Kateřina Šimáčková : « J’ai été obligée de jouer selon des règles créées par les hommes et pour les hommes » (I)
En 2018, elle a été désignée Femme de l’année en Tchéquie, dans la catégorie Sphère publique, dans le cadre de l’enquête du quotidien économique Hospodářské noviny. A 53 ans, Kateřina Šimáčková peut se targuer d’un parcours sans faute : d’abord avocate en début de carrière, elle est aujourd’hui juge à la Cour constitutionnelle, la plus haute instance juridique de République tchèque. Un poste qu’elle est une des deux femmes à occuper sur un collège complet de quinze magistrats. Si elle-même ne semble pas avoir souffert du fait d’être d’une femme, au cours de sa carrière, Kateřina Šimáčková est, de par son intérêt professionnel pour les questions liées aux droits de l’Homme, sensibilisée au manque de parité dans le monde de la justice tchèque. A l’heure actuelle, elle prépare la sortie prochaine d’un ouvrage collectif intitulé Le Droit masculin (Mužské právo), dont le site internet doit être lancé ce dimanche, à l’occasion de la Journée internationale de la Femme. Kateřina Šimáčková a récemment accueilli Radio Prague Int. à la Cour constitutionnelle à Brno pour évoquer son parcours, ses combats et ses réflexions. Cet entretien s’inscrit dans le cadre de notre série consacrée au centenaire de l’obtention du droit de vote par les femmes en pays tchèques.
Aux origines d’une vocation
Kateřina Šimáčková, quand et pourquoi avez-vous décidé d’étudier le droit et d’en faire votre métier ?« Etre juriste n’était ni le choix de mon cœur, ni une tradition familiale. Je voulais étudier la sociologie ou la théorie de la littérature, car ces deux disciplines m’attiraient. Ma mère m’a conseillé d’exercer un vrai métier qui soit utile pour les gens et aussi pour la société. Ma mère était médecin, psychiatre. Et ses patients rencontraient souvent des problèmes juridiques, alors j’ai commencé à étudier le droit. »
Vous évoquez votre mère. Quel(s) modèle(s) féminin(s) vous ont influencée, que ce soit dans votre famille ou votre entourage proche ?
« C’était surtout ma mère, mais pas seulement elle. Ma grand-mère m’a aussi influencée. Elle était enseignante au lycée – elle enseignait la langue et la littérature tchèque et l’histoire. Pendant mon enfance, elle était déjà en retraite, et souvent elle me gardait pour aider ma mère qui passait beaucoup de temps à l’hôpital. Mais même si elle était en retraite et qu’elle s’occupait de moi, ma grand-mère travaillait toujours – elle donnait des cours privés aux élèves qui préparaient leur bac de tchèque. C’étaient en fait des cours de rattrapage. Pendant mon enfance, j’ai passé beaucoup de temps en écoutant des leçons de ma grand-mère – elle était une professeure extraordinaire ! »
« Et j’ai passé aussi beaucoup de temps avec ma mère et ses petits patients, à l’hôpital, mais également chez nous. Je trouvais tout à fait normal que les femmes travaillent. Les enfants étaient intégrés dans ces processus professionnels – on en faisait partie. Et depuis ce temps-là, je suis persuadée qu’il est vraiment important d’enseigner, que les personnes en situation de handicap peuvent devenir mes amis et qu’il faut les aider. »
« J’ai beaucoup appris aussi grâce à mon grand-père, le père de ma mère et l’époux de ma grand-mère. C’était un vrai ‘gentleman’ de la Première république tchécoslovaque. Il admirait beaucoup ma grand-mère parce qu’elle était une femme forte et autonome qui avait ses propres avis, qui était passionnée par le sport et par sa profession. »
En effet, j’ai parlé des modèles féminins, mais il est vrai qu’à l’époque au moins il était important qu’il existe des hommes ouverts à l’émancipation de leur épouse, de leur sœur, de leur fille…
« C’est vrai. J’ai réalisé à l’époque que quand on était une femme forte, on pouvait être admirée par les hommes, comme c’était le cas pour mon grand-père. »
Y a-t-il, au cours de votre carrière, des personnalités – femmes ou hommes – qui vous ont marquée pour leurs valeurs, leur regard sur le monde, sur la justice ?
« Il y a un homme et une femme ! L’un de mes premiers engagements professionnels était la fonction de référendaire auprès du juge Antonín Procházka, membre de la première Cour constitutionnelle après la révolution de Velours. En tant qu’étudiant en droit pendant la chute de l’état démocratique en 1948, il a été emprisonné pour ses opinions anti-communistes et religieuses et il a passé plusieurs années en prison. Malgré cela ou peut-être grâce à cela, c’était quelqu’un de très gentil et d’aimable. Cette expérience m’a permis de développer la théorie suivante : la meilleure formation pour un juge de la Cour constitutionnelle est de passer quelques années en prison pour ses opinions politiques dans la lutte contre les régimes non démocratiques. »« Une autre personnalité qui m’a profondément marquée, c’est Eliška Wagnerová. Elle aussi a refusé, pendant le régime communiste, de servir des idées auxquelles elle ne croyait pas, et pour cette raison, elle a vécu plusieurs années en exil en Allemagne et au Canada. Son approche juridique était totalement différente de celle de mes professeurs à la faculté, dans les années 1980 quand j’y faisais mes études en droit. Václav Havel, notre ancien président après 1989, l’a d’abord nommée présidente de la Cour suprême et ensuite vice-présidente de la Cour constitutionnelle. Plusieurs décisions qu’elle a préparées en tant que juge rapporteuse de la Cour constitutionnelle figurent parmi les meilleures décisions de la Cour que j’aie jamais lues. »Repérer les erreurs de fonctionnement de la justice
Avez-vous des exemples ?
« Les premières années après la révolution de Velours, il a fallu résoudre de nombreux problèmes liés à la transition démocratique après la chute du communisme. Il y avait par exemple le cas d’une personne qui avait été emprisonnée par le régime communiste, mais pour qui, après la révolution, des juges n’ont pas reconnu l’injustice. Cela concernait aussi un de mes thèmes préférés, c’est-à-dire les droits des personnes souffrant d’un handicap psycho-social. C’étaient les premières décisions qui s’intéressaient à ces questions-là. »
Avant de devenir juge, au Tribunal administratif suprême puis à la Cour constitutionnelle, vous avez été avocate. Qu’est-ce que cette première partie de votre carrière a apporté à votre travail actuel de juge ?
« Ce type de carrière est plus anglo-saxon que tchèque ou français, mais la possibilité d’avoir ces deux expériences est, à mon avis idéal, pour exercer la profession de magistrat. L’expérience du métier d’avocat vous permet de bien repérer les erreurs dans le fonctionnement de la justice, de voir comment les gens souffrent en attendant longtemps une décision de justice et de savoir aussi à quel point on peut être en colère si on n’y trouve pas de réponses suffisantes. Je pense donc que cela m’a beaucoup aidée. »
La justice tchèque, un club masculin très fermé ?
Vous êtes une des deux seules femmes juges à la Cour constitutionnelle. Le monde de la justice tchèque est-il un club masculin très fermé ? En tout cas au niveau de la hiérarchie supérieure, on pourrait le penser puisqu’à la Cour constitutionnelle on compte seulement deux femmes sur un collègue d’une quinzaine de juges…
« C’est un peu plus compliqué à expliquer mais simple à comprendre. En République tchèque, il y a plus de femmes que d’hommes dans la justice – je pense que c’est la même chose en France. Nous avons 61 % de femmes juges dans la justice en général, mais dans les hautes juridictions, la situation est complétement différente. A la Cour suprême, il y a seulement 22 % de femmes. En 2003, quand la Cour administrative suprême a été créée, la proportion hommes/femmes était équilibrée. Aujourd’hui, on n’y trouve que 28 % de femmes, donc c’est pire que quand cette cour a été créée. Les présidents de toutes les juridictions supérieures sont actuellement des hommes, c’est seulement au niveau des tribunaux de district qu’on trouve quelques femmes au poste de président. Les chambres d’avocats, de notaires et d’huissiers de justice sont présidées par des hommes. Ainsi, dans la justice tchèque, des femmes décident en première et deuxième instance, mais les hautes juridictions sont réservées surtout aux hommes. »
Au cours de votre carrière, avez-vous dû faire face à des obstacles, parce que vous êtes une femme ?
« Merci pour cette question. C’est exactement la même question qu’un journaliste m’avait posée il y a quelques années et qui m’a amenée à réfléchir sur nos règles juridiques et sociales dans la perspective du genre. Je n’ai pas été discriminée en tant que femme mais j’ai été obligée de jouer selon les règles créées surtout par les hommes et pour les hommes. Quand vous êtes prête à respecter le système créé par les hommes, surtout par les hommes traditionnels, et par les hommes du passé puisque les règles ont été créées autrefois, alors vous n’avez pas de problèmes. Mais les règles sont masculines. »Cela répond un peu à ma question suivante. Je voulais vous demander si vous aviez eu l’impression de devoir, parfois, vous « comporter en homme » afin de faire entendre votre voix ? C’est un peu le cas en somme…
« Oui, c’est aussi une question que je me pose moi-même. Et c’est peut-être vrai quelque part. Si je pouvais changer quelque chose dans mon passé, je serais moins agressive et j’agirais de manière plus consensuelle. Personne ne peut gagner en utilisant des instruments qui ne sont pas les siens. »
Le principe de la « femme alibi »
Y a-t-il eu des moments dans votre carrière où, au contraire, le fait d’être une femme vous a avantagée ?
« Oui, quand vous dépassez ce qu’on appelle le plafond de verre, tout le monde demande votre présence dans les débats, aux conférences etc. On peut entendre chez nous des critiques selon lesquelles les femmes sont mal représentées. Quand quelqu’un veut montrer qu’il y a aussi des femmes occupant différentes fonctions, on ne voit que les femmes qui ont déjà réussi, mais pas les autres. Les auteurs allemands appellent cela une ‘femme alibi’. Si vous êtes cette ‘femme alibi’, cela peut donner un coup de pouce à votre carrière, mais vous voyez en même temps l’injustice que cela représente pour les autres femmes. »
Quand avez-vous pris conscience que les choses fonctionnaient ainsi ?
« C’était progressif. A vrai dire, je me souviens que quand ma carrière a commencé en tant qu’avocate, je lisais beaucoup de littérature féministe. Ce n’était pas pour discuter du problème, mais peut-être pour m’assurer que c’était normal, que mon approche, dans ma profession et dans ma vie, était normale. Les textes féministes peuvent vraiment vous aider. »
Je sais que vous aimez à citer notamment Simone de Beauvoir…« Oui. Dans la bibliothèque de ma mère se trouvait Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. En 1966, année de ma naissance, le livre a paru en tchèque. Ce n’était pas seulement moi, mais ma mère aussi trouvait que lire des livres féministes pouvait vous aider. »
Les hommes et les femmes : des expériences de vie différentes
Un juge est censé être neutre et impartial : mais chaque personne a une histoire personnelle et peut-être une approche différente selon son sexe. Les juges ne sont pas des robots. Dans quelle mesure, selon vous, le fait d’être une femme juge peut avoir une incidence sur une décision de justice, par rapport à celle d’un juge homme ?
« Dans notre société, en général, les femmes et les hommes ont toujours des expériences de vie très différentes. Il y a par exemple l’expérience de soigner, de s’occuper de quelqu’un. C’est une expérience plutôt féminine, car ce sont surtout les femmes qui s’occupent des enfants, des personnes handicapées, des seniors. Les juridictions, surtout les cours suprêmes ou les hautes juridictions, doivent avoir une composition multicolore – en raison de l’expérience personnelle différente des individus, mais aussi pour des raisons symboliques. »
Une juge femme aura peut-être plus fait l’expérience de la discrimination en raison de son sexe et aura sans doute une autre vision dans le traitement d’une affaire de discrimination ?« C’est possible. Mais quelque part, on voit aussi des femmes nient cette expérience parce qu’elles ont été obligées d’être fortes pendant leur carrière. Elles ne veulent pas parler des problèmes qu’elles ont eu à surmonter, elles ne veulent pas raconter des expériences de ce type. Il y a différentes approches féminines sur la question. »
Suite et fin de cet entretien avec Kateřina Šimáčková la semaine prochaine.