« Les Plastic People ? J’ai accepté, évidemment, c’étaient les Rolling Stones de Tchécoslovaquie ! »

Josef Karafiát au concert du groupe Plastic People of the Universe en août 21, 2014

Alors que la Tchécoslovaquie expérimente la Normalisation, période de durcissement du régime communiste en place après l’écrasement du Printemps de Prague, un groupe de musiciens, inspiré par The Velvet Underground et Frank Zappa, décide de se lancer dans le rock. Ce groupe, les Plastic People of the Universe, est rapidement interdit et doit se produire lors de concerts clandestins. Ses membres deviennent des icônes de la dissidence dans le pays, admirés notamment par Václav Havel. Joe Karafiát, guitariste du groupe depuis 1997, a accepté de partager avec nous son histoire.

Comment avez-vous commencé la musique ?

Josef Karafiát | Photo: Eva Dvořáková,  ČRo

« Mon père jouait du blues, et avant qu’il ne soit contraint de partir travailler en Allemagne pendant la guerre, c’était un bon musicien. Il jouait de la country, aussi, et nous avions une guitare cassée à la maison, qui a toujours éveillé ma curiosité. Finalement, je me suis vraiment mis à la musique, à la guitare et à la basse, assez tard, vers l’âge de 17-18 ans, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à jouer dans un groupe. »

Vous n’avez donc jamais suivi de formation classique pour apprendre la théorie ?

« Pendant deux ans, si, mais je n’ai pas du tout aimé cela. Je voulais faire quelque chose de différent que du classique, où il faut énormément travailler… Ce n’est pas ce que je voulais, même si, au final, j’ai quand même dû beaucoup travailler pour devenir musicien. Mais c’est un style différent, c’est ce que j’aimais. »

La période de normalisation, qui a suivi l’écrasement du Printemps de Prague, vous a-t-elle encouragé à vous intéresser à la musique underground ? Connaissiez-vous déjà les Plastic People of the Universe à leurs débuts ?

« Je connaissais déjà les Plastic People mais ils n’avaient pas le droit de jouer, ils ne jouaient que lors de fêtes privées comme des mariages ou des anniversaires. Mais il y a eu de gros problèmes suite à ces fêtes interdites. À České Budějovice, en 1974, la police est intervenue lors d’un festival de musique clandestin où ils devaient se produire. Ce qu’il s’est passé là-bas a été terrible : les gens ont été tabassés, arrêtés, emprisonnés… Du coup, je n’ai jamais eu l’occasion de les voir jouer avant mon départ. »

Photo: EMI

Ont-ils malgré tout été une source d’inspiration pour vous ?

« Oui, j’écoutais leur musique à l’époque, quand j’étais encore en Tchécoslovaquie, sur des disques pirates. C’était interdit et dangereux, il ne fallait pas se faire prendre par la police secrète. Les membres du groupe en ont d’ailleurs fait les frais et ont été arrêtés, ce qui a d’ailleurs donné naissance à la Charte 77 (la plus importante pétition de protestation en Tchécoslovaquie, demandant au gouvernement communiste de respecter les droits de l’Homme, ndlr). Cela a éé un passage difficile de ma vie, et c’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il fallait que je parte. Je savais que je ne voulais plus vivre sous le régime communiste en Tchécoslovaquie. Je ne pouvais plus rester. »

Vous avez donc quitté la Tchécoslovaquie en 1980. Comment avez-vous réussi à rejoindre Londres, puis le Canada ?

« Cela n’a pas été facile. Des passeurs m’ont aidé à sortir de Tchécoslovaquie. J’ai été chanceux de survivre et de ne pas me faire prendre. J’étais jeune, on ne vit qu’une seule fois et je ne voulais pas perdre mon temps sous le régime communiste. Je les haïssais. Beaucoup de mes amis étaient déjà partis, eux aussi, et c’est comme ça que j’ai décidé de tenter l’aventure à mon tour, en allant à Londres. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que je suis devenu un homme heureux. »

Cela a forcément constitué un changement radical. Comment vous êtes-vous accommodé à ce nouveau mode de vie ?

Josef Karafiát au Canada en 1987 | Photo: Archives de Josef Karafiát/Paměť národa

« Je ne parlais pas du tout anglais, c’était ma première expérience à l’étranger, ce qui fait que cela est vite devenu très difficile pour moi en Angleterre. Je n’avais pas de papiers pour travailler, ils me disaient de retourner en Tchécoslovaquie, de ‘rentrer chez moi’, mais je ne pouvais pas. On m’y aurait envoyé directement en prison... J’y suis donc resté deux ans, un temps suffisant pour apprendre l’anglais. Et, comme je suis musicien, j’ai fait de bonnes rencontres, notamment parmi les artistes anglais. La même chose s’est reproduite au Canada, où j’ai formé un groupe de musique, ce qui m’a permis de m’intégrer et de rencontrer du monde sur place. »

Au Canada, vous avez continué la musique et avez fait la rencontre de Vratislav Brabenec, lui aussi exilé tchécoslovaque…

Vratislav Brabenec  (à droite) | Photo: Vis Magor - Poema o básníkovi/ČT

« L’Angleterre était un pays où la vie était trop chère pour moi et où je ne pouvais pas travailler. Il y pleut tout le temps, et il ne s’y passe rien. J’ai donc décidé de partir aux États-Unis. J’ai postulé pour obtenir un visa pour l’Amérique, mais ça n’a pas fonctionné. J’ai donc opté pour le visa canadien, et ça a marché ! J’ai quitté Londres pour le Canada en 1982. Quand j’ai rencontré Vratislav Brabenec, nous avons commencé à faire de la musique ensemble. On s’est produit d’abord sur des petites scènes privées, au Canada, puis lors d’événements de plus grande ampleur, à New York notamment, où nous avons participé à un concert en soutien au manager des Plastic People de l’époque, pour qui nous avons amassé des fonds alors qu’il était emprisonné en Tchécoslovaquie. J’ai beaucoup voyagé par la suite. Je suis retourné à Londres pendant un an, car je n’aimais pas l’hiver canadien, c’était terrible (rires). J’ai préféré la pluie au gel. »

À ce moment-là, vouliez-vous déjà devenir musicien professionnel ?

« Oui, mais, vous savez, je ne suis pas quelqu’un qui s’intéresse réellement à la musique pop ou mainstream, je viens de l’underground, je suis passionné par le blues, le jazz et d’autres genres musicaux de niche. On ne peut pas vivre de la musique quand on vient de ces milieux culturels. C’est presque impossible. C’était plus un loisir, quelque chose que je faisais pour m’amuser, avant tout, mais aussi pour garder un lien avec une communauté, faire des rencontres, etc. »

Josef Karafiát au Canada dans les années 1990 | Photo: Archives de Josef Karafiát

Vous étiez donc au Canada quand a éclaté la révolution dans votre pays d’origine, la Tchécoslovaquie, en 1989. Comment avez-vous vécu ces grands changements depuis l’étranger ?

« Je me souviens que je travaillais comme électricien dans la maison d’une dame et que j’écoutais la radio canadienne. Aux infos, ils ont annoncé que ‘de grandes choses se passaient’, en Allemagne d’abord, à Berlin, puis ça s’est répandu à l’ensemble du bloc de l’Est. La Tchécoslovaquie, il me semble, est le dernier pays à s’être rebellé contre son régime communiste avec la révolution de Velours. Au tout début, quand j’ai appris ça, je n’avais pas l’intention de rentrer. J’étais heureux là où j’étais. »

Mais vous êtes tout de même rentré... Qu’est-ce qui vous a poussé à revenir et qu’est-ce que cela signifiait pour vous de rentrer après dix années passées à l’étranger ?

Joe Karafiát  (à gauche) au concert du groupe Tony Ducháček et Garáž | Photo: Nazgul03,  Wikimedia Commons,  CC BY 2.0

« Je ne l’aurais jamais imaginé, effectivement. J’étais persuadé que je ne retournerais jamais en Tchécoslovaquie, j’étais très pessimiste. Je pense que j’étais un peu traumatisé par le régime, par la police secrète, j’ai vécu des expériences malheureuses qui m’ont marqué. J’ai fini par rentrer pour être plus près de ma famille. Ma mère était malade, j’ai senti que c’était mon devoir de prendre soin d’elle. Je suis rentré pour six mois d’abord, puis je suis retourné au Canada. Au début, je faisais des allers-retours. Cela a duré jusqu’en 1991 ou 1992, quand j’ai reçu une offre pour faire partie d’un groupe de rock plutôt célèbre en Tchécoslovaquie qui s’appelle Garáž (prononcer "garage" en français). Je les ai rejoints et j’ai bien fait : cela m’a permis de gagner un peu d’argent tout en rencontrant de nouvelles personnes. »

Et cela vous a poussé à vous installer durablement en Tchéquie...

« Oui, et dans la foulée j’ai fondé mon propre groupe, le Joe Carnation Band, avec lequel on a sorti quelques albums. C’est ainsi que je me suis réinstallé définitivement. »

Vous intégrez en 1997 les légendaires Plastic People of the Universe. Comment cela s’est passé ?

« En 1997, les Plastic People of the Universe n’avaient plus joué depuis plus de 15 ans, parce que Brabenec avait été contraint de quitter le pays en 1982, pour aller au Canada. À la demande du président Václav Havel, le groupe s’est reformé pour un concert au Château de Prague à l’occasion du 20e anniversaire de la Charte 77. À ce moment-là, je ne faisais pas encore partie du groupe, mais j’ai pu assister au concert. Après ça, les Plastic People sont partis en tournée et j’ai été sollicité par le batteur pour les rejoindre. J’ai accepté, évidemment, c’étaient les Rolling Stones de la Tchécoslovaquie ! Ils m’ont envoyé les musiques, j’ai appris à les jouer assez rapidement et on est partis en tournée. Partout où nous passions, on était sold-out, même à New York, où nous avons joué trois ou quatre fois d’affilée. C’était incroyable ! Ce groupe était à un niveau complètement différent de ce que j’avais connu précédemment, c’était une autre dimension. En plus, cela m’a permis de rencontrer le président et des gens très importants. »

Comment expliquez-vous un tel succès à l’étranger ? En Tchéquie et en Slovaquie, cela paraît normal, mais comment êtes-vous parvenu à remplir des salles en Amérique du Nord, par exemple ?

« C’était une période de l’histoire où tout le monde s’intéressait à l’Europe de l’Est. Les Américains, les Français aussi, étaient curieux de savoir ce qu’il s’était réellement passé sous le communisme et ils voulaient entendre les dissidents, les Plastic People. La première fois que nous sommes allés à New York, comme je parlais anglais, j’ai été reçu par CNN pour une interview... C’est quand même quelque chose, non ?! Les occidentaux voulaient juste comprendre pourquoi ce groupe était si dangereux pour le régime communiste. »

Pourquoi donc était-il dangereux aux yeux du gouvernement ?

« Les Plastic People n’ont jamais fait de politique, les textes n’étaient pas provocateurs envers le communisme et le gouvernement. Ils ne faisaient rien de mal, si ce n’est du rock&roll. Le groupe a été inspiré par The Velvet Underground, le groupe de Lou Reed, mais aussi par Frank Zappa. Le nom du groupe, Plastic People of the Universe, est d’ailleurs une référence à un titre de Zappa. C’est juste ça. Ils ont été réprimés parce qu’ils étaient influencés par la culture américaine, qu’ils avaient les cheveux longs, buvaient de la bière et faisaient du rock… Mais ils s’en foutaient du régime. »

Que représentent les Plastic People of the Universe pour les Tchèques aujourd’hui ?

« Ce que je constate, c’est que lors de nos concerts, il n’y a pas beaucoup de jeunes. Il n’y a plus que des vieux, comme nous. Notre génération connaît le groupe, mais pas la nouvelle. Ils en ont peut-être entendu parler, mais ce n’est pas ce qu’ils aiment. C’est un problème, car nos concerts sont moins énergiques qu’avant, mais bon, c’est la vie. Personnellement, je fais aussi des projets en solo, des concerts, j’ai d’autres groupes… »

Le 17 novembre est désormais un jour de fête nationale qui commémore les événements de la révolution de Velours, mais surtout célèbre la liberté et la démocratie retrouvées. Que représente cette journée pour vous aujourd’hui ?

Josef Karafiát avec des élèves de l'école primaire dans le cadre du projet Příběhy našich sousedů  (Histoires de nos voisins) | Photo: Post Bellum

« C’est une journée importante que je célèbre habituellement en jouant de la musique. Je joue d’ailleurs à Prague le 18 novembre, cette année. Il y aura de nouveaux morceaux comme des classiques, ce sera super ! Sinon, habituellement, le 17, je sors avec des amis, on boit des coups en se disant que le totalitarisme, c’est fini, que ce système ne reviendra plus, en tout cas je l’espère. C’est une bonne chose de rappeler aux gens ce que l’on célèbre en ce jour, car beaucoup ont tendance à l’oublier. J’ai été invité plusieurs fois dans des écoles pour parler du groupe, de moi, de mon histoire, et c’est toujours très intéressant de partager tout ça avec la jeune génération. Se souvenir de ces moments d’histoire est essentiel, et, quand on voit ce qu’il se passe entre la Russie et l’Ukraine, je pense qu’il est bon de se remémorer ce qu’on a vécu, sous le communisme, pour que ça ne se reproduise plus jamais. »