L'enfer des filles de joie à la frontière germano-tchèque
Direction aujourd'hui la Bohême de l'Ouest, près de la frontière qui sépare la République tchèque de l'Allemagne, et plus précisément la ville de Cheb - Eger de son nom allemand - dans la région des Sudètes. En dehors des villes thermales comme Karlovy Vary ou Marianske Lazne, rénovées dans les années 90 grâce à d'importants capitaux étrangers, force est de constater que la région est plus que marquée par près d'un demi-siècle de communisme et d'économie planifiée. Mais ce qui frappe le plus lorsqu'on longe la frontière allemande sur les routes tchèques, à côté d'énormes complexes industriels qui semblent datés d'un autre âge, c'est le nombre de filles et le nombre de bordels qui attendent les clients venus de l'Ouest.
Helena a le parcours typique des filles qu'on voit au bord des routes ou dans les bordels de Dubi, Chomutov, Cheb : vendue par sa mère à 16 à son premier maquereau, elle a tapiné pendant dix ans, d'abord dans la rue, puis dans des bordels de la région. Tchèque d'origine tzigane, elle est aujourd'hui en train de commencer une nouvelle vie, grâce à une association allemande qui a réussi à lui obtenir le statut de témoin protégé quand elle s'est décidée à dénoncer ses proxénètes:
« D'abord à l'âge de 11 ans, j'ai été violée chez ma mère par mon oncle. Quand j'ai eu 16 ans, ma mère m'a vendue à un type qui était censé être mon oncle, mais qui était en fait un maquereau qui m'a forcée à tapiner. Le premier de la vingtaine de maquereau que j'ai eu en tout. Au début, je devais ramener 1000 marks (500 euros) par jour. Ca voulait dire entre 20 et 30 clients par jour dans les pires moments. Avec parfois des clients cinglés. Une fois, alors que j'étais enceinte, un Allemand m'a emmenée dans les bois pour me déchirer mes vêtements et me battre avec un fouet... Et puis juste après mon accouchement, mon maquereau est allé imiter ma signature pour donner l'enfant à l'adoption. Moi je n'avais rien signé. »
Des cas comme celui d'Helena, Corina Adler en voit régulièrement sur les bords des routes tchèques. Elle travaille pour l'association allemande Karo, qui organise des tournées hebdomadaires pour rencontrer les filles, leur distribuer préservatifs et tampons, et les aider à s'en sortir. Mais le dialogue est souvent difficile, les maquereaux surveillent de très près.
« Il s'agit en majorité ici de prostitution forcée, les femmes ne le font pas volontairement. Elles ne peuvent rien garder de ce qu'elles gagnent et reversent tout à leur proxénète. On voit des filles très jeunes, des Tchèques et des étrangères, qui viennent de l'Est. En plus il y a ici des gens qui prostituent des enfants, tout le monde peut le voir. »La prostitution enfantine dans la région de Cheb a été dénoncée à plusieurs reprises, et récemment encore par l'UNICEF, qui a réalisé une étude sur l'ampleur du fléau. Selon cette étude, le phénomène serait tellement répandu que les gamins jouent entre eux « à la pute et au maquereau ».
Pour beaucoup de responsables locaux ou nationaux, la prostitution enfantine n'existe pas, en tout cas pas dans les proportions dénoncées dans les médias étrangers.
« Dans toutes les affaires liées à de la soi-disant prostitution enfantine, il s'agissait en fait d'arnaques dans lesquelles l'enfant servait d'appât, utilisé pour dépouiller les pédophiles de leurs biens, dit Ladislav Svobodnik, chef-adjoint de la police municipale de Cheb. Jusqu'ici, d'après ce que je sais, aucun cas de prostitution enfantine n'a été confirmé à Cheb. »
Helena, qui a passé dix ans dans la rue et les bordels de la région, confirme que beaucoup de Roms utilisent ce stratagème pour détrousser les touristes sexuels, mais elle dit aussi avoir vu de réels cas de prostitution d'enfants. Sa propre soeur a été vendue par sa mère à un maquereau à l'âge de six ans...
Le cauchemar, pour Helena, s'est terminé l'été dernier, grâce à un agent de police qui est allé la voir, alors qu'elle tapinait non-stop pour le cinquième jour consécutif:« Un jour, le maquereau nous a montré une cassette vidéo, sur laquelle on voyait une de mes amies se faire trancher la gorge. Une fille slovaque qui avait travaillé avec moi vers Chomutov. Il nous a dit que si on le dénonçait, on allait finir comme elle. La vidéo était un moyen de nous menacer. Mais je me suis finalement décidée à parler et le policier a contacté l'association Karo. Ils sont venus me chercher en pleine nuit. Et maintenant je peux commencer une nouvelle vie. »
La prostitution à grande échelle dans la région frontalière avec l'Allemagne est apparue dès le lendemain de la révolution de velours. Ladislav Svobodnik, qui dirige la police municipale, explique que la ville de Cheb a dû prendre des mesures pour limiter le tourisme sexuel :
« Il y a eu une arrivée massive d'étrangers qui cherchaient des services sexuels. Et il y avait des filles de tout le pays et même de l'étranger qui tapinait partout, tous les dix mètres il y avait une prostituée. Et parce qu'il n'y a jamais eu de loi pour réguler la prostitution dans le pays, la municipalité de Cheb a dû passer des arrêtés municipaux afin de limiter la prostitution, d'abord pour sanctionner celles qui offraient des services sexuels puis en sanctionnant financièrement les clients. Aujourd'hui, la prostitution existe toujours, mais plus dans les proportions que l'on voyait avant. »
Mais même si l'on voit moins de filles qu'il y a dix ans sur les routes tchèques, le problème reste important pour la région. Et selon Ludmila Irmscher, responsable de l'association allemande Karo, basée de l'autre côté de la frontière, la situation ne changera pas du jour au lendemain :
« Je pense que tant que la situation économique ne changera pas dans les pays post-communistes, en République tchèque comme en Slovaquie ou en Hongrie, rien ne changera. Beaucoup de gens pensaient qu'après l'élargissement de l'UE, le problème se déplacerait à la frontière slovaco-ukrainienne. Mais tant que le niveau de vie ne sera pas le même, aucun Tchèque n'ira s'acheter des filles en Allemagne et ce sera toujours dans ce sens là... »
L'association Karo souhaite prochainement mettre en place une hotline pour recueillir les appels de filles en détresse. Mais c'est aussi en s'adressant aux potentiels clients que l'association veut attirer l'attention sur les nombreux abus. Toutes les semaines, les membres de Karo rencontrent aussi des touristes sexuels venus de l'Allemagne voisine...