La vie tourmentée de la fille de Milena Jesenská
Qui était Jana Černá ? Quelle a été la vie de cette femme qui ne se pliait jamais aux convenances ? Etait-elle une femme fatale, une écrivaine originale, une mère de famille, une épave humaine ? Elle était tout cela et bien plus encore. La personnalité de celle qui s’est successivement appelée Jana Krejcarová, Jana Fischlová, Jana Černá, Jana Ladmanová, n’est pas facile à cerner et pourtant, et peut-être justement pour cette raison, elle continue longtemps après sa mort à nous intriguer, à poser des questions. Le rayonnement obscur de sa personnalité a opéré aussi sur Anna Militz, une jeune chercheuse polonaise, qui a raconté la vie de Jana Černá dans un livre.
Une tentative de biographie
Anna Militz a donné pour titre à son livre une citation tirée d’un texte de Jana Černá : « Ani víru ani ctnosti člověk nepotřebuje ke své spáse » (L’homme n’a besoin pour son salut ni de la foi ni des vertus). Cette phrase qui illustre l’esprit original de Jana, résume en quelque sorte toute sa vie. En préparant son livre, Anna Militz a réuni et étudié tous les documents disponibles afin de donner une image objective de la vie de Jana. Elle cherchait la vérité mais reste pourtant assez sceptique en ce qui concerne l’objectivité des témoignages qu’elle a réunis et ce genre de biographies en général:« On ne peut croire à personne parce que la mémoire des gens transforme les choses qui se sont passées. Et les documents ne sont pas tout à fait objectifs non plus. Quelqu’un les a rédigés et a pu faire des fautes. Et même quand nous lisons les témoignages de Jana dans ses dossiers de divorce, il faut tenir compte du fait que ce n’est pas forcément la vérité à 100 %. La pure vérité n’existe pas. Ce que j’ai écrit dans ce livre n’est donc qu’une certaine vérité composée d’autres vérités. Ce n’est pas facile du tout. Voilà pourquoi je ne dis pas que mon livre est une biographie mais que c’est une tentative de biographie. »
A la recherche de la mère
Jana Černá est la fille de parents illustres. Son père, le célèbre architecte Jaromír Krejcar, a révolutionné l’architecture tchèque en y appliquant les principes du fonctionnalisme. Sa mère, Milena Jesenská, journaliste et écrivaine, est entrée dans l’histoire de la littérature par son amitié épistolaire avec Franz Kafka et est devenue plus tard une grande figure du journalisme tchèque de l’entre-deux-guerres. Jana, qu’on appelait familièrement Honza, est née en 1928 de ces parents trop individualistes pour créer un foyer stable. Sa petite enfance est profondément marquée par la maladie et le morphinisme de sa mère, le manque de soins et le divorce de ses parents. Sa mère l’aime mais n’arrive pas à s’occuper de cette enfant qu’elle traite bientôt comme une adulte. En 1939, après l’occupation du pays par les nazis, Milena Jesenská est arrêtée pour ses activités dans la résistance et, un an plus tard, elle est déportée au camp de Ravensbrück. A l’âge de onze ans, Jana est donc livrée à elle-même et à la charité des amis de sa famille. Libre et indocile, elle résiste à l’autorité de son grand-père Jan Jesenský et attend le retour de sa mère qui ne reviendra jamais. Anna Militz souligne l’importance de ce rapport entre la fille et la mère :« Quelqu’un a dit que la clé pour comprendre Jana est sa mère Milena et cela me semble probable. Il est évident que ce qui était très important pour Jana pendant toute sa vie, c’était la recherche de la mère. Et cela s’est manifesté aussi dans ses écrits publiés officiellement. Dans la nouvelle ‘L’héroïsme est obligatoire’ et dans le recueil de contes ‘Ce n’étaient pas mes enfants’ le motif de la recherche de la mère est très fort. Dans ‘L’héroïsme est obligatoire’, elle raconte en fait sa propre histoire. »Entre l’extase et l’opprobre
Jan Jesenský disparaît en 1947 et le père de Milena, Jaromír Krejcar, meurt en 1950 dans son exil britannique. Milena est donc seule au monde mais elle a déjà commencé à vivre sa vie. Elle n’est peut-être pas belle dans le sens classique du terme, mais il y a en elle une espèce de magnétisme qui agit sur son entourage. Ce charisme ne la quittera pas même durant les périodes les plus difficiles de sa vie. Elle se mariera cinq fois et aura cinq enfants avec des hommes qui ne seront pas toujours ses maris. Elle connaîtra l’amour, l’extase et l’opulence mais aussi la misère absolue, le désespoir et la haine. Vivant souvent en marge de la société, maintes fois hospitalisée dans des établissements psychiatriques, elle ne passera que peu de temps avec ses enfants qu’elle aime à sa façon mais qui lui sont retirés à plusieurs reprises et placés dans différentes institutions. Accusée de négliger l’éducation de ses enfants, elle passera une année en prison. Il serait facile de condamner une telle femme, mais Anna Militz avoue, malgré son souci d’objectivité, avoir ressenti le besoin de la défendre :« Oui, j’avais ce besoin parce que vous ne pouvez pas passer cinq ans avec quelqu’un et écrire sur cette personne sans l’aimer. Cela arrive peut-être mais quant à moi, j’aime tout simplement cette femme mais je m’efforçais beaucoup de ne pas l’idéaliser, de pas la défendre dans les situations indéfendables. Je ne sais pas si j’ai réussi… Je pense que non. Je l’aime et je l’admire d’une certaine façon toute en tenant compte que dans sa vie il y a énormément de choses qui ne sont pas admirables. » Parmi tous ces hommes qui subissent le magnétisme de Jana Černá, c’est sans doute Zbyněk Fišer, entré dans la littérature sous le pseudonyme d’Egon Bondy, qui peut être considéré comme le principal compagnon de sa vie. Leur liaison orageuse pleine de passions destructrices mais aussi de moments exquis sera interrompue à plusieurs reprises mais renaîtra toujours de ses cendres. Jana, fille d’une grande journaliste, n’est pas dépourvue de talent littéraire et la compagnie de Zbynek Fišer lui permet de développer ce don. Elle commence par écrire de la poésie marquée par le surréalisme et n’hésite pas à choquer par ses inspirations érotiques. Plus tard, elle écrit une longue série de poèmes en prose et de contes qui seront en partie publiés dans des journaux et des magazines des années 1960 et 1970. Elle poursuit également le dialogue sans fin avec sa mère disparue dans le livre intitulé « L’adresse : Milena Jesenská ».Une comète qui revient
Jana Černá meurt en 1981 dans un accident de voiture à l’âge de 52 ans. Ceux qui l’ont connu resteront à jamais marqués par la puissance de sa personnalité. Anna Militz, une jeune étudiante polonaise, ne l’a pas connue mais a subi, elle-aussi, son attrait. Elle ne voulait pas raconter la biographie de Jana d’une façon chronologique, elle a choisi une forme beaucoup plus libre qui lui permet de saisir les rapports subtils entre les différents événements de la vie de Jana :« C’est de cette façon que je pouvais mettre en relief les parallèles entre Milena et Jana. Au moment où Jana devient mère, je reviens à sa propre naissance et aux premières années qu’elle a passées avec Milena. Je voulais commencer sans doute par le début de sa vie indépendante qui a débuté très tôt, à onze ans, et n’évoquer sa petite enfance que dans une sorte de rétrospectives. »
Les œuvres de Jana Černá éparpillées dans la presse de l’époque ou conservées dans les archives personnelles de ses amis méritent sans doute d’être réunies et publiées et c’est encore Anna Militz qui s’est chargée de cette tâche. Elle prépare actuellement pour la maison d’édition Torst un livre des œuvres complètes de Jana à l’exception de « L’adresse : Milena Jesenská » paru aux éditons Torst il y deux ans. Anna Militz sent qu’il ne sera pas facile d’échapper à l’emprise de Jana Černá qu’elle a contribué à tirer de l’oubli et qui a marqué également sa vie comme les vies de tant d’autres.« Je crains que tôt ou tard d’autres gens qui connaissaient Jana ne s’adressent à moi et ne me racontent d’autres histoires de sa vie. Et à ce moment il faudra que je me décide si je veux encore reprendre ces témoignages et les raconter à mon tour ou les laisser tomber. »