L’enfant et son parent incarcéré : une étude inédite révèle une souffrance ignorée en Tchéquie
On estime à plus de 2 millions en Europe, et à 40 000 en Tchéquie, le nombre d’enfants séparés d’un parent détenu. Comment vivent-ils cette situation ? Comment l’incarcération redéfinit-elle la parentalité et les liens familiaux ? Pour en parler, nous avons rencontré Jitka Navrátilová, chercheuse à la Faculté des Sciences sociales de l’Université Masaryk de Brno. Au cours des trois dernières années, elle a mené une étude unique en son genre en Tchéquie (Rodičovství za mřížemi) qui révèle la souffrance méconnue des enfants touchés par l’incarcération, ainsi que la nécessité d’introduire des pratiques innovantes dans les prisons tchèques.
« Victimes invisibles de la criminalité » : c’est ainsi que l’on caractérise parfois les enfants de parents détenus, dont la situation a effectivement été, pendant de longues années, négligée par les autorités tchèques. Grâce aux efforts des experts et des ONG qui favorisent le rétablissement des liens familiaux rompus par l’incarcération, le sujet commence à être médiatisé en Tchéquie.
Pour Jitka Navrátilová également, le mal-être de ces enfants et adolescents confrontés à l’incarcération d’un de leurs parents a été, pendant longtemps, presqu’inexistant :
« J’ai travaillé pendant vingt ans comme travailleuse sociale. Même si je me consacrais à la protection de l’enfance, je ne m’étais jamais vraiment préoccupée de la situation des enfants de parents détenus. L’univers carcéral me paraissait très éloigné de l’univers enfantin et aussi assez dangereux. »
« Puis, en 2019, j’ai été contactée par la branche tchèque de La communauté pénitentiaire internationale (Mezinárodní vězeňské společenství). Quand j’ai appris la souffrance de ces enfants, les difficultés auxquelles ils sont confrontés dans la vie, ça a été une révélation pour moi. Aussi, j’ai eu honte pour ne pas avoir pris conscience de leur situation complexe pendant toutes ces années. Nous avons réalisé que pour apporter une aide efficace, il nous faudrait d’abord savoir qui étaient ces enfants, dont on savait encore si peu, quels étaient leurs besoins et comment, dans quels aspects l’incarcération affectait leur vie. »
Après avoir reçu une subvention pour son projet de la part de l’Agence technologique tchèque, la Faculté des Sciences sociales de l’Université Masaryk et La communauté pénitentiaire internationale ont lancé la plus vaste étude jamais réalisée en Tchéquie au sujet de la parentalité et l’incarcération.
« Les données que nous avons rassemblées entre 2020 et 2023 sont uniques et précieuses. Réaliser cette étude était un défi et si c’était à refaire, je ne sais pas si j’en serais capable. Pour interroger les enfants, par exemple, il faut avoir un tas d’autorisations. Les enfants doivent eux-mêmes donner leur consentement avec l’entretien. Il n’est pas facile de les aborder. Enfin, ils ont souvent du mal à raviver des souvenirs douloureux. Pour moi-même, c’était une expérience éprouvante. En tant que chercheuse, je n’étais pas préparée à être confrontée à un tel chagrin, à autant de douleur. Il nous a semblé important ensuite de communiquer cette expérience aux autres, d’en parler au grand public. »
« En prison, on perd la capacité à être un bon parent »
Des entretiens ont été menés avec plus de de 230 enfants et adolescents, une centaine de personnes qui assurent leur garde, ainsi qu’avec près de 180 parents détenus issus de sept établissements pénitentiaires tchèques.
« Mes collègues et moi, nous avons été frappés par le fait que ces parents détenus n’étaient pas conscients de l’impact de la situation sur leurs enfants. Souvent, ils nous disaient que le fait d’être en prison avait des conséquences pour leur vie, mais ils ne se rendaient pas compte que leurs enfants étaient eux aussi lourdement touchés. Ils pensaient que mis à part leur absence, tout allait bien. Évidemment, ils veulent rester en contact avec eux, mais il leur suffit parfois de les appeler une fois par mois pour savoir si les enfants vont bien. Mais cela ne suffit pas aux enfants. Je dirais qu’avec l’incarcération, on perd la capacité à être un bon parent. Voilà pourquoi il est essentiel que les prisons introduisent des pratiques qui permettent de préserver et développer le lien entre le parent et l’enfant. »
Dans leur étude, les chercheurs de l’Université Masaryk se sont également concentrés sur les personnes en charge des enfants séparés d’un parent détenu. Plusieurs scénarios sont possibles : la garde de l’enfant peut être assurée par le conjoint ou la conjointe du parent détenu, par d’autres membres de la famille ou par un tuteur.
« Nous avons pu constater que les enfants qui sont restés avec leur mère, souffraient de pauvreté. Dans de nombreux foyers, l’incarcération d’un parent est synonyme d’une perte majeure de revenu. Les enfants étaient nombreux à nous confier qu’ils manquaient de nourriture, que leurs mères n’arrivaient pas à gérer la situation. Il arrive que la mère soit en congé maternité et a donc un très faible revenu. Certaines mères sont contraintes d’avoir plusieurs emplois, mais dans ce cas, elles n’ont pas assez de temps pour s’occuper des enfants. C’est donc la menace de pauvreté qui pèse le plus sur ce groupe de personnes. Enfin, l’aspect psychologique est également important : les parents qui sont restés seuls manquent de soutien de la part de leur conjoint. Ils sont seuls à élever leurs enfants qui vivent généralement très mal le départ de l’un des parents et son absence. Les personnes qui assurent leur garde sont directement confrontées à leur souffrance : celle-ci peut se manifester par un repli sur soi, voire par de l’automutilation, ou encore par de l’agressivité envers les autres. Pour leurs proches, c’est tout aussi difficile à supporter. »
Dans le cadre de son projet de recherche, Jitka Navrátilová est allée à la rencontre de plus de 200 enfants séparés de leurs parents emprisonnés. Chacun d’entre eux vit cette expérience traumatisante à sa manière, selon le contexte familial et celui de l’incarcération. Toutefois, les chercheurs constatent à l’unanimité qu’il s’agit d’une des expériences négatives vécues durant l’enfance qui risque d’influencer tout le parcours futur du mineur.
Celui-ci doit souvent faire face à des situations difficiles, liées à la discrimination, la stigmatisation, l’exclusion sociale, la paupérisation, l’instabilité des liens familiaux, la violence et le harcèlement. D’après Jitka Navrátilová, les mineurs placés dans une institution éducative figurent parmi les plus vulnérables :
« Ces enfants souffrent d’une double séparation. D’abord ils doivent quitter, pour différentes raisons, leur milieu familial. Lorsqu’ils sont en contact avec leurs parents, ils peuvent encore se sentir en sécurité, car ils ont, malgré tout, quelqu’un qui leur apporte du soutien psychologique. Mais lorsque le parent est incarcéré, ils vivent une seconde séparation. L’un des garçons que j’ai interrogés avait un passé criminel et était placé dans un centre éducatif fermé. Il m’a expliqué que lorsque sa mère était là, tout allait plutôt bien, même s’il vivait déjà en institution. Mais lorsqu’elle a été emprisonnée, cela a bouleversé sa vie. ‘Ce moment a tout déclenché’, m’a-t-il dit. Il a eu de plus en plus de problèmes de comportement et a commencé à commettre des actes criminels. »
Une visite par mois derrière les barreaux
Les chercheurs de l’Université Masaryk ont également travaillé avec de jeunes enfants de moins de 8 ans, dont certains ignoraient que leur parent était en prison, ainsi qu’avec ceux d’âge scolaire. Selon Jitka Navrátilová, la période critique, où le lien entre l’enfant et le parent incarcéré commence à s’affaiblir, est autour de l’âge de 12 ans. Comment alors renforcer cette relation et améliorer l’exercice de la parentalité en prison ?
« Je pense que les enfants plus âgés devraient savoir la vérité sur l’incarcération de leur père ou de leur mère. (…) La loi tchèque autorise une visite par mois à la prison. Cette visite peut durer trois heures et quatre personnes au maximum peuvent venir. Il faut imaginer que les visites se déroulent dans une pièce où il y a plusieurs familles à la fois. Ce système ne correspond pas vraiment aux besoins des enfants, notamment des plus petits. Les prisons peuvent également organiser deux visites par mois d’une heure et demie, ce que nous leur recommandons vivement. Les visites hors parloir ne sont pas autorisées, ce que nous voudrions également changer. Il n’est pas possible d’aller par exemple dans la cour de la prison. Seule la prison pour femmes de Světlá nad Sázavou dispose d’un coin enfants. Les autres établissement pénitentiaires ne sont malheureusement pas adaptés aux enfants, faute d’argent. »
« Le contact téléphonique est bien sûr possible, mais il a aussi ses règles : le parent incarcéré peut appeler son enfant, mais pas inversement. Nous voulons donc établir un autre système où l’enfant pourrait signaler à une personne compétente qu’il a envie de parler à son père ou à sa mère. L’aspect financier entre aussi en jeu : c’est le détenu qui paie les appels téléphoniques qui coûtent 2 couronnes (0,08 euro) par minute. C’est beaucoup, même pour les familles qui, souvent, aident leur proche détenu à payer le crédit téléphonique. La pandémie de Covid-19 a apporté un changement positif : la possibilité d’appeler via Skype. J’aimerais que les prisons en profitent davantage. Enfin, nous proposons de profiter beaucoup plus des accompagnateurs qui faciliteraient la communication entre les détenus et leurs enfants, lorsque celle-ci s’avère problématique. Le rôle des accompagnateurs est essentiel, et pourtant, leur présence dans les parloirs des prisons tchèques est plutôt exceptionnelle. »
En décembre 2023, le président Petr Pavel et son épouse Eva ont accueilli, au Château de Prague, une vingtaine d’enfants séparés de leurs parents emprisonnés. Un geste inédit en Tchéquie qui vise à briser les tabous et préjugés qui entourent ces victimes oubliées de l’emprisonnement. La communauté pénitentiaire internationale, ainsi que d’autres ONG tchèques luttent contre l’exclusion sociale de ces enfants, en organisant des colonies de vacances et autres événements encore.
L’étude menée par Jitka Navratilová et son équipe sert de base pour des changements relatifs aux droits des enfants de parents incarcérés, préparés par la commissaire aux droits de l’Homme du gouvernement tchèque.