Le CEFRES, un centre pluridisciplinaire et déjà trentenaire à Prague
Dans les locaux du CEFRES à Prague, à deux pas de la Gare Masaryk, se trouvent une bibliothèque française de sciences sociales, qui recense pas moins de 6000 ouvrages et quelques étages plus haut les bureaux des chercheurs. Jérôme Heurtaux est l'actuel directeur du CEFRES. Nous l’avons rencontré à l’occasion du trentième anniversaire de l’institution.
Jérôme Heurtaux vous êtes politiste chercheur en science politique, plus précisément en sociologie politique. Vous vous intéressez aux changements de régime en Europe centrale avec le cas de la Pologne et au Maghreb avec la Tunisie. Depuis 2018 vous travaillez à Prague, vous dirigez le CEFRES, Centre français de recherches en sciences sociales. Sciences sociales avec un « s », c’est important par qu’on ne fait pas que de la science politique ou de la sociologie ici …
« C’est un centre pluridisciplinaire qui essaye de joindre deux univers qui sont souvent séparés dans les universités françaises ou tchèques : d’un côté les sciences humaines et les sciences sociales. Au CEFRES nous travaillons et les sciences humaines, et les sciences sociales à parts égales, même si la proportion peut varier en fonction des périodes, du hasard des candidatures et des affectations. Actuellement au CEFRES il y a des anthropologues, des historiens, des politistes, des sociologues mais aussi des chercheurs en littérature comparée et en philosophie – même si nous étions davantage représentés en philosophie il y a quelques années qu’aujourd’hui. Mais cela peut encore changer. »
« En termes d’objet de recherche c’est très varié. Historiquement le CEFRES se concentrait plutôt sur des études dites « aréales », c’est-à-dire autour d’objets constitués et situés en République tchèque, en Slovaquie ou plus largement dans les pays du groupe de Visegrád. C’est toujours le cas, et la majorité de nos chercheurs travaillent sur des objets qui sont situés géographiquement dans cette zone mais cela ne veut pas dire qu’ils se reconnaissent dans le champ des études aréales ou qu’ils se disent spécialistes d’un des pays. Ils développent fréquemment des objets assez transversaux, surtout lorsqu’ils travaillent en équipe. Ils peuvent maîtriser une des langues d’Europe centrale, mais aussi d’autres langues. Donc nous privilégions les travaux de recherche intéressants et originaux plutôt que le fait qu’ils s’inscrivent dans la continuité. Cela nous donne donc une très grande variété d’objets. Par exemple une équipe travaille en ce moment sur les pratiques mémorielles et les mémoires des minorités vaincues, ces minorités nationales qui, à la suite du déclin d’un empire ou la décolonisation, ont dû quitter un territoire qu’elles occupaient. Cela provoque des réactions en chaîne sur le plan mémoriel, et c’est ce qu’ils étudient.
« Nous avons aussi des travaux qui portent sur les mouvements d’extrême-droite en Europe centrale, ou encore des recherches qui portent sur le phénomène du squat à Prague. Un de nos doctorants travaille en ce moment sur le marché de Sapa. Il fait une analyse extrêmement intéressante sur le commerce de la minorité vietnamienne en République tchèque et sur les liens transnationaux que ce commerce implique. Cette variété ne fait pourtant pas du CEFRES une institution éclatée, parce que tous ces collègues se reconnaissent comme appartenant au même univers intellectuel qui est celui de la recherche en sciences sociales et humaines. »
Vous avez parlé d’un centre qui évolue. Il est vrai que son histoire n’a pas été un long fleuve tranquille, il y a eu notamment des problèmes de financement en début des années 2010, réglés depuis. Êtes-vous aujourd’hui serein quant à l’avenir de ce centre ?
LIRE & ECOUTER
« D’une part le contexte n’est pas facile. Les chercheurs ont de plus en plus de mal à accéder à leur terrain ou aux archives. Quand celles-ci sont fermées comment fait-on ? Sans parler des aspects psychologiques, le fait de travailler en permanence avec les outils numériques n’est pas le meilleur service que l’on puisse rendre à la discussion scientifique. Cela étant, nous faisons face. Nous avons par exemple rééquipé le CEFRES de manière à pouvoir organiser des séminaires, certes en ligne, mais comme s’ils étaient de véritables événements. L’avenir est donc incertain pour toutes les activités et en particulier les nôtres. »
« D’autre part, il y a la question du financement. Aujourd’hui nous avons la grande chance d’avoir deux tutelles qui d’année en année confirment leur soutien. C’est bien sûr le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères qui est à l’origine des Instituts de recherche français à l’étranger. C’est aussi le CNRS. Je dois ajouter, et je les en remercie, les deux principaux partenaires tchèques : l’Académie des sciences de République tchèque, qui nous héberge quasiment à titre gratuit, et l’Université Charles de Prague avec qui nous avons des accords de financement notamment de post-doctorants. Ces deux institutions, avec nous et le CNRS forment la « Plateforme CEFRES » qui génère des bourses pour des étudiants et certains programmes de financement. L’un d’entre eux, notamment, dans le cadre de l’Union européenne puisque le CEFRES est aussi un incubateur de projets européens. D’ailleurs l’an dernier notre équipe a obtenu un financement de deux millions d’euros pour mener un programme sur cinq ans. »
Être ici, dans les locaux de l’Académie des sciences, c’est un bel exemple de coopération internationale. Quel est l’intérêt pour vous, chercheurs, d’être ici en République tchèque ? Certains pourraient vous dire qu’avec tous les outils numériques vous pourriez travailler depuis la France …
« On a beau pouvoir tout faire à distance, il y a une chose qu’on ne fera jamais aussi bien qu’en face à face : atteindre la compréhension intime et réciproque. Il faut être présent pour créer de la confiance. Ce n’est qu’avec de la confiance que l’on construit des programmes internationaux. On ne peut pas coopérer, qu’en s’envoyant des mails. Cela ne suffit pas. Et la recherche intellectuelle, c’est partager ensemble la passion du doute, qui s’exprime en présentiel. Au cours de combien de discussions informelles qui ne sont enregistrées ni par Zoom ni par Facebook se décident et se dessinent les contours d’une réflexion commune ? Donc bien sûr qu’il faut utiliser tous ces outils qui sont absolument nécessaire, mais ils ne remplaceront pas cela.»
« Et puis les recherches empiriques c’est de l’entretien, ce sont des relations face à face, ce sont des questionnaires et parfois des observations empiriques in situ. Et cela on ne peut pas le faire à distance. Alors, certes, parfois des événements politiques ou associatifs sont diffusés en streaming, c’est une source exceptionnelle mais qui ne remplacera absolument pas la présence sur place.
Et pourquoi Prague particulièrement ?
« Nous avons accès à des outils de traduction voire même d’interprétariat en ligne, mais comment comprendre une société, écrire et même se permettre d’écrire sur une société sans en partager un minimum le destin ? A travers une présence, à travers l’apprentissage de la langue … Je ne dis pas que c’est toujours facile, mais il faut au moins essayer de partager le même langage, il faut s’efforcer de comprendre de quoi sont faits les week-ends de nos enquêtés. Il en découle énormément de petites notations sur une société qui mises bout à bout nous permettent d’accéder même partiellement, jamais totalement, à la connaissance ou au moins la compréhension. »
« Après, les relations bilatérales entre la France et la République tchèque existent encore y compris dans le cadre de l’Union européenne. Comment imaginer que la coopération franco-tchèque puisse se faire de bureau en bureau, à 2000 kilomètres de distance ? Enfin, vous trouverez peut-être mon dernier point naïf mais pour moi, c’est de l’humanisme aussi. Nous sommes tous des européens, et nous sommes heureux d’être à Prague. »