Le rock underground, sous la normalisation communiste
Le Printemps de Prague 1968... Une période souvent décrite comme une tentative de conférer au socialisme un « visage humain », période marquée par un immense élan voire l'effervescence de la population tchèque. Un vent de liberté souffle dans le pays, on s'exprime plus facilement et on écoute les radios occidentales. L'un des nombreux signes de ce changement est l'engouement pour le Rock and Roll. Des centaines de groupes aux noms provocateurs (« les Rebelles », « les Matadors »...) se donnent en concert dans une ambiance enthousiaste. Mais en août 1968, les forces armées du Pacte de Varsovie envahissent la capitale: les Soviétiques comptent bien mettre fin à cette récente politique de libéralisation et participent à l'installation d'un nouvel Etat policier chargé de réprimer tous les actes, toutes les manifestations qui ne seraient pas conformes à la volonté de Moscou... Quelles en ont été les conséquences pour la musique « non-conforme » ou les groupes « contestataires » de l'écrasement du Printemps de Prague, dont nous nous sommes récemment rappelés le 38e anniversaire ?
Jouer du Rock and Roll devient donc presque interdit et les groupes existants ou en formation sont désormais obligés de cacher leur activité. C'est à partir de ce moment là que l'on peut parler de musique « underground ». Ce terme a été emprunté à la culture américaine par les membres mêmes de la dissidence tchèque qui n'osaient pas utiliser le mot équivalent dans leur propre langue : la transparence de cette appellation aurait été trop provocatrice envers une police politique décidée à punir toute activité clandestine.
Ce mot a d'abord été surtout utilisé en référence au groupe des « Plastic People of the Universe » qui s'est formé juste après l'invasion des communistes en 1968. Ce groupe, qui en plus de correspondre parfaitement à l'appellation de « souterrain », a essentiellement dans ses débuts des influences américaines, en comptant des groupes comme The Velvet Underground ou Frank Zappa. Le rock américain est plus que jamais un symbole de liberté d'expression et de grande modernité, deux idéaux inaccessibles sous l'oppression. Les premières chansons des « Plastics » comptent donc essentiellement des reprises de leurs idoles, mais aussi certaines compositions en langue tchèque. Les paroles provocatrices des rockers de l'ouest prennent un sens nouveau mais tout-à-fait éloquent lorsqu'elles sont chantées à l'intérieur de la Tchécoslovaquie communiste : le groupe The Fugs affirme ainsi « quand la mode de la musique change, les murs de la ville tremblent ». Mais c'est vers 1972 que le groupe prend une nouvelle direction : Milan Hlavsa et les autres membres des Plastics décident de laisser tomber les reprises pour mieux se concentrer sur leur propre identité, leurs racines et composent de nouvelles chansons, uniquement en tchèque.
Parmi les nouveaux textes sont choisis des poèmes d'écrivains dissidents, comme ceux du très audacieux Egon Bondy, connu pour ses textes sulfureux, ou Frantisek Vanecek, qui dénonce les faiblesses du régime communiste dans un texte intitulé «100 points». Ce texte est clamé à la dixième minute d'un morceau instrumental et contient par exemple ces quelques phrases : « ils ont peur des vieux pour leur mémoire, ils ont peur des jeunes pour leur innocence, ils ont peur même des enfants qui vont à l'école, (...) ils ont peur des tombes et des fleurs que les gens y déposent, (...) ils ont peur des conventions qu'ils signent, (...) ils ont peur de Marx, ils ont peur de Lénine (...) ils ont peur du socialisme. »On peut dire aujourd'hui que c'est grâce à la musique rock que le mouvement underground et l'esprit de la contre-culture ont pu se développer si abondamment en Tchécoslovaquie. Des groupes tels que les Plastic People of the Universe font découvrir au public des poèmes qui étaient restés jusque là dans le domaine confidentiel, et rassemblent des foules de jeunes qui se sentent désormais appartenir à un large mouvement de rebellion. Ce public ne se compose d'ailleurs pas seulement d'intellectuels militants mais aussi, et surtout, de jeunes travailleurs révoltés, dépossédés des fragments de liberté qu'ils avaient eu la chance d'entrevoir pendant les mois heureux du printemps de Prague. La musique passe de mains en mains, sur des enregistrements pirates, et les rumeurs de concerts se propagent à toute vitesse dans la ville de Prague. Cet engouement est bien sûr considéré comme une menace sérieuse par le pouvoir, qui décide dès 1970 la suppression de la licence professionnelle des musiciens des Plastics, leur demandant également de rétribuer l'ensemble de leur matériel à l'Etat. Cette décision est le début d'une longue suite de mesures prises à l'encontre des membres du groupe et de leurs fans.
Les concerts sont déguisés en fête de mariage et autres anniversaires pour ne pas être portés à la connaissance de la police, on les organise dans des endroits secrets, écartés de Prague : Vaclav Havel (l'ex-président de la République) prêtera d'ailleurs sa maison de campagne pour l'organisation de festivals. Cela n'empêche pourtant pas les interventions des forces de police, qui arrive régulièrement à être informée de ces événements, interrompant les concerts et procédant à des interrogatoires et arrestations massives. En 1976, lors du deuxième festival de la seconde culture dans le village de Bojanovice, on arrête plus d'une centaine de personnes, confisque les textes et livres samizdat (c'est-à-dire autoproduits, il s'agit de la littérature non officielle) et saisit encore une fois le matériel des Plastics, instruments et enceintes qui avaient été cette fois fabriqués à la main, arrangés par l'un des membres du groupe qui par chance était un bon électricien.Dès le lendemain, les journaux de l'ouest relatent toute l'histoire et l'ensemble du pays prend connaissance de l'existence de cette culture underground, restée jusqu'alors secrète. Les procès entamés contre les musiciens sont la meilleure publicité offerte aux rockers dissidents.
Les membres de plusieurs groupes sont finalement envoyés en prison pour une durée allant de quelques mois à un an et demi. La solidarité internationale et intellectuelle s'engage : en 1977, environ 200 personnes signent la « Charte 77 », appelant le gouvernement à respecter ses engagements concernant le manifeste des droits de l'homme qu'il avait approuvé lors des accords d'Helsinki en 1974. En France, ce mouvement est supporté par un comité de soutien auquels participent par exemple l'écrivain Vercors ou Yves Montand.
Les signatures sont nominales et la police secrète ne tarde pas à concentrer ses forces sur ceux qu'elle considère comme des opposants au pouvoir. Les citoyens étrangers sont amenés à rentrer dans leur pays. L'un des musiciens des Plastics, Paul Wilson, quitte le pays avec, dans ses poches, quelques enregistrements du groupe et aide à le faire connaître dans le grand ouest.
The Plastics People of the Universe continuent à jouer leur musique malgré les multiples acharnements policiers dont ils sont victimes jusqu'en 1989 et influencent ceux qu'on finira par appeler : « la deuxième génération de l'underground » au début des années 1980. Des nouveaux groupes aux noms aussi variés que « Soldats des Chiens » ou « Garage » perpétuent la tradition du rock dissident tchécoslovaque et subissent la même pression que leurs aînés quelques années plus tôt.Après la Révolution de velours en 1989, ces groupes (et particulièrement les Plastics People of the Universe) continuent à influencer la scène tchèque, qui glorifie leur passé résistant et s'inspire des mêmes influences (rock psychédélique américain). Cependant, lorsque l'on demande l'avis des anciens rockers dissidents concernant la liberté dont bénéficie la musique aujourd'hui, ils manifestent une légère déception. Pour eux, la musique est aujourd'hui victime des lois du marché international : le prix des CDs est plus cher et donc abordable par un nombre moins important de personnes et les groupes tchèques sont concurrencés par une diffusion massive de musique en provenance des Etats-Unis et d'Angleterre. De plus ils insistent sur la perte de l'esprit fédérateur de cette musique : les concerts ne sont plus attendus avec autant d'impatience et ne représentent plus l'endroit privilégié d'un rassemblement massif de gens désirant partager leurs opinions. La musique alternative n'est plus marginale aujourd'hui à cause de la répression dont elle est victime mais parce qu'elle est noyée dans le flot de la musique commerciale, destinée à enrichir musiciens et producteurs.