La fibre sociale

La destruction de la colonne de la Vierge-Marie
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Il y a environ deux semaines, le quotidien Lidové noviny révélait le projet, formulé par Jiří Janeček, l’un des hauts représentants de la municipalité de Prague, de déplacer les SDF en dehors de la capitale. A quel modèle se référait le conseiller municipal ODS ? Favelas, bidonville ou pourquoi pas camp ? Quel que soit ce modèle, il correspond bien peu aux traditions tchèques...

Ne versons pas pour autant dans une vision idyllique, la Bohême a bien sûr connu de purs ostracismes sociaux dans le passé. Que l’on pense au quartier de Malá Strana à l’époque moderne, XVème-XVIIIème siècles, exclusivement réservé aux membres de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie.

Au XXème siècle, ce sont, dans les années 1950 et 1960, les apparatchiks du régime qui, sous couvert d’égalité sociale, restaurent en fait un système de privilèges digne de l’Ancien Régime.

En 1961, une crise du logement sans précédent affecte Prague. Un chiffre suffit à en donner l’ampleur : on compte alors 330 000 appartements disponibles pour 389 000 familles. On devra recourir au partage d’appartements.

Pour résider dans la ville, il faut justifier d’un emploi, mais pour obtenir un emploi, il faut également vivre à Prague ! Un casse-tête pas si involontaire, tant il permet de résoudre, de manière radicale, le manque de logement. De nombreux travailleurs viennent ainsi travailler à Prague dans la journée sans pour autant pouvoir y habiter... Habiter à Prague devenait presque un privilège, telle la citoyenneté à Athènes !

De leur côté, les apparatchiks résidaient dans les palais baroques de Malá Strana ou les maisons patriciennes de la Vieille Ville. Mais de plus en plus, ils optaient pour les grandes villas en périphérie de Prague (Bubenec, Dejvice...), très en vogue dans les années 1960.

A la différence du régime communiste, la première République tchécoslovaque (1918-1939) n’offrait pas une caricature de politique sociale car celle qu’elle pratiquait était parmi les plus en pointe en Europe. Dans les années 1920 et 1930, diverses initiatives sont prises au niveau local pour aider les plus démunis.

Les bâtiments à vocation sociale de Bohumír Kozák
A Prague, le maire Zenkl dirige des services sociaux et ouvre des crèches ainsi que des dispensaires. A la fin des années 1920, l’architecte Bohumir Kozak construit, au sud de Prague, un ensemble de bâtiments à vocation sociale sur une vingtaine d’hectares. Il comprend une maison pour personnes âgées, un hôpital et un sanatarium pour enfants. En 1931, il accueillait 2 400 pensionnaires.

Les bâtiments à vocation sociale de Bohumír Kozák
Il n’est pas exagéré de parler d’une fibre sociale dans la tradition tchèque, qui, bien avant le culte taborite du régime communiste, s’affirme au XIXème siècle dans le cadre de la Renaissance nationale. Le tissu associatif tchèque qui couvre Prague et la Bohême est impregné d’esprit démocratique et social, qu’il s’agisse d’ organisations professionnelles ou de groupes de théâtre amateur.

L’historien Stéphane Reznikow le résume très bien :

« Les Tchèques d’avant 1914 formaient déjà un Etat dans l’Etat : vie associative développée, sentiment démocratique réel, moins de hiérarchie sociale... Ce sont des éléments qui ont incontestablement favorisé un certain égalitarisme et l’idée de République. »

Et c’est aussi sous l’angle d’une tradition sociale qu’il faut lire le succès du Parti communiste tchécoslovaque, l’un des plus importants en Europe, dans les années 1920. Toléré par Masaryk, le PCT déclinera très naturellement, dès que Moscou tentera de le contrôler, perdant le gros de ses membres à partir de 1929-1930.

Le mouvement ouvrier tchèque quant à lui est bien enraciné depuis la fin du XIXème siècle, conséquence de la part, tardive mais conséquente, prise par la Bohême dans la Révolution industrielle. Regroupé dans le mouvement social-démocrate, le mouvement ouvrier tchèque ne remet cependant pas en cause le système parlementaire ni même l’appartenance à l’Autriche-Hongrie. Et puis les revendications ouvrières ne sont pas sans influence sur d’autres catégories socio-professionnelles : fonctionnaires, enseignants, intellectuels...

Mais à côté de l’usage des caisses de crédit, certains pédagogues et juristes expliquent déjà, lors de conférences, les régles de la nouvelle économie de marché. Et ce sera, sous la première République, l’une des spécificté du modèle tchèque : un libéralisme dynamique tempéré de social.

En dépit des effets d’annonce, rassurons-nous toutefois : Jiří Janeček le précise sur son site Internet : « le domaine des programmes sociaux est un thème sérieux et il faut s’en occuper avec empressement »…