček. Car les chansons de Brel ont largement dépassé les frontières de la francophonie et ses hymnes à l’amour ou ses pamphlets contre les imbéciles ont su séduire un large public. En République tchèque, on aime particulièrement la chanson française à texte. Et celles de Brel ont été reprises par la grande Hana Hegerová, mais aussi, donc, par Jiří Dědeček qui l’interprète, le traduit, tout comme il se fait aussi le porte-voix de Georges Brassens, Boris Vian ou même des chanteurs français contemporains. Cet anniversaire était l’occasion de rencontrer Jiří Dědeček qui a sorti en 2003 un album regroupant des chansons de Brel. Des morceaux souvent moins connus, comme la Prière païenne. Radio Prague lui a demandé pourquoi celle-ci en particulier était si peu connue...
Vous avez sorti un album de chansons de Brel. Il y a des chansons de Brel traduites en tchèque par vous et des chansons que vous chantez en français. En regardant la liste des chansons de cet album, je me suis dit qu’il y avait beaucoup de chansons moins connues. Evidemment, il y a les Bourgeois et la Chanson des Vieux amants... Comment êtes-vous venu à vous intéresser au Brel moins connu, qui n’est peut-être même pas connu des francophones eux-mêmes ?
« L’idée est née il y a 5-6 ans. C’était une commande commerciale à l’origine. L’institut culturel de Belgique m’a demandé de traduire quelques chansons pour une exposition Brel et d’en chanter une ou deux. Au lieu d’en chanter deux, trois on a fait un vrai concert. Un jour, la propriétaire d’une maison d’édition est venue et elle m’a proposé de faire un CD. Pour dire toute la vérité, ce n’était pas ‘un jour’, en fait, elle était venue pour la première et c’était comme dans un rêve. Vous savez, ça n’arrive qu’une fois dans une vie : elle est venue à la première, elle a entendu mon Brel que je chantais pour la première fois, et elle m’a proposé de faire un CD. C’est bien non ? C’est un peu un ‘American dream’ ! »
Revenons un peu dans le passé. Jacques Brel, donc, mais aussi Georges Brassens que vous traduisez, Edith Piaf également. Comment vous êtes-vous intéressé à ce qu’on appelle en tchèque les ‘šansoniéry’ ? En tchèque, rappelons qu’il y a un terme particulier pour désigner ces chansons françaises à texte, on dit ‘šanson’. Comment avez-vous découvert ces chanteurs-poètes ?
« C’était un peu par hasard, parce que dans les années 1980 j’avais une amie, une correspondante française. On s’est rencontrés à Prague ensuite, elle est venue me vois, je voulais l’épouser. Finalement, j’ai épousé une autre fille, une Tchèque. Malgré tout, elle m’a offert comme cadeau de mariage, elle m’a donné quatre disques de Brassens. Elle m’a dit : c’est quelqu’un qui chante aussi mal que toi, qui joue aussi mal que toi de la guitare, alors écoute ça, peut-être que ça te permettra d’améliorer ton style ! J’ai écouté les vinyles et ça m’a beaucoup plu. J’ai essayé de traduire trois ou quatre chansons. Brassens m’a beaucoup aidé pendant la période communiste. Par hasard, j’ai réussi à faire un recueil de poèmes de Brassens, j’ai traduit une cinquantaine de ses chansons. Ca a été publié par une maison d’édition spécialisée dans la musique. Vis-à-vis des communistes, du coup, ça me permettait d’avoir une justification. Je pouvais toujours dire : ‘Mais monsieur, je chante des choses qui sont publiées officiellement !’ Brassens m’a donc aidé car je me suis caché derrière lui. A l’ombre de Brassens, j’ai chanté des chansons qui autrement ne seraient pas passé. Et puis les autres, eh bien, c’est comme cela : vous en traduisez un, vous pouvez traduire les autres. Après la révolution de velours, comme j’étais devenu plutôt connu comme traducteur de musique française, on m’a demandé de faire Edith Piaf pour Světlana Nálepková, Boris Vian pour le théâtre de Dlouhá etc. Il y a quelque chose bien sûr : j’ai le sens pour le rythme du vers, j’ai peut-être un don – on ne dira pas le talent, c’est trop tard à l’âge de 56 ans, mais quand même : je sais chercher les rimes, j’écoute le rythme, je le sens. Les chansons sont traduites fidèlement mais sont également chantables, ce qui est important. »
Cela m’étonne quand même ce que vous dites sur Brassens publié sous le communisme, car Brassens était un drôle de trublion, anarchiste, et pas qu’à ses heures perdues !
« Vous avez raison, mais en ce qui concerne les communistes, ils se disaient : ‘voilà la situation de la pauvre France ! Chez nous c’est impossible, les prostituées, la pauvreté, c’est la France, ce n’est pas la République socialiste tchécoslovaque !’ »
Donc ça les arrangeait finalement de montrer que la France n’était pas un pays de cocagne...
« On n’en a pas parlé aussi profondément non plus. Mais pour publier Brassens, il suffisait de dire : ‘vous voyez, c’est l’image de la France des années 1950-60. Et c’est Georges Brassens leur pilier de la chanson. On a déjà publié Edith Piaf, maintenant on peut publier Brassens... ne faites pas de problèmes...’ »
Aujourd’hui, quand vous décidez de traduire une nouvelle chanson (peut-être y en a-t-il que vous n’avez pas traduites, ou alors il n’y en a presque plus) est-ce que la manière dont vous ressentez le texte est toujours la même ? Et le message de Brel ou de Brassens vous touche-t-il toujours autant ?
« Il y a des centaines et des milliers de chansons que je n’ai pas traduites. On change, les hommes changent, moi aussi, je suis de plus en plus ouvert à l’idée de pathos. Je choisis de temps en temps de traduire une chanson de Brel pour m’exprimer moi-même. Il y a des choses qui parlent pour moi. Ce n’est pas la peine que j’écrive ma chanson puisque quelqu’un d’autre a déjà décrit mes sentiments profonds et qui s’exprime à ma place. Il suffit de bien le traduire. Il y en a d’autres. Comme le groupe Noir Désir. J’ai traduit la chanson ‘Le vent nous portera’. La chanson française en général c’est vraiment une source d’inspiration pour moi et une source de renouvellement de mon répertoire... »
Jacques Brel était très acerbe vis-à-vis des imbéciles. Est-ce que ce message vous touche ?
« Ca me touche beaucoup. Les deux, Brassens et Brel, avaient la même haine contre les cons. Mais vous savez, c’est partout pareil, dans le monde entier, on a tous ses imbéciles. Nous en avons un au Château. Nous sommes très malheureux. On chante pour exprimer non seulement notre douleur, nos amours, notre passion, mais aussi nos opinions citoyennes, c’est obligé. On ne peut pas vivre coupé de la réalité. Je n’aime pas trop chanter des chansons politiques. Je suis moins contestataire qu’auparavant, mais quand même. Je vis dans ce pays, je l’aime et je n’aime pas les gens qui lui font du mal, qui essayent de compromettre notre avenir. »
Est-ce pour cela que vous vous êtes engagé politiquement il y a quelques temps chez les Verts ?
« Il y a deux-trois ans, oui. C’était comme toutes les choses dans ma vie, un peu par hasard. J’ai rencontré le chef des Verts, Martin Bursík, à la poste, je lui ai proposé mes services, c’est-à-dire de chanter quelque part et finalement il m’a dit : tu peux nous aider plus que cela. Finalement j’ai été candidat aux législatives, mais heureusement j’ai échoué ! Sinon je n’ose pas imaginer ce que j’aurais fait dans ce Parlement-là ! »