Tchécoslovaques en guerre : des trajectoires militaires au gré des bouleversements géopolitiques du XXe siècle
Au mois d’octobre est sorti aux éditions Passés Composés Tchécoslovaques en guerre, ouvrage tiré de la thèse de doctorat de l’historien et chercheur Paul Lenormand, qui s’intéresse à l’armée tchécoslovaque depuis les Accords de Munich en 1938 jusqu’aux années suivant le changement de régime en Tchécoslovaquie après 1948. Quelles ont été les trajectoires des soldats de cette armée dissoute, reformée en partie à l’étranger, puis reconstituée après la Deuxième Guerre mondiale pour être intégrée aux Pacte de Varsovie en 1955 ? Il y a eu les exilés, les chevaliers du ciel de la RAF, les combattants sur le front de l’Est, mais aussi en Afrique, ceux qui ne sont pas revenus, ceux qui ont été ‘purgés’ au début des années 1950, mais aussi ceux qui se sont accommodés des différents changements de régime. Radio Prague Int. a parlé de toutes ces évolutions et transformations avec Paul Lenormand.
L’histoire de l’armée tchécoslovaque de 1938 à nos jours est liée aux différents bouleversements politiques, voire géopolitiques du XXe siècle. Son histoire est-elle spécifique ou alors y a-t-il des similitudes avec des pays voisins qui ont connu une histoire similaire ?
« Oui il y a des similitudes, notamment avec la Pologne. Évidemment les conditions d’occupation sont globalement différentes, les taux de mortalité au sein du pays sont différents, on n’est pas dans la même configuration mais en matière de reconstruction de l’appareil militaire depuis les territoires étrangers, hors du territoire national, les Tchécoslovaques et les Polonais sont un peu des frères en résistance extérieure durant toute la guerre. À l’Ouest, au Proche-Orient et en URSS, il y a des formations militaires tchécoslovaques et polonaises qui combattent contre l’Axe. Un point de similitude assez important, même si les relations avec les Britanniques, les Français et les Soviétiques ne sont pas tout à fait les mêmes, elles sont généralement un peu plus conflictuelles quand il s’agit des Polonais, car les enjeux territoriaux, les enjeux d’influence en Europe centrale, ne sont pas tout à fait les mêmes. »
Les soldats tchécoslovaques qui partent - et ceux qui restent
Comme vous le rappelez, une des caractéristiques de l’armée tchécoslovaque est d’avoir été divisée, après 1938 et les accords de Munich, et surtout après 1939 et l’occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes nazies, avec d’un côté des soldats qui quittent le pays, pour combattre ailleurs - c’est ce que vous appelez l’exil combattant - et d’un autre côté, ceux qui restent. Qu’advient-il de ceux qui restent sous le protectorat de Bohême-Moravie ?
« Effectivement, c’est une bonne question. Ce n’est pas moi qui appelle cela l’exil combattant, c’est plutôt Guillaume Piketty, qui a utilisé cette notion pour la différencier de la résistance extérieure, car cela implique une participation combattante militaire. La résistance extérieure peut en effet inclure des intellectuels, qui disent depuis New York qu’il faut résister à l’Allemagne nazie. Il y a une nuance qui n’est pas négligeable.
Mais pour répondre à la question, la majorité des anciens militaires tchécoslovaques, notamment tchèques, restent au pays. Pour différentes raisons : d’abord c’est difficile de partir, ils ont des familles, certains sont plus âgés etc. Ces gens-là sont, pour l’immense majorité, chassés de l’armée, car elle est dissoute, et ils se retrouvent dans une sorte de retraite forcée pour laquelle ils reçoivent une petite pension mais leur vie matérielle n’est pas facile puisqu’ils ne travaillent pas. On a deux catégories de personnes, ceux qui rejoignent le ‘vládní vojsko’, l’armée gouvernementale, cette petite formation paramilitaire, plus policière que militaire en réalité, qui va jouer des fonctions assez secondaires dans le contexte européen. Cela concerne à peu près 6 000 personnes, principalement des officiers de métier, des adjudants, des adjudants-chefs, et à côté de cela, on a tout le reste, c’est-à-dire plus de 10 000 officiers et des milliers de sous-officiers qui se retrouvent sans emploi.
Ces gens sont confrontés à une double discrimination. Les personnes d’origine juive, assez minoritaires dans l’armée, sont évidemment discriminées, persécutées et, pour une bonne partie d’entre elles, assassinées. On a ensuite les personnels qui ont servi dans les légions tchécoslovaques pendant la Première Guerre mondiale. C’étaient ces légions anti-Habsbourg qui combattaient aux côtés de l’Entente. Ces gens-là aussi vont être discriminés à partir de 1940-1941, et ils vont être exclus de beaucoup d’emplois qu’ils pourraient occuper.
Ces emplois ce sont des emplois civils dans les entreprises, dans les administrations : il y a des besoins et donc beaucoup de ces hommes, en fonction de leur spécialisation, vont pouvoir en trouver un. Les techniciens, artilleurs, et spécialistes de l’armement trouvent un emploi dans l’industrie militaire au service des Allemands. D’autres, médecins, vétérinaires militaires, trouvent un emploi civil sans trop de difficultés, ils peuvent se reconvertir. Et d’autres encore, ont des fonctions plus généralistes et vont travailler dans des entreprises en tant que commerciaux, comptables… Assez souvent ils travaillent à des niveaux à peu près équivalents à leur grade avant Munich. Leur situation matérielle n’est pas catastrophique, si on met de côté l’insécurité structurelle liée à l’occupation, le fait qu’ils peuvent être arrêtés, le fait qu’il y en ait un nombre important qui s’engage dans la résistance… Il y a à peu près 1 000 officiers qui sont assassinés ou meurent pendant la guerre à cause des Allemands, ce qui est très important sur un corps qui comptait moins de 20 000 hommes. Il y a un taux de perte qui n’est pas négligeable. Donc ils travaillent, certains résistent, et une petite minorité va collaborer de manière plus volontariste et active avec les Allemands. »
Résistance tchèque et slovaque : deux cas de figure différents
On voit en effet qu’il y a vraiment des situations très différentes selon les militaires. Vous expliquez dans votre ouvrage une différence notable en termes de résistance si on compare le Protectorat de Bohême-Moravie et la Slovaquie. D’un côté une résistance tchèque peu coordonnée et peu organisée et de l’autre, une résistance slovaque peut-être plus organisée : en quoi est-ce lié, notamment, aux deux régimes politiques en place à l’époque, avec d’un côté le Protectorat qui est un territoire occupé, de l’autre, la Slovaquie avec un gouvernement de collaboration ?
« C’est un peu un paradoxe, on pourrait dire que les Tchèques ont résisté à l’Allemagne nazie de manière beaucoup plus précoce et plus massive, car ils sont occupés. Le nationalisme tchèque s’est construit contre les Allemands en partie, et les conditions de résistance dans le Protectorat sont difficiles, elles sont même très précaires. Les Tchèques sont vulnérables et leur capacité à mettre en place de grands mouvements et de grands réseaux est finalement limitée. Côté slovaque, il y a une bien moindre incitation à résister : les Slovaques, avec des visions extrêmement variables, obtiennent leur État indépendant de la domination millénaire de la Hongrie et des Tchèques. Les Slovaques n’ont pas cette incitation très forte à résister, car résister, ça veut dire s’opposer à leur gouvernement, il y a un manque d’enthousiasme certain. Par ailleurs, pour beaucoup de Slovaques, le fait que les Tchèques soient mis à l’écart - ce qui se fait progressivement entre 1939 et 1941 dans la fonction publique, dans l’armée etc. -, ça ouvre des possibilités de carrière intéressantes. Tous les commandants slovaques de l’armée, qui ne sont pas très nombreux, se retrouvent promus colonel, général, c’est très intéressant pour eux.
Ces gens-là n’ont pas beaucoup d’incitations, sauf que leur armée est engagée sur le front de l’Est, il commence à y avoir des bombardements stratégiques des Occidentaux qui frappent également la Slovaquie, même si cela n’a rien à voir avec ce qui s’abat sur Hambourg ou plus tard sur Dresde. Une partie des Slovaques, notamment les élites, commence à envisager un changement d’alliance et c’est là que se met en place le Conseil National Slovaque, qui ressemble au CNR français, dont on a fêté cette année les 80 ans en France. Le Conseil National Slovaque, comporte 50 membres en 1944, principalement des civils de tous les partis politiques, y compris les communistes, et sauf évidemment les fascistes-nationalistes. Ce CNS est l’incarnation d’une résistance qui a réussi à s’unifier et qui, surtout, a un plan d’insurrection qui se matérialise à l’été 1944.
Pour les Tchèques, il y a plein de plans d’insurrection qui flottent, pendant toute la guerre, dès l’été 1939. Lors de l’entrée en guerre, on se dit que les Allemands seront battus par les Anglais, les Français, qui sont quand même plus forts etc. Sauf que ça ne marche pas. Après la déception de la défaite française, l’entrée en guerre de l’URSS donne un nouvel espoir, en juin 1940, mais ça ne marche pas non plus car les Soviétiques sont très loin. Au fur et à mesure que les Alliés se rapprochent, la perspective d’une insurrection se rapproche, mais les Tchèques sont malheureusement les derniers à être libérés en Europe, avec les Norvégiens et les Danois. Ils n’ont pas cette possibilité raisonnable de se lancer dans une insurrection. Ça va arriver en mai 1945 avec l’insurrection de Prague mais ça n’a plus grand chose à voir avec ce que les Slovaques ont réussi à mettre en œuvre en 1944, même si ça ne se finit pas bien. »
Dans votre ouvrage vous mettez en avant que la nouvelle armée tchécoslovaque, quand elle renaît après la libération la Tchécoslovaquie, intègre énormément de Slovaques, ce qui n’était pas le cas auparavant. C’est justement à cause de cette résistance slovaque, ou c’est pour rééquilibrer quelque chose qui avait été négligé avant 1938 avec cet État qui était toujours d’une certaine manière centralisé par les Tchèques ?
« C’est un peu les deux. L’insurrection slovaque entre fin août et fin octobre 1944, ce sont 50 000 hommes, essentiellement des militaires, civils et partisans slovaques qui vont résister aux assauts allemands pendant près de deux mois avant de se disperser. C’est quelque chose qui a beaucoup d’ampleur, qui sera célébré après la guerre, et c’est un moyen d’absoudre les Slovaques de leur collaboration avec l’Allemagne nazie qui a duré près de cinq ans.
Un des points de départ de l’occupation de la Bohême-Moravie, c’est la déclaration d’indépendance slovaque qui donne un prétexte aux Allemands pour envahir les pays tchèques. Les Slovaques ont beaucoup à se faire pardonner et la nouvelle direction de l’État tchécoslovaque, en particulier au Ministère de la Défense avec Ludvík Svoboda, qui devient ministre en 1945, est tout à fait sensible à la question slovaque. D’une part parce que beaucoup de Slovaques ont servi sous ses ordres sur le front de l’Est, avec des déserteurs de l’armée slovaque et des mobilisés.
C’est essentiel au projet tchécoslovaque qui est repensé en 1945. Avant, c’était un projet ambigu entre tchécoslovaquisme et État multinational : la spécificité des Slovaques comme nation à part des Tchèques était plus ou moins niée, et en même temps, on permettait à toutes les nationalités présentes sur le sol tchécoslovaque de vivre avec les mêmes droits, égaux, indépendamment de la langue ou de l’ethnie. Après la guerre, on met fin à cette logique multinationale pour tous les autres. Les Allemands, les Hongrois et autres sont expulsés, alors que pour les Slovaques on arrête cette politique tchécoslovaquiste au profit d’une politique binationale. On leur reconnaît le droit d’être une nation sœur, à part, au sein du nouveau conglomérat binational. Il y a une politique de discrimination positive, il y a plus de Slovaques disponibles parce qu’ils ont participé à la résistance, à l’exil combattant, qui ont une légitimité combattante, et en plus, il y a une volonté d’aller chercher des jeunes Slovaques, fraîchement sortis du lycée, des études, qui pourraient intégrer l’armée de manière pérenne et faire remonter le taux de Slovaques présents dans l’armée de métier, qui était à moins de 5% avant la guerre, et qui passe à plus de 15% après la guerre.
Par ailleurs, on va favoriser la langue slovaque, dans les unités, il y a un effort de fait au niveau central pour pousser les Slovaques à rejoindre l’armée. Dans l’ensemble, les Slovaques ne sont pas très motivés, il y a sans doute une réticence assez traditionnelle aux métiers des armes, associés au pouvoir central extérieur souvent rejeté par les populations rurales. Effectivement, il y a vraiment un changement dans la relation tchécoslovaque au sein de l’armée. »
Une armée qui se « communise » après 1948
1948, changement de régime politique : le Parti communiste arrive au pouvoir en Tchécoslovaquie. Cette armée tchécoslovaque renouvelée se communise de différentes façons. Il y a des épurations, qui visent notamment les soldats qui ont combattu à l’étranger, en Occident. Qu’en est-il exactement ? On sent quand même dans votre ouvrage que, sans nier cette réalité, vous expliquez qu’il y a des parcours différents, et que la réalité est plus nuancée…
« C’est vrai que l’historiographie tchèque s’est concentrée sur ces moments de purge, ce qui est légitime car elles sont réelles : il ne s’agit pas de nier l’impact de la dictature sur les acteurs sociaux, mais quand on regarde en détail qui est purgé, quand et de quelle façon, c’est effectivement quelque chose de plus progressif et de moins absolu et immédiat qu’on ne peut l’imaginer. En fait, on peut prendre deux extrêmes, les aviateurs, qui pour l’essentiel étaient en Grande-Bretagne pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui sont pratiquement tous purgés.
À l’autre extrémité du spectre, on a des gens passés par la Grande-Bretagne, dont certains vont adhérer au Parti communiste dès 1945, ou en mars 1948 - il y a beaucoup d’adhésion juste après le Coup de Prague. Parmi ces gens, certains seront quand même purgés, d’autres vont poursuivre leur carrière, partir à la retraite, être exclus de l’armée entre 1950 et 1956, ou plus tard. Ce n’est pas forcément immédiat. Certains jeunes Slovaques, promus pendant la guerre, confirment leur statut au cours des années 1950… Il y a une insécurité structurelle mais tous ne sont pas exclus de l’armée, et parmi les exclus, tous ne vont pas finir au camp de travaux forcés de Mírov, ou dans une cellule à mourir de faim, de froid, de maladie. Ce sont deux réalités qui vont ensemble.
C’est parce qu’une partie des officiers sont purgés, persécutés, torturés ou exécutés, comme le général Píka, que les autres peuvent rester libres, voire en fonction, car ils sont prévenus. En 1948-1949, les plus anticommunistes sont exclus, même s’il y a des exceptions à l’image du colonel Otto Wagner, qui a fait partie de la France Libre, et qui va participer à des formations communistes marxistes-léninistes au sein de l’armée à la fin des années 1940. Par ailleurs, il n’hésite pas être critique ce qui lui vaudra d’être exclu, persécuté, relégué à la campagne, mais ça montre que même des gens anticommunistes ont été temporairement conservés dans l’armée. Ils ont fini par être exclus. C’est vraiment à partir de Čepička, d’avril 1950, que les choses vont se corser pour les officiers considérés comme issus de l’ancien régime. »
La difficile sororité au sein du Pacte de Varsovie
Qu’est-ce qui change pour l’armée tchécoslovaque avec la création du Pacte de Varsovie ?
« Au départ, pas grand-chose. Ces armées ont mis du temps à se moderniser : Staline n’avait pas une grande concurrence au sein de ses armées satellites, c’est vraiment sous Khrouchtchev que le Pacte de Varsovie est créé et que des manœuvres communes vont se mettre en place. Le Pacte de Varsovie ne fait qu’entériner le début d’une coopération pour avoir un armement commun. C’est tout ce processus qu’on appelle ‘Unifikace’, qui est une forme de soviétisation des normes, des modes de fonctionnement, d’organisation, des services, qui sont les mêmes entre les armées pour pouvoir travailler ensemble, c’est ce qu’on appelle l’interopérabilité. Khrouchtchev va développer via le Pacte de Varsovie de grandes manœuvres communes, notamment celles qui vont avoir lieu à la veille de l’occupation soviétique en 1968. Vltava c’est typiquement ce genre de manœuvres communes où les armées apprennent à travailler ensemble.
Une toute petite élite, la crème de la crème des armées, fait des études en URSS, et ces officiers bénéficient d’une vraie soviétisation, ils parlent le russe, ont été choisis par l’armée, choisis par le Parti, et sont censés être les futurs chefs de ces armées. Pour la plupart : pas de séjour en URSS, un apprentissage varié du russe, qui devient une langue obligatoire au début des années 1950. Le temps que les gens apprennent, ça met du temps.
Le Pacte de Varsovie ne va pas non plus empêcher complètement les armées d’avoir une certaine spécificité nationale, une culture nationale entretenue savamment, car les communistes sont aussi des nationalistes. Les mythes autour du hussitisme vont continuer à perdurer car il y a des pontes communistes comme Zdeněk Nejedlý, qui, en plein stalinisme, a continué à célébrer Jan Žižka et le côté ‘guerre populaire révolutionnaire’. C’est une réinterprétation historiographique discutable, mais certaines choses se maintiennent et le Pacte de Varsovie n’écrase pas totalement l’originalité de chaque armée. »
Si le Pacte de Varsovie n’écrase pas les originalités, certaines de ses troupes, en revanche, vont écraser le Printemps de Prague : quelles ont été les réactions au sein de l’armée tchécoslovaques ? Car finalement ce sont des armées sœurs qui viennent envahir leur pays. Comment se positionnent les soldats tchécoslovaques entre, sans doute, la volonté de défendre son pays contre un ennemi, mais qui en même temps est censé être un ami ?
« C’est une sororité compliquée. Ces soldats tchécoslovaques, en 1948 comme en 1968, sont confrontés à l’absence d’une vraie figure de l’ennemi. Autant, le nazi est facile à identifier, autant le grand frère soviétique, ou le communiste en armes, n’est pas une figure identifiable comme un ennemi absolu contre lequel il faut résister. Les soldats tchécoslovaques ne sont pas enthousiastes face à cette occupation, qui est perçue comme telle pour beaucoup. Le problème c’est qu’il n’y a pas une chaîne de commandement qui leur permettrait de mettre en place une résistance. Tout cela est tellement rapide que c’est presque impensable de commencer à tirer sur ces Polonais, ces Soviétiques, qui ont le même armement, le même uniforme, la même culture militaire. Pour eux c’est impossible.
Cette opération est réussie aussi grâce à cela : on n’est jamais trahis que par les siens, il est plus facile d’aller frapper sa sœur plutôt qu’un ennemi bien préparé. Il n’y a pas un grand mérite de la part des Soviétiques et de leurs subalternes dans cette occupation.
Au sein des cadres de l’armée les plus politisés, il y avait un engouement concernant le Printemps de Prague, car le principe même de la politisation est qu’il y a de la controverse. À partir du moment où on casse le système Novotný et le système figé d’avant 1968, une grande majorité des officiers politiques de cette armée tchécoslovaque se positionne en faveur de Dubček, car c’est la nouvelle ligne du parti. Il y a une part de discipline mais aussi une part d’enthousiasme. Eux sont motivés, contrairement aux officiers de ligne, techniques, qui sont moins motivés après toute cette vie partisane au sein de l’armée, à travers les officiers politiques, la vie du Parti ; beaucoup sont membres du parti, plus par conformisme que par enthousiasme. Une certaine lassitude a pu gagner les cadres et la plupart des gens sont prudents, ils ne s’engagent pas particulièrement en faveur du Printemps de Prague. Pendant la normalisation, les militants les plus convaincus par le socialisme à visage humain sont réprimés alors que ceux qui sont restés relativement neutres vont pouvoir rester car ils sont indispensables et ils sont restés en retrait. »
Petr Pavel président et le rapport de la société tchèque au passé communiste
34 ans après la chute du régime le 17 novembre 1989, le nouveau président Petr Pavel est un ancien officier de l’armée tchécoslovaque. Il a été encarté au Parti, il a fait carrière, il a d’ailleurs dû s’en expliquer pendant la campagne présidentielle. Après 1989, il a occupé une haute position au sein de l’OTAN. Il a été soutenu pendant sa campagne par une frange de la population aux idées pro-européennes et pro-démocratiques. Récemment, le 28 octobre, la sœur des frères Mašín, ce groupe de Tchèques qui a résisté au régime communiste par les armes, a reçu une distinction d’Etat des mains de Petr Pavel alors que c’est un ancien communiste. Qu’est-ce que cette élection de Petr Pavel en Tchéquie nous dit de l’évolution de la société tchèque et du rapport des Tchèques avec leur passé communiste, notamment sur la nécessité de transition et d’une certaine continuité entre l’avant et l’après ?
« C’est un moment qui m’a passionné : le fait d’élire un militaire président n’est pas anodin, en soit, et le fait d’élire un ancien communiste ne l’est pas non plus. Le rapport des Tchèques au communisme, on ne peut pas le lire uniquement à travers le prisme de cette élection. Ce rapport au passé est complexe, quand on voit les querelles qu’il peut avoir au sein de l’ÚSTR, ou à propos de l’interprétation qu’il faut donner à cette période dite totalitaire, comment il faut se positionner, en tant que chercheur en sciences sociales : ce n’est jamais simple, certaines positions étant souvent plus militantes que scientifiques.
Pour revenir à Petr Pavel, ce que je trouve intéressant, c’est comme si les électeurs avaient compris que l’appartenance au Parti communiste, en particulier dans une profession très spécialisée comme l’armée, n’avait pas une signification d’engagement émotionnel fort en faveur de ce régime du socialisme tardif, un peu gérontophile et peu enthousiasmant. Je crois que c’était inévitable qu’un officier voulant faire carrière s’inscrive au Parti communiste, je ne pense pas que cela veuille dire grand-chose de son engagement politique sincère à l’époque car il n’y avait pas de politique. Comme il n’y avait pas de politique, ça n’a pas de sens de critiquer quelqu’un pour son appartenance au seul parti autorisé.
Surtout, ce qui est intéressant, c’est que les militaires se percevaient largement en dehors de cette sphère politique. En 1989, quelques généraux étaient prêts à donner la main au Parti communiste pour éviter la transition, d’autres ont affirmé qu’ils ne soutenaient pas le Parti et qu’il fallait accepter cette transition, mais en tout cas, les militaires, un peu comme en 1968, ont essayé de rester en dehors de ce jeu politique et de cette confrontation politique. Ce qui est plutôt sain, en réalité. Ils étaient déjà préparés à cette distance qui existait entre la sphère militaire et politique, ils avaient déjà accepté cette séparation entre le civil et le militaire, qui est essentielle après 1989, dans les années 1990, dans la phase de préparation à l’intégration de l’OTAN.
Quand les Tchèques entrent dans l’OTAN 1999, les Slovaques en 2004, il n’y a pas de difficultés, les cadres supérieurs qui n’ont pas quitté l’armée après 1989 sont tout à fait capables de fonctionner avec des dirigeants démocrates, ce n’est pas un problème car la subordination du militaire au politique existe déjà avant 1989. L’armée était au service du Parti, maintenant elle est au service du Parlement élu, ce n’est pas plus mal, mais le fonctionnement, dans les faits, n’est pas complètement différent. Et après, pour tous les jeunes qui rejoignent l’armée et qui n’ont pas fait leur formation militaire sous le communisme, c’est très facile. La réorientation vers l’OTAN, donc, n’est pas si difficile. On passe du Pacte de Varsovie à l’OTAN et le général Petr Pavel n’est pas tant en rupture qu’on pourrait l’imaginer.
Je pense personnellement qu’il n’a pas tant à prouver en matière d’anticommunisme, ou de libéralisme, que ce qu’on pourrait supposer car il n’était pas dans cette sphère politique avant 1989.
Que la sœur des frères Mašín ait accepté la distinction me semble plutôt sain pour apaiser les rapports dans cette société tchèque. On sort de plusieurs décennies de communisme, où la majorité de la population était dans une situation qu’on peut qualifier de différente manière : il y avait de la complicité, de la collaboration avec le régime, de la résistance, passive ou armée, de la mise en retrait… Il y avait beaucoup de rapports différents au régime, mais je ne vois pas comment on pourrait faire le procès, trente ans après, de toute une génération. Ce serait injuste.
Bien sûr qu’il y a des gens extrêmement courageux qui se démarquent : il y a Václav Havel, il y en a d’autres, mais il y a aussi une majorité que l’on aurait dans n’importe quelle société, qui essaye de s’en tirer, qui s’accommode, qui essaie de survivre, d’être heureux. C’est trop facile, surtout pour notre génération qui n’a pas vécu ce contexte, de se mettre dans une position de juge, d’arbitre, a posteriori. »