Lenka Horňáková-Civade : « Le français m’a permis de dire ce qui était indicible dans ma langue maternelle »

Lenka Horňáková-Civade, photo: ČT24

Rencontre, aujourd’hui, avec Lenka Horňáková-Civade, écrivaine et peintre tchèque installée dans le sud de la France, dont le premier roman rédigé en français, Giboulées de soleil, vient de paraître en France. Une histoire de filiation de mère en fille, sur plusieurs générations, dans la Tchécoslovaquie de l’après-guerre jusqu’à la fin des années 1980.

Lenka Horňáková-Civade,  photo: ČT24
Lenka Horňáková-Civade, bonjour. Vous êtes d’origine tchèque, mais vous vivez en France. Vous êtes née en Moravie. On s’était déjà rencontrées il y a quelques années, en 2013, puisque vous aviez publié avec une écrivaine française installée à Prague, Anne Delaflotte-Mehdevi, un livre de correspondances. Vous êtes aussi peintre. On se rencontre aujourd’hui à l’occasion de la sortie de votre premier opus littéraire, écrit en français, qui s’appelle Giboulées de soleil, paru chez Alma Editeur. Vous avez déjà testé l’écriture avec ce livre de correspondances. Cette fois-ci c’est un roman littéraire à proprement parler. L’écriture a-t-elle été toujours un désir à accomplir ?

« Je crois que l’écriture a fait partie de ma vie depuis toute petite. Mais au départ sans ambition littéraire. C’était probablement un refuge ou un monde dans lequel on s’échappe d’un quotidien qui ne nous convient pas. Donc oui, l’écriture m’accompagne depuis toujours. Par contre l’écriture en français est une grande nouveauté. Ce n’est pas si évident que cela. »

On pourra revenir en effet sur ce changement de langue qui est important. Dans ce roman, vous balayez un demi-siècle de l’histoire tchécoslovaque, à travers l’histoire personnelle de trois femmes. Il s’agit de plusieurs générations de femmes qui se succèdent : une mère qui a une fille qui elle-même a une fille. Pour deux d’entre elles, il s’agit de « bâtardes », le mot est assumé. Elles sont de père inconnu, ou on sait qui sait, mais le père n’est pas présent. Ou bien le père ne les a pas reconnues ou connues tout simplement. Comment est née cette histoire de filiation ?

Photo: Alma
« Je crois que cette histoire de filiation m’a toujours attirée. Tout le monde a une famille. Et ce côté ‘de père en fils’ m’a peut-être donné envie d’écrire quelque chose à partir du ‘mère en fille’. C’est vrai que le nom est quelque chose d’important. Or il est donné de père en fils. C’est d’ailleurs une question dont on avait beaucoup débattu avec Anne : comment la femme est-elle identifiée dans la société ? Soit par le nom de son père, soit celui de son mari, de son frère. La femme n’a pas forcément son nom à elle. Dans ma lignée des ‘bâtardes’, elles ont le nom de la mère, de la grand-mère, de l’arrière-grand-mère. Je crois que cette idée m’a beaucoup plu. Mais il fallait qu’elle assume cette filiation-là. L’idée est de ne pas avoir honte de ce qu’on est et de ne pas subir la pitié de ce qu’on est. C’était, je pense, une des grandes idées directrice de cette construction de mère en fille. »

C’était important, pour vous, sur la Tchécoslovaquie pour ce premier roman ? Le récit se déroule dans l’histoire récente et très douloureuse de ce pays…

« Oui, je pense que c’était important d’écrire sur la Tchécoslovaquie. Et certainement, en français. Car cette langue-là m’a donné la possibilité de dire ce qui était indicible dans ma langue maternelle. Utiliser le français était comme une nouvelle liberté, comme le juste moyen de pouvoir dire la douleur, les atrocités, l’amour et peut-être aussi de le raconter en français aux Français. »

Et puis, c’est une mise à distance…

« Exactement. Ce qu’on fait dans la peinture comme dans l’écriture, c’est qu’i faut trouver le bon ton et la bonne distance pour voir son modèle, pour bien le peindre. Si on est trop près, on ne le voit pas, et si on trop loin, on ne le voit plus. »

Quelles difficultés avez-vous éprouvées en passant à votre langue d’adoption ?

« Le livre est divisé en trois parties et chaque partie est racontée par la voix du ‘je’, par une femme différente. »

Elles s’appellent Magdalena, Libuše et Eva.

Utiliser le français était comme une nouvelle liberté, comme le juste moyen de pouvoir dire la douleur, les atrocités, l’amour et peut-être aussi de le raconter en français aux Français.

« Oui, et chacune a son propre caractère, sa propre histoire. Chacune raconte sa vie et à travers elle, on découvre ce qui se passe autour, avec les femmes précédentes et ce qui est dans l’actualité. On n’ose pas trop faire de projections, rêver d’avenir. C’est la suivante qui à chaque fois nous compte la suite de l’histoire de la précédente. C’est ce ‘je’ qui m’a à chaque fois permis de me placer et dans l’histoire et dans la vie de quelqu’un, d’utiliser une langue assez simple pour dire des choses complexes. Dans ce ‘je’, il n’y a pas d’analyse, pas de jugement, de construction très compliquée. Elles narrent vraiment ce qu’elles vivent mais avec un bon sens appliqué. Je crois que c’est cela, la force de ce langage et de ce livre. »

On suit évidemment l’actualité historique. C’est vraiment en filigrane, l’histoire est présente sans trop l’être. On sait qu’il y a eu le putsch communiste, qu’on est après la guerre pour la première. On sait qu’on est autour de 1968 pour la seconde. Pour la troisième, on sait qu’on est en pleine période de normalisation et que le basculement vers la démocratie est imminent. J’imagine que vous avez dû chercher à trouver un équilibre entre l’histoire de ces femmes et la grande Histoire…

« C’est cela. Je voulais montrer que le contexte dans lequel nous évoluons nous influence beaucoup et que faire l’autruche ne sert à rien. A un moment donné, l’Histoire, elle rentre dans votre cuisine et change votre vie. On a beau ne pas s’intéresser à la politique et à ce qui se passe, elle nous rattrape. Quand j’avais 18 ans et que le mur est tombé, je ne pense pas que nous réalisions ce que nous étions en train de vivre. C’était juste merveilleux. Elles voient des signaux, mais pensent qu’ils sont lointains. Elles les remarquent parce qu’ils sont présents, mais sans penser aux conséquences. Les conséquences, c’est la suivante qui les voit. Pour voir notre présent, nous avons besoin d’un recul que nous n’avons pas. C’est toujours la génération suivante ou encore celle d’après qui comprend les choses. Ce n’est pas aux enfants qu’on raconte, c’est souvent aux petits-enfants. Donc, la grande Histoire a besoin d’un temps que nous n’avons pas dans notre quotidien et pourtant elle nous influence terriblement. »

Eva, la dernière de ces femmes, est un peu votre alter ego. Elle est née à la même période que vous grosso modo. Vous êtes-vous plus identifiée à elle ?

Je pense que nous portons aussi l’expérience des générations précédentes sans le savoir forcément, sans le chercher.

« Ma vie, si elle y est et elle y est bien sûr, elle est distillée dans les trois voire quatre héroïnes. Mais je ne peux pas m’identifier avec un des personnages en particulier… »

…et puis elles vivent leur vie !

« Oui ! Mais je suis dans toutes bien sûr. Evidemment, on distille notre propre vécu, notre propre expérience, on vampirise un peu notre propre passé. Le reste s’imbrique et le puzzle se construit. Je pense que nous portons aussi l’expérience des générations précédentes sans le savoir forcément, sans le chercher. Chaque génération prépare la suivante. Il y a beaucoup de non-dits dans le livre parce qu’on les pense protecteurs, même s’ils ne le sont pas. Les non-dits peuvent causer beaucoup plus de dégâts qu’on le croit. C’est peut-être la dernière qui va avoir les clés de tout un tas d’histoires et que ce savoir-là va lui permettre d’aller de l’avant. De toutes ces femmes, c’est celle qui sait le plus de choses. »

Vous compariez tout à l’heure littérature et peinture. On pourrait penser à une autre comparaison en filigrane de ce livre : toutes savent broder, elles ont un savoir-faire ancestral de la broderie morave traditionnelle, et finalement vous avez un peu tissé votre histoire comme elles font leurs broderies…

« Oui. C’est vrai que c’est une histoire un peu brodée. J’aimais beaucoup l’idée du tissu qui raconte l’histoire. D’ailleurs Libuše est sans doute celle qui est la plus marquée par la broderie : elle dit elle-même qu’elle a su manier le fil et qu’elle enfile sa mémoire sur ce fil. Ce qu’elle veut oublier ou ce dont elle veut se souvenir est caché dans ses broderies et elle est la seule à pouvoir lire ces petites failles sur le tissu. Oui, l’aiguille et le fil de couleur rouge en l’occurrence m’ont beaucoup guidée dans l’écriture. »

Vous disiez aussi que vous aviez aussi écrit ce roman en français pour les Français. Quels ont été les premiers retours à ce niveau-là ?

« Mes amis m’ont beaucoup encouragée et j’ai eu beaucoup de retours très positifs de mon entourage proche. Ça ne compte pas parce qu’ils m’aiment ! (rires) Je les remercie évidemment parce que ce soutien a été très important. J’ai eu quelques retours très sympathiques et chaleureux de certains libraires. Je pense qu’ils vont soutenir le livre. Et certains lecteurs m’ont écrit, ça me fait vraiment chaud au cœur. Je me sens très maternée, mais je suis très contente que mes femmes aient trouvé des oreilles attentives, un écho auprès des lecteurs. »

Peut-être est-ce prématuré, mais avez-vous d’autres projets littéraires et dans quelle langue ?

« Je vais continuer à travailler dans les deux langues, c’est sûr. Je ne saurais plus choisir. Des projets en gestation, il y en a, mais je n’aime pas trop en parler. »