L'art médiéval en Bohême : sur les traces des maîtres Théodoric, de Vyšší Brod ou de Třeboň

Photo: Galerie nationale

Havre de tranquillité en plein centre-ville de Prague, le couvent Sainte-Agnès abrite une des collections les plus précieuses de la Galerie nationale : la collection d’art médiéval d’Europe centrale. Des œuvres uniques tant par leur qualité que par la quantité et dont on ne trouve pas d’équivalent au nord des Alpes selon les mots de Kateřina Průšová. Lectrice à la Galerie nationale et professeure d’histoire de l’Art à l’Université anglo-américaine, elle a accepté avec une grande gentillesse de nous faire découvrir les panneaux peints, œuvres des grands maîtres du XIVe siècle et remarquablement conservés, qui composent cette collection.

Le couvent Sainte-Agnès,  photo: Archives de ČRo7
Grâce à notre guide Kateřina Průšová, nous avions déjà pu comprendre et apprécier l’atmosphère particulière du couvent Sainte-Agnès, fondé au XIIIe siècle et qui aura connu les turpitudes de huit cents années d’histoire. Et c’est au sein de ce bâtiment apaisant, perdu dans les ruelles du Prague historique, qu’est exposée la formidable collection d’art médiéval de la Galerie nationale. Peu d’œuvres du bas Moyen-âge sont parvenues jusqu’à notre époque et, à ce titre, celles conservées dans ce musée sont un témoignage unique de l’expression artistique du temps de Charles IV, quand celui-ci, roi de Bohême et empereur du Saint-empire romain germanique, était le souverain le plus puissant du monde chrétien et Prague, sa capitale, l’un des grands centres politiques et artistiques en Europe.

La visite commence par une salle dédiée à des représentations de la Vierge à l’Enfant, de la Madone. Il s’agit des plus vieilles pièces de la collection, datant de la première partie du XIVe siècle. On y découvre notamment la Vierge de Vyšehrad, lieu de sépulture de certains rois de la dynastie des Přemyslides. Il s’agit d’une Vierge humble, qui correspond à la figure iconographique de la Madone de l’humilité. Contrairement aux modèles byzantins ou italiens, qui représentent la Vierge allaitant son enfant, celle-ci présente la particularité d’avoir le sein recouvert. Des Vierges au chardonneret nous attendent ensuite : celles de Most et de Zbraslav. L’enfant Jésus y porte un chardonneret à la main, oiseau annonçant la passion du Christ. On écoute Kateřina Průšová :

La Madone de Zbraslav
« Donc, ça c’est la Madone de Zbraslav. Zbraslav a été fondé à la fin du XIIe siècle pour accueillir les sépultures des rois Přemyslides. Il y a des motifs des intéressants. Jésus est vêtu seulement d’une chemise transparente pour faire voir son corps. Il a également un oiseau à la main et il touche la Vierge avec des gestes assez tendres et la Vierge porte une bague nuptiale, un motif que l’on peut expliquer à la lumière de la Cantique des cantiques, la partie la plus érotique de la Bible, de l’Ancien testament. Au Moyen-âge, on ne savait pas trop quoi faire de cette partie très érotique de la Bible donc on a expliqué la relation des amoureux comme la relation de l’Eglise qui désire son bien-aimé, c'est-à-dire le Christ. Et comme l’Eglise était traditionnellement représentée par la Vierge donc on a ici la Vierge qui est la mariée ou la fiancée du Christ. »

L’érotisme de ce tableau nous contraint de changer d’air : nous poursuivons la visite vers la seconde salle – il faut noter au passage que le musée est très bien aménagé et s’y promener est très agréable – une nouvelle salle donc où s’offre aux yeux du spectateur un cycle de neufs tableaux qui surprennent par leur couleur or. Kateřina Průšová :

Photo: Galerie nationale
« Ici on est dans une salle où est conservé le retable de Vyšší Brod en Bohême du Sud. Il y a un magnifique couvent cistercien. Et ce cycle a peut-être été présenté dans une église de Vyšší Brod en tant que retable (construction verticale qui porte des décors sculptés ou peints en arrière de la table d'autel, ndlr) dans une forme de carré. Il y a neuf panneaux peints donc des chercheurs pensent qu’ils étaient présentés selon trois registres puisqu’il y a un cycle qui parle de Noël : il y a l’Annonciation, la Naissance de Jésus, la venue des Rois mages. Après il y a trois images sur la souffrance du Christ : c’est le cycle de Pâques c’est-à-dire le Christ sur la montagne des Oliviers, la Crucifixion et la Lamentation suite à la Descente de croix. Et les trois derniers tableaux, c’est la Glorification du Christ et la Pentecôte donc la Descente du Saint-Esprit. Donc cela suit l’année religieuse. »

Membre de l’une des plus puissantes et influentes familles de Bohême, Pierre de Rožmberk, un aristocrate contemporain de Charles IV, aurait financé cette œuvre. Certains historiens de l’art pensent que le cycle n’aurait pas été exposé au couvent de Vyšší Brod mais à Prague, à la cathédrale Saint-Guy pour le couronnement de Charles IV, roi de Bohême, en 1347. Le cycle de Vyšší Brod est en tous les cas une pièce majeure de la collection et elle a d’ailleurs attiré certaines convoitises :

Photo: Galerie nationale
« Ce qui est aussi très intéressant c’est que ce cycle a fasciné Hitler. Hitler voulait l’acquérir pour sa collection car il envisageait d’ouvrir un musée à Linz. Il voulait une sorte d’Ermitage ou de Louvre. On sait qu’il voulait vraiment acquérir les Van Eyck et notamment l’Autel de Gand. Il aimait également beaucoup les maîtres de Vyšší Brod. Heureusement, ce cycle a survécu dans les studios de restaurateurs parce que ceux-ci ont dit que l’œuvre avait besoin d’être retouchée. Donc cela a été brièvement en Allemagne puis c’est revenu au sein de la collection de la Galerie nationale de Prague. »

Cette œuvre est effectivement fascinante et les neufs panneaux peints recèlent de personnages et de détails remarquables. Plusieurs œuvres, telles que la Nativité ou la Glorification du Christ présentent des ébauches de perspective, marques de l’influence italienne. Kateřina Průšová nous fait remarquer que les peintures sont cependant inégales, certaines présentent des visages peu expressifs et la composition reste simple. Il faut dire que ces neufs réalisations ne sont pas l’œuvre d’un seul artiste mais de plusieurs. Mais qui est donc le fameux maître de Vyšší Brod ?

« C’est un maître anonyme nommé d’après ce cycle. Au Moyen-âge on connaît le nom de l’artiste mais on ne peut pas lui attribuer quoi que soit ou on dispose d’une œuvre d’art mais on ne connaît pas le nom de l’artiste. Au Moyen-âge c’est donc une situation très difficile. Il n’y a qu’un fragment, peut-être un dixième qui a survécu jusqu’à nos jours parce que le bois, particulièrement, cela brûle très bien. »

Photo: Galerie nationale
Cependant, une exception confirme la règle et c’est ce que nous prouve la salle suivante où une série de portraits attendent le visiteur, des portraits dont le style diverge fortement avec le style linéaire, typique des réalisations de la moitié du XIVe siècle, que l’on a pu appréhender jusque là. Kateřina Průšová:

« Ces six tableaux font partie de la collection de 129 tableaux, à l’origine ils étaient 130, qui sont exposés au château de Karlštejn, à l’ouest de Prague. Un tableau est perdu mais c’est vraiment un miracle qu’ils aient survécu jusqu’à nos jours. Ils ont été peints par maître Théodoric. Dans ce cas on connait le nom de l’artiste, on connaît quelques détails sur sa vie et on sait ce qu’il a peint, c’est donc un cas très rare pour le Moyen-âge. Maître Théodoric était un peinte de cour de Charles IV et il a décoré la Chapelle Sainte-Croix avec ces tableaux, avec ces figures de saints pour représenter l’armée sainte du Christ qui devait protéger les joyaux de la couronne de Bohême placés à Karlštejn ainsi que quelques reliques. »

Maître Théodoric,  photo: Galerie nationale
Dans les cadres des tableaux, des emplacements recouverts de pierres précieuses permettaient de déposer des reliques. Mais en près de six siècles de temps, elles ont pu être perdues ou des ingénus s’en sont tout simplement emparés. Il s’agissait en réalité de reliquaires sous forme de tableaux car Charles IV ambitionnait de réunir toutes les reliques de tous les saints en un emplacement unique, réalisation dont l’ambition était ni plus ni moins de faire revenir le Christ sur Terre. Ce qui n’aurait pas manqué de conforté la puissance de l’empereur. Un empereur qui vénérait Charlemagne. Or ce dernier est représenté sur l’un des panneaux peints, et selon Kateřina Průšová, c’est un crypto-portrait : le portrait de Charlemagne cacherait celui de Charles IV. Les traits des personnages représentés sont très détaillés et témoignent de la maîtrise exceptionnelle de maître Théodoric.

Et c’est avec un autre maître que nous allons achever la visite : le maître de T-Třeboň que nous présente notre guide devant une œuvre représentant le Christ sur la montagne des oliviers :

Photo: Galerie nationale
« Le maître de Třeboň a travaillé presque uniquement pour des ordres monastiques, notamment pour les Augustins, pour un ordre traditionnellement riche. C’est un style complètement différent de celui de maître Théodoric, de ce style avec des figures robustes, des veines, un style très naturaliste. C’est devenu ce style impérial de Charles IV, reconnaissable facilement. Donc le maître de Třeboň change complètement. On voit ici des figures pratiquement dématérialisées. Il utilise beaucoup de diagonales dans ses compositions. Les cieux sont rouges avec des étoiles dorées. "

Le maître de Treboň semble déjà subir des influences franco-flamandes là où ses prédécesseurs étaient plus tourné vers l’Italie. La qualité d’un voile transparent recouvrant le corps du Christ sur la troisième œuvre de ce cycle témoigne de son brio. Et c’est avec cette œuvre que se termine notre visite radiophonique qui mériterait pourtant qu’on s’attarde bien plus longuement sur les trésors que recèle ce musée, telle que notamment l’admirable collection d’art hussite.