« Les pays d’Europe centrale ont pris davantage conscience de leur capacité de décision »
La guerre en Ukraine a suscité un élan de solidarité et une unité sans précédent au sein de la famille européenne. Pourtant, certaines lignes de fracture sont également apparues et continuent de perdurer depuis, sans pour autant faire diminuer l’effort déployé pour aider l’Ukraine. Avec Yohann Michel, chercheur et analyste à l’International Institute for Strategic Studies (IISS), et qui s’intéresse tout particulièrement aux armées des pays d’Europe centrale, dont la Tchéquie, Radio Prague Int. a évoqué ces différences d’approche au sein de l’UE, mais aussi l’état de l’armée tchèque actuelle et les capacités de défense de la Tchéquie.
Yohann Michel, bonjour. Après l’attaque de la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022, la réaction des Européens a été immédiate – à l’exception notable de la Hongrie – en termes de condamnations verbales, mais aussi de sanctions imposées au régime de Vladimir Poutine. Pourtant dans les discours, on a très vite vu apparaître une fracture entre, disons, les pays d’Europe de l’Ouest (France, Allemagne) et ceux d’Europe centrale et du nord, avec une incompréhension de ces derniers pays notamment à comprendre par exemple la volonté réitérée du président Macron à parler avec le président russe. Peut-on revenir en quelques mots sur ce qui, selon vous, est aux racines de cette fracture ?
« Ce qui est à la racine de tout cela c’est de continuer à considérer que cette guerre a commencé il y a un an. Il y a une partie des Européens qui est bien consciente que la guerre entre l’Ukraine et la Russie a commencé il y a exactement neuf ans avec l’invasion de la Crimée puis du Donbass. Il y a certains pays européens qui ont été directement affectés par ces événements, la Tchéquie faisant partie de ces pays : on se souviendra de ces opérations de destruction de stocks de munitions qui ont été réalisées dans une partie de l’Europe centrale. »
A Vrbětice notamment…
« Oui, mais pas seulement. Forcément, ça marque les acteurs locaux. Il y a aussi la question de la proximité avec la Russie et certains pays d’Europe centrale, voire la totalité, sont plutôt bien placés pour avoir une certaine idée de l’impérialisme qui peut exister dans la vie politique russe – et donc de s’en inquiéter plus vite.
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Derrière, il y a aussi la question moins agréable et plus compliquée du rôle de médiation qui avait été donné à la France et l’Allemagne dont ils ont eu du mal à sortir il y a un an. Il ne faut pas oublier que ça arrangeait une partie des pays européens que la France et l’Allemagne jouent ce rôle-là, car ça leur évitait d’avoir à le faire. Cela permettait aussi d’avoir le « good cop, bad cop ». Puisque certains avaient le bon rôle d’être médiateurs, ils ont fini par avoir le mauvais rôle du médiateur une fois qu’il était un peu tard.
Milan Kundera et les petites nations
Il y a aussi des pays qui ne se sentent pas directement menacés, en tout cas pas de manière aussi directe et fondamentale. J’aime bien rappeler cet auteur qui évoquait ces petites nations qui ont peur disparaître et qui se savent mortelles : Kundera disait derrière cela une réalité de la taille et de la vulnérabilité de ces nations qui n’ont pas encore disparu. C’est une idée qu’on n’a pas en Allemagne, ni en France ou en Grande Bretagne – et qui induit tout un ensemble de différences dans le positionnement.
Il y également la place du rôle des Etats-Unis et de la perception de ce rôle, de la perception d’une souveraineté européenne. Mais il y a aussi des gens qui, en France ou en Allemagne, ont tendance à considérer que les petites nations ne comptent pas, que les choses importantes se décident entre grandes nations. En cela, ils ne sont pas très différents des Russes qui pratiquent la même politique… »
Publier ou non les chiffres de l’aide militaire ?
Est-ce que cette fracture s’est illustrée en termes d’aide militaire ? Evidemment, chaque pays aide proportionnellement par rapport à sa taille et la taille de ses stocks, mais peut-on dire, chiffres à l’appui, que des pays comme la Tchéquie ou la Pologne ont donné à l’Ukraine plus que la France par exemple ?
« C’est compliqué parce que concrètement, cela dépend de comment on calcule l’aide. Certains des outils qu’on utilise sont calibrés de manière à avantager les dons de certains pays plutôt que d’autres, les dons bilatéraux plutôt que ceux qui passent par l’intermédiaire de l’Union européenne : ça désavantage la France par exemple, qui a beaucoup fait pour aider collectivement et moins en bilatéral. En outre, pour les dons bilatéraux, elle n’a pas toujours publié les chiffres, ce qui fausse les calculs.
Il ne faut pas oublier qu’on ne sait pas tout de cette aide : il y a des pays qui ont fait un choix de publicité importante qui correspondait à leur politique étrangère, alors que d’autres, en raison de ce besoin perçu de maintenir ce rôle de médiateur, ont voulu jouer un rôle un peu différent.
Ensuite il y a une vraie question purement militaire : est-il intéressant de toujours publier ce que l’on donne plutôt que de donner un élément de surprise à l’adversaire. Il aurait pu être intéressant qu’aucun partenaire européen ne publie l’aide de manière à laisser une forme de flou. Ce n’est pas le choix qui a été fait par une partie des partenaires. C’est également critiquable. »
La capacité d’entraînement des pays d’Europe centrale et du nord
Cette guerre va-t-elle faire, selon vous, bouger des lignes ? On entend parfois parler d’un basculement du centre de gravité de l’UE un peu plus vers l’est, vers l’Europe centrale et vers le nord), avec les pays fondateurs qui auraient manqué un rendez-vous avec l’Histoire ?
« C’est probable. Mais c’est surtout que les pays d’Europe centrale prennent davantage conscience de leurs propres responsabilités et de leurs propres capacités de décision. Ils ont les moyens d’être des acteurs importants, ne serait-ce que par leur capacité d’entraînement des autres Européens : je pense ici à certains chefs de gouvernements baltes qui brillent tellement qu’ils ont une capacité d’entraînement d’autres pays européens, et pas seulement. Mais également le nouveau président tchèque, ou les Polonais qui ont été souvent pointés du doigt par le passé et qui soudainement ont pu avoir une position de force.
En outre, certains de ces pays ont gardé une industrie de défense importante, comme les Polonais, les Tchèques, les Slovaques, avec une vraie capacité de remontée en puissance. Quand il n’était pas question de production industrielle de masse, ou de production industrielle tout court, ils n’avaient pas de rôle perçu par les autres Européens. Or soudainement, quand on s’aperçoit que la production de munitions de certains calibres et de véhicules blindés redevient une question importante, ces acteurs deviennent vitaux pour l’effort de guerre de l’ensemble de la coalition occidentale.
Il y a donc quelque chose de contingent, qui dépend de cette crise, et il y a une autre question plus profonde de ces pays qui se découvrent aussi, qu’une autre partie de l’Europe découvre comme ayant une vraie capacité de décision et d’influence. En réalité, je pense que c’est aussi une conséquence d’une remontée économique et sociale : le rideau de fer n’est vraiment plus là, il s’est malheureusement déporté, mais ces économies se sont réellement développées, elles ont une capacité d’influence réelle, elles sont des partenaires économiques et industriels de plus en plus importants. C’est aussi une partie de l’avenir parce que c’est là que se joue une partie du dynamisme européen.
Peut-être aussi qu’en sortant de l’idée qu’il y a des gros qui vont être des leaders, on peut plutôt voir qu’il y a un décentrement : soit vous avez la vision d’un centre de gravité qui se déporte, soit vous envisagez qu’il n’y a pas un seul centre de gravité en Europe, mais tout un ensemble de centre de décisions qui se trouvent être les capitales, mais pas seulement. Derrière on a par exemple le partenariat franco-tchèque : il est possible dans l’armement et se voit d’ailleurs, il est concret. Il y a des partenariats Allemagne-Hongrie, il y a des choses à faire entre Polonais et Turcs au sein de l’OTAN. Il y a donc pleins de partenariats à construire non pas soit tout européen, soit franco-allemand, mais dans tous les sens, en tant qu’Européens et Etats souverains. »
Que peut un pays comme la Tchéquie – petit pays, comme les Tchèques se plaisent parfois à le répéter eux-mêmes, avec fierté ou regret – apporter à ce débat sur la sécurité européenne et sur l’avenir des relations avec la Russie ?
Peut-être que les petits pays, parce qu’ils ne sont pas perçus comme menaçants, peuvent avoir une politique étrangère plus active qui n’est pas quelque chose que peut se permettre une puissance nucléaire.
« Les Tchèques ont à apporter leur propre expérience. Ces petits pays ont beaucoup de choses à apporter à partir du moment où on les respecte comme des acteurs à part entière du système international. De manière très intéressante, on est devant une puissance impériale qui essaye de priver de son autonomie de décision un plus petit pays – pas si petit en réalité – et un Etat souverain et indépendant. De facto, ça met le doigt sur l’importance de respecter les petits pays dans leur richesse et dans le fait qu’ils apportent collectivement différents points de vue. Là on découvre que certains de ces pays avaient raison quand les grands pays avaient tort. Ce n’est pas le fait qu’ils soient petits qui les aidaient à avoir raison, mais ils avaient raison quand même – donc ça vaut le coup de les écouter. Ils ont aussi un développement économique intéressant en lui-même. Le fait qu’ils soient petits, c’est une force ou pas.
Peut-être que les petits pays, parce qu’ils ne sont pas perçus comme menaçants, peuvent avoir une politique étrangère plus active - quelque chose que ne peut pas se permettre une puissance nucléaire. La France est une puissance nucléaire et ne peut pas se permettre d’agir sur la scène internationale de la même manière que l’Estonie. Car la France, elle, peut représenter une menace fondamentale pour certains pays – ce n’est pas le cas des Baltes, ce n’est pas le cas des Tchèques.
Industrie de défense : le trait d’union tchéco-slovaque
L’armée tchèque a subi une grande transformation dans les années 1990 puisqu’elle est passée d’une armée intégrée au Pacte de Varsovie à une armée d’un pays nouvellement démocratique, puis le pays a rejoint l’OTAN en 1999. Qu’est-ce que cela a signifié, concrètement, pour cette armée et ses hommes et femmes ?
« Déjà, comme de nombreuses armées européennes, l’armée tchèque a commencé par se tourner vers une forme de vision expéditionnaire de son rôle. On est passé d’une défense territoriale, voire dans ce cas, une action au sein du Pacte de Varsovie, à quelque chose de complètement différent. Cela a motivé une transformation de structure, partielle, une transformation de ses équipements, là encore partielle, et une modification de ses pratiques. Mais toujours en gardant des équipements et des formats qui restaient ceux d’une armée conçue pour un rôle plus classique.
Les réformes montrent un retour qui va s’orienter vers une défense territoriale et une défense de l’Europe. Il y a aussi eu une logique dans le cadre de l’Alliance atlantique de spécialisation. C’est quelque chose qui touchait toutes les petites nations européennes. Peut-être va-t-il y avoir un retour à quelque chose de plus équilibré : ce sera intéressant de voir les modifications qui seront apportées.
Voyons ce qui est notable : nouvelle commande de CAESAR, les véhicules Titus qui arrivent en service, la modernisation d’appareils de la force aérienne, y compris par l’acquisition de nouveaux matériels, mais aussi avec les avions de type L-39 qui se découvrent une nouvelle jeunesse. C’est intéressant car il y a de vrais besoins dans certains pays européens d’avoir des avions d’entraînement légers, d’attaque légère. S’il y a une compétence qui continue d’exister ici, c’est potentiellement une capacité de s’intégrer à des programmes européens dans ce domaine. Il y a donc beaucoup de choses intéressantes en Tchéquie.
Et il y a toujours ce lien de l’industrie de défense tchéco-slovaque. Pour ceux qui l’ignorent : sur un salon de l’armement en général, le stand tchèque est en général exactement à côté du stand slovaque, avec l’endroit pour les petits fours et les verres, entre les deux ! C’est le trait d’union, qui prend souvent la forme d’une bière… Blague à part, il est intéressant de noter que la complémentarité de l’industrie tchécoslovaque qui existait auparavant, au lieu d’en faire des occasions divergences fondamentales, c’est aussi une occasion de continuer à travailler ensemble, dans le but d’être efficace et de peser aussi. »
Puisqu’on évoquait ces questions de petits et grands pays, la Tchécoslovaquie en tant qu’Etat unique avait plus de poids…
« Tout à fait. Mais à l’inverse le fait que l’industrie de défense tchèque continue d’avoir ces partenariats apporte tout un ensemble de choses. Après, si on veut toucher aux points plus sensibles et désagréables : la question de la lutte contre la corruption sera ici fondamentale pour participer à une industrie de défense européenne moderne et pour attirer les investisseurs. Là-dessus les deux pays ne sont pas au même niveau et il y a encore beaucoup de travail, et malheureusement encore plus côté slovaque. »
Remontée en puissance et partenariats européens
Au cours des vingt dernières années, l’armée tchèque a été engagée des opérations expéditionnaires, diverses missions de maintien de la paix, de stabilisation, de contre-terrorisme… C’est très différent d’une guerre conventionnelle telle que celle que vit l’Ukraine. Dans quel état est actuellement l’armée tchèque ? Dit peut-être brutalement : serait-elle capable de se défendre le cas échéant ?
« L’armée tchèque n’est pas la seule à défendre la République tchèque. L’appartenance à l’OTAN est déjà importante pour l’Allemagne, pour la France, elle l’est encore plus pour les petits pays. Mais c’est une réalité concrète. C’est important d’insister dessus. L’état de l’armée tchèque n’est pas la seule chose qui compte. Il y a cette alliance qui est très concrète, tellement concrète qu’il y a des pays d’Europe occidentale et pas seulement qui sont déployés en Roumanie, en Lituanie et ailleurs. Ce n’est pas pour rien.
Maintenant, les forces spéciales tchèques notamment, sont réputées dans le reste de l’OTAN. Il y a de bons viviers de compétences. Mais comme pour toutes les armées européennes, il y a cette remontée en puissance qui est à faire : des efforts à faire sur l’entraînement et l’entraînement de grandes unités. Mais ce n’est pas un problème spécifiquement tchèque.
Il y a aussi des questions de rééquipement en matériel moderne. C’est aussi une question d’effort budgétaire. Mais en tout cas, ce n’est pas le pays d’Europe sur lequel l’inquiétude sera la plus importante. Il y a peut-être la question de la force aérienne dont la taille est particulièrement réduite : elle a ses capacités mais cela reste sans doute insuffisant pour un pays de cette taille-là. »
La Tchéquie livre énormément de matériel à l’Ukraine depuis le début de la guerre. Qu’en est-il de ses stocks ? Peuvent-ils s’épuiser et la cadence de la production peut-elle suivre ?
« La question, c’est quelle production ? Si on parle des modèles d’artillerie qui sont en train d’être fabriqués avec la France, l’augmentation de la production en France devrait aider l’augmentation de la production en République tchèque. Il y a la question des châssis, mais les Tchèques savent faire des camions. Donc la remontée en puissance n’est pas difficile. Il y a un rééquipement partiel qui est en cours avec des chars Leopard allemands. Les commandes de CV 90 sont aussi un marqueur fort d’une modernisation de l’outil de défense. C’est un matériel qui est produit depuis des années, pas forcément difficile à produire donc cela devrait permettre une acquisition de matériel non-produit localement. Il y a d’autres produits fabriqués localement et donc bon an mal an, la Tchéquie n’est pas le pays qui crée le plus d’inquiétudes pour les observateurs. Il y a des efforts concrets qui doivent être de longue durée. Livrer ces matériels à l’Ukraine aujourd’hui évite au pays d’avoir des problèmes avec la Russie demain.
Il y a par ailleurs de vraies questions qui peuvent se poser : celle de la participation au programme Main Ground Combat System (MGCS) par exemple. D’autres partenariats pourraient également exister. Le fait que les Polonais se tournent vers les Sud-Coréens plutôt que de créer une nouvelle collaboration en Europe centrale est dommage. Mais on verra où en est la politique polonaise dans quelques années. Il y a beaucoup de choses à faire et c’est le moment pour les industries de défense européenne, et tchèques donc, d’être actives. Le fait que les Tchèques soient actifs dans des collaborations bilatérales – le programme Titus, le programme CAESAR notamment – est particulièrement intéressant à observer. »