« Les assassins du nazi Heydrich ne sont pas représentatifs de la résistance intérieure tchèque »
Auteur d’une thèse sur l’armée tchécoslovaque, l’historien français Paul Lenormand vient de recevoir le prix d’histoire militaire décerné par le ministère des armées à Paris. Pour Radio Prague International, il a évoqué ce qui l’avait amené à étudier son sujet intitulé « Vers l’armée du peuple : autorité, pouvoir et culture militaire en Tchécoslovaquie de Munich à la fin du stalinisme ». Paul Lenormand est d’abord revenu sur ce prix qui lui a été attribué il y a quelques semaines :
« Cela fait très plaisir, c’est une belle récompense pour un chercheur de voir que son travail a retenu l’attention. Je connais des chercheuses et chercheurs qui l’ont reçu dans le passé et qui continuent de faire de belles choses en histoire donc j’espère suivre leurs traces. »
Pourquoi avoir choisi un sujet d’histoire militaire et pourquoi un sujet tchécoslovaque ?
« En fait c’est plus une thèse d’histoire de la guerre un peu plus large – on y parle beaucoup d’histoire sociale, culturelle mais aussi bien sûr effectivement d’histoire militaire dans laquelle les armes et les soldats sont concernés. Pourquoi la Tchécoslovaquie et les Tchécoslovaques dans leurs diversités nationale, religieuse et politique ? D’abord parce que j’ai appris le tchèque, donc c’est plus commode pour effectuer ce travail… »
Pourquoi avoir appris le tchèque ?
« J’ai appris le tchèque au début de mes études dans la perspective de partir à Prague en Erasmus. C’est un peu devenu ma langue fétiche et mon atout un peu rare dans le domaine de la recherche en sciences sociales en France, où il y a peu de tchécophones. »
« La Tchécoslovaquie est très intéressante notamment car c’est l’un des seuls pays d’Europe qui a été occupé sans opération de guerre. C’est un pays vaincu et occupé sans avoir pu se défendre. L’idée était de voir ce qu’il advient des militaires quand on n’a pas pu se battre, alors que la société a été assez militarisé et où la question de la défense nationale a occupé une place centrale. S’être préparé à la guerre sans pouvoir la faire a été douloureux. Il s’agit de voir ce qu’on peut faire pour remédier à cette absence de combat. »
Pour les officiers tchèques, Munich entraîne un réel désespoir
Vous êtes parti de là, des accords de Munich, et vous êtes limité dans le temps à la fin du stalinisme. Cela a t-il été difficile pour vous de délimiter ce temps ?
« Cela a été difficile et c’est même un choix qu’on peut discuter. La fin du stalinisme en Tchécoslovaquie est assez vague, il n’y a pas de rupture très nette. On fait je me suis arrêté à la fin des années 1950, à la fin du ministère d’Alexej Čepička, qui était le ministre de la Défense et le gendre de Gottwald. »
Klement Gottwald, leader de la Tchécoslovaquie, mort peu de temps après Staline…
« Oui, mort en 1953. Čepička est devenu ministre en 1950 et va être évincé en 1956. Il a continué à régner dans la même logique stalinienne et même si les successeurs n’ont pas été de grands réformistes il a bien fallu m’arrêter dans mes recherches à un moment. Il y a une certaine logique quand même car à partir de 1958 l’armée tchécoslovaque se stabilise, il y a beaucoup moins de purges et les gradés restent en poste plus longtemps. Cela ne veut pas dire évidemment qu’on entre dans une ère de libéralisme politique mais on entre dans une phase de moindre danger et de moindre angoisse professionnelle pour les militaires. »
Ces accords de Munich de 1938 restent évidemment un traumatisme – on imagine toujours des soldats un peu perdus, déçus et défaits sans combattre. Est-ce que c’est vraiment la réalité ?
« C’est un peu plus compliqué que ça. Il faut déjà distinguer les conscrits – un million de personnes en septembre 1938 – du corps des officiers professionnels – plusieurs dizaines de milliers de militaires. La population de conscrits reflète la composition de la population tchécoslovaque de l’époque. Avec environ 20% de germanophones et un peu moins de 10% de magyarophones notamment, qui sont a priori un peu moins enthousiastes à l’idée de se battre contre le Reich ou la Hongrie de l’amiral Horthy. Au sein des conscrits tchèques et slovaques il y a évidemment aussi des distinctions. Dans l’ensemble il y a quand même une volonté de se défendre, d’autant que les mobilisations de mai puis de septembre 1938 se sont bien passées. »
« Et puis surtout les officiers – qui sont à 95% des Tchèques – se sont préparés à faire la guerre à l’Allemagne et à la Hongrie depuis des années donc chez eux il y a bien une certaine déception et la signature des accords de Munich entraîne un réel désespoir. L’armée continue cependant à assurer des missions, notamment le rapatriement de centaines de milliers de tchécophones des territoires frontaliers. »
« L’enjeu des formes de collaboration en pays tchèques pendant la guerre n’a pas encore été complètement éclairci par l’historiographie. »
Ces militaires doivent ensuite faire un choix. Vous mentionnez cette histoire assez méconnue, la possibilité de rejoindre en 1939 « l’armée gouvernementale » qui est bien sûr sous l’égide des nazis.
« Oui, ce ‘vladní vojsko’ représente au mieux 6000 hommes, essentiellement des sous-officiers de carrière de l’armée tchécoslovaque. C’est une minorité, avec aussi l’exclusion notamment des officiers d’origine juive et des anciens légionnaires. C’est un cas intéressant de neutralisation par les Allemands, en donnant à des ennemis potentiels une solde, un uniforme et des armes obsolètes. Ils n’effectuent que des missions de police qui ne mettent pas en péril la machine de guerre allemande mais permettent au contraire d’économiser quelques troupes allemandes. L’enjeu des formes de collaboration en pays tchèques pendant la guerre n’a pas encore été complètement éclairci par l’historiographie. Je pense qu’il y a encore du travail à faire sur le sujet. »
L'exil combattant tchécoslovaque
On parlait du choix. Il y avait aussi le choix de l’exil pour ces militaires. La semaine dernière est décédé à 101 ans Bernard Papánek, l’un de ces nombreux soldats nés en pays tchèques à avoir combattu non seulement à Tobrouk mais aussi à Dunkerque…
« Oui. Si on regarde la contribution totale des anciens soldats tchécoslovaques à l’effort de guerre de l’Axe et à l’effort de guerre des Alliés on constate cependant qu’ils ont davantage combattu (en nombre de soldats) pour le camp des nazis, avec notamment les Slovaques qui ont eu leur Etat vassal du Reich, puis qui ont ensuite participé à l’insurrection de 1944. »
« Du côté de ceux qui sont partis en exil, il y a un bon millier d’anciens officiers d’active ou de réserve et plusieurs milliers d’anciens sous-officiers et de soldats de l’armée tchécoslovaque qui ont combattu effectivement en France, en Grande-Bretagne, au Proche-Orient, en Afrique du Nord et surtout en URSS, qui reste le front principal de l’exil combattant tchécoslovaque. »
Deux noms rappellent l’un des plus grands actes de résistance aux nazis pendant la guerre, Gabčík et Kubiš, deux soldats - l'un tchèque et l'autre slovaque - qui ont tué Reinhard Heydrich en 1942 à Prague au cours de l'opération Anthropoid. Ces deux militaires représentent-ils un courant important de la résistance dans les rangs de cette armée tchécoslovaque démobilisée ?
« Gabčík et Kubiš représentent davantage la résistance extérieure que la résistance intérieure. Ils sont envoyés par le gouvernement de Beneš en exil à Londres. Les parachutages de Grande-Bretagne sont assez limités – environ 70 à 80 soldats tchécoslovaques parachutés en tout depuis là-bas puis depuis l’Italie. Ils agissent aux ordres de Londres et la collaboration est assez compliquée avec la résistance intérieure, qui est très douloureusement frappée par les nazis depuis 1939 et qui n’est pas nécessairement favorable à ces coups d’éclat comme l’assassinat de Heydrich. Gabčík et Kubiš ne sont pas vraiment représentatifs de cette riche résistance tchèque et slovaque qui existe de façon endogène et qui souvent n’est pas de nature militaire. »
« Jusqu’au printemps 1945, la résistance insurrectionnelle est quasiment impossible, pour des raisons notamment géographiques. En revanche, il y a d’autres formes de résistance, économique, culturelle et autres. Gabčík et Kubiš sont un peu 'hors-sol', même s’ils sont en liaison bien sûr avec la résistance intérieure. Ils ne sont en tout cas pas représentatifs de l’activité résistante intérieure tchèque pendant la guerre. »
L'aide militaire tchécoslovaque au nouvel Etat israélien
Après la guerre, l’un des épisodes souvent rappelés par les dirigeants tchèques et israéliens aujourd’hui est le soutien de l’armée tchécoslovaque à l’armée israélienne. Ce chapitre est-il important dans l’histoire de l’armée tchécoslovaque selon vous ?
« Ce n’est pas un chapitre si important que ça mais c’est quand même l’un des rares moments d’interventionnisme tchécoslovaque, pour une armée dont l’importance mondiale - en dehors des ventes d’armes - n’est pas vraiment significative. En fait les personnes d’origine juive sont surreprésentées dans l’exil combattant tchécoslovaque dès 1939, pour des raisons liées à leur émigration plus précoce et à leur engagement contre le fascisme. En 1945 on a un noyau de personnes d’origine juive – considérées en tout cas comme juives par le Reich ou la Tchécoslovaquie – qui ont une bonne formation militaire et qui vont pour certains partir en Israël contribuer à la défense du nouvel Etat face aux rudes offensives des voisins arabes en 1948. »
« Une brigade tchécoslovaque, appelée la brigade Gottwald, assez mal documentée par l’historiographie, va même être envoyée sur place, mais tardivement, quand les combats sont quasiment terminés. En fait il y a eu une formation de pilotes israéliens et l’envoi de matériel – surtout des anciens avions Messerschmitt 109 qui vont constituer une des bases principales de la force israélienne au début des combats. »
« Assez rapidement, dès 1949, la Tchécoslovaquie s’aligne sur l’URSS et rentre dans une phase principalement antisémite – qui culminera avec le procès Slánský à Prague – et donc on n’a plus cette fibre philosémite, avec en plus la communauté juive des pays tchèques très douloureusement frappée. La Tchécoslovaquie, vidée de sa population juive, va avoir des rapports de plus en plus conflictuels avec Israël, désigné comme un pays valet de l’impérialisme américain. »
Quelles sources avez-vous utilisées pour votre thèse ?
« Elles viennent d’un peu partout mais surtout des archives militaires tchèques à Prague, où il y a de très beaux fonds et des archivistes que je remercie et qui sont contents que des étrangers s’intéressent à cette histoire. J’ai aussi utilisé des archives militaires et locales en Slovaquie, aux Etats-Unis aussi, notamment à Stanford et également à Londres et au service historique de la défense française. »
Pensez-vous publier en tchèque ?
« Il faut d’abord que je publie en français, ce sera un livre qui se concentrera davantage sur la période de la guerre sans négliger la sortie de guerre et je vais m’efforcer de publier aussi en tchèque. J’aimerais beaucoup, ce serait une façon de montrer que les autres Européens s’intéressent à cette histoire des Tchèques, des Slovaques, mais aussi des Juifs, des Allemands, des Hongrois, des Ruthènes etc. qui font partie de cette Europe centrale. »