Le « francouzák » des camarades

Gustáv Husák et Léonid Brejnev, photo: ČT24
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Salut à tous les tchécophiles de Radio Prague ! Si l’apprentissage du tchèque est parfois « un peu » compliqué pour les étrangers qui se lancent dans l’aventure, c’est bien entendu à cause de la grammaire, des exceptions et de plein d’autres choses encore, mais aussi parce qu’il existe de nombreux mots qui se ressemblent très fortement dans leur forme et qui, pourtant, n’ont absolument pas la même signification. C’est le cas par exemple des mots « polibek » et « políček ». On ne vous en dit pas plus…

Dans notre dernière émission, Aude Pasquier, un de ces francophones qui parlent tchèque auxquels nous consacrons une série depuis quelque temps, nous avait raconté la mésaventure qui lui était arrivée dans un restaurant tchèque…

Dětský koutek,  photo: Barbora Němcová
« Je confonds régulièrement les mots. Je me souviens que tel mot a cinq lettres, qu’il a un ‘K’, un ‘T’ ou un ‘R’ quelque part, je complète donc les vides avec d’autres lettres… et puis il se trouve toujours que ce n’est pas ça ! Par exemple, j’ai une fois recommandé à quelqu’un un restaurant très agréable, non-fumeur et avec un… ‘dětský kousek’. Ce qui signifie ‘un morceau d’enfant’, alors que je voulais bien entendu dire ‘dětský koutek’, c’est-à-dire ‘un coin pour les enfants’ où ils peuvent jouer. Et il m’arrive de transformer des mots de la sorte dans presque chaque conversation. Heureusement, mes inventions font souvent beaucoup rire mes amis tchèques, surtout quand tout le monde comprend ce que je veux dire. »

Cette mésaventure pourrait très bien se produire avec d’autres mots qui, étymologiquement, n’ont aucun rapport, mais qui, formellement, se ressemblent beaucoup. Cela est le cas avec les mots « polibek » et « políček », à savoir « un baiser » et « une gifle ». Il est là aisé de reconnaître que, d’un point de vue étymologique (et pas seulement), recevoir un baiser ou donner un baiser et être giflé ou gifler quelqu’un, lui donner une baffe, n’est effectivement pas tout à fait la même chose… Cela n’enlève rien au fait que ces deux mots de sept lettres sont formellement quasi identiques, à l’exception donc d’une seule de leurs lettres.

Foto: stockimages/ FreeDigitalPhotos.net
Ainsi, si au lieu de « Polibek, polibek, polibek patří láskám, nejenom, nejenom, nejenom superkráskám. Polibek, polibek, polibek patří milujícím. », Hana Zagorová et ses deux acolytes dans la chanson intitulée « Polibek », avaient repris le même refrain en remplaçant le mot « polibek » par « políček », cela nous aurait alors donné quelque chose comme « une gifle appartient aux amours et aux amoureux, et pas seulement aux supers beautés »… On veut bien admettre que même cette version ne serait pas totalement saugrenue, car après tout, on connaît des histoires d’amour où une gifle perdue ici ou là fait partie de la relation, mais le succès de la chanson, reprise d’un célèbre tube italien du début des années 80, n’aurait alors probablement pas été le même.

Photo: Matthew Bowden / freeimages
Mais l’objet de notre attention ne peut être ce « Piccolo Amore » de Ricchi e Poveri - « Petit amour », même si on peut ici supposer que l’auteur de la version tchèque a trouvé avec « polibek » un mot qui, avec ses trois syllabes et sa première lettre « P », se rapproche rythmiquement beaucoup de l’italien « piccolo ». Une trouvaille d’autant plus juste que « polibek » ne signifie pas seulement « baiser » mais peut aussi désigner un « bisou ». Dans cette chanson, « polibek » serait donc en quelque sorte le bisou d’un « piccolo amore » - « petit amour ».

Polibek ou pusa ?

Mais intéressons-nous de plus près également à l’aspect étymologique de ce mot « polibek ». En cherchant un peu, on apprend qu’il s’agit là d’un substantif dérivé du verbe « líbat » - « embrasser » et dans la famille duquel se range également par exemple le mot « líbánky » - « lune de miel », à savoir donc une période censée être la plus heureuse d’un jeune couple et durant laquelle les « políčky » - « les gifles », n’ont normalement pas leur place… Notez là que nous avons affaire à des mots tout ce qu’il y a de plus tchèque dans la mesure où ne trouve nulle trace dans les autres langues slaves de mots ressemblants ou similaires pour désigner un baiser ou un « embrassement » - « líbání ».

Néanmoins, tous ces mots ont quand même une origine commune qui provient du proto-slave, une langue aussi appelé slave commun qui était l’ancêtre du vieux-slave et de l’ensemble des langues slaves (nous sommes bien conscients de nous répéter à chaque fois que l’on évoque ce slave commun, mais c’est pour être sûr que vous ne vous perdiez pas dans nos explications). Cette origine commune est donc le verbe « ľubiti », qui signifie « milovat » en tchèque - « aimer » en français. « Ya tibia lioubliou » (retranscrit phonétiquement) disent ainsi par exemple les Russes pour « Je t’aime » - « Miluji Tě ». On peut donc affirmer que ces mots typiquement tchèques que sont « líbat » et « polibek » proviennent de l’ancienne appellation de l’amour – « milování » (qui sert aujourd’hui à désigner l’acte amoureux) et « láska » (qui désigne lui le sentiment amoureux).

S’il n’est pas besoin de vous faire un dessin, rappelons quand même qu’un baiser consiste à effleurer, toucher de ses lèvres quelque partie d'une personne, le plus souvent sa joue, son visage ou sa main, par amitié ou par civilité, ou à presser ses lèvres sur la bouche d’une autre personne, alors en signe d’amour. Mais pourquoi ce rappel évident, vous demandez-vous peut-être. Parce qu’un des synonymes en tchèque du mot « polibek » est « pusa ». Or, ce mot « pusa » possède deux sens : celui de « baiser », « bise » ou « bisou », mais aussi celui de « bouche ». D’ailleurs, les Tchèques utilisent davantage dans la vie quotidienne le mot familier « pusa » que « polibek », dont l’usage est lui plus soutenu et littéraire. Ainsi, le premier baiser des nouveaux époux lors de leur cérémonie de mariage se dit « svatební polibek » et non pas « svatební pusa », de même que « le baiser de la mort » au sein de la mafia se dit « polibek smrti » et pas « pusa smrti ».

Quand les camarades se bécotaient

Gustáv Husák et Léonid Brejnev,  photo: ČT24
Et lorsque les camarades Léonid Brejnev, dirigeant de l’URSS, et Gustáv Husák, président de la République socialiste tchécoslovaque, s’embrassaient sur la bouche, les médias évoquaient ce « baiser de la fraternité » en parlant bien entendu de « polibek », plus précisément de « soudružský polibek », littéralement « le baiser des camarades ». Notez que ces baisers torrides de la Guerre froide qui symbolisaient un amour mortel entre les hauts représentants des pays communistes faisaient penser à ce que les Tchèques appellent un « francouzák ».

Un terme d’argot qui sert à désigner ce qu’ils considèrent être un « baiser à la française » – « francouzský polibek », c’est-à-dire embrasser une personne sur la bouche en se servant de la langue, et bien entendu avec les lèvres gourmandes, bref rouler une pelle, un palot, un patin ou une galoche (on vous laisse choisir).

Oui, « to je paráda ! », comme le disent les Tchèques (cf. : http://www.radio.cz/fr/rubrique/tcheque/to-je-parada-cest-super-chouette), mais revenons au mot « pusa » pour encore préciser qu’il s’agit d’un mot relativement récent de la langue tchèque, puisqu’il n’est apparu que vers le milieu du XIXe siècle. Et figurez-vous qu’il a pris son sens de « polibek »à partir de l’allemand « Buss », un mot qui est en fait une onomatopée, à savoir une interjection émise pour simuler un bruit particulier par l'imitation d’un son ; dans le cas présent le bruit d’un baiser.

Enfin, précisons encore que ce mot « pusa » dans son sens de baiser peut nous faire penser au mot d’argot français « bécot », dérivé de « bec », qui désigne à la fois la bouche et un baiser…

Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur les « baisers tchèques » que ces derniers appellent aussi parfois tendrement des « hubičky », diminutif du mot « huba » - « gueule », que l'on pourrait interpréter comme des « petites gueules » mais qui sont donc des bisous, des petits baisers. On se quitte là-dessus, et profitez-en, car dans une prochaine émission c’est au mot « políček » que nous nous intéresserons et il ne s’agira alors plus de se bécoter… D’ici-là, portez-vous aussi du mieux possible - mějte se co nejlíp !, portez le soleil en vous - slunce v duši, salut et à bientôt - zatím ahoj !