« Les Tchèques aujourd'hui sont très éloignés des valeurs de Havel »
Correspondant du journal Le Monde en République tchèque depuis le début des années 1990, Fabrice Martin-Plichta a suivi de près l’arrivée au pouvoir de Václav Havel et ses différents mandats de président. Pour Radio Prague, il donne son point de vue très tranché et sans concession sur l’évolution de la République tchèque sans Václav Havel.
« Nostalgie dans la presse et chez certains hommes politiques qui ont été proches dernièrement de l’héritage de Václav Havel : de sa pensée, de sa manière de se comporter, de faire de la politique - lui qui parlait de ‘politique non politique’. Il a été leur président ; un président avec une portée internationale qui, pour eux, a incarné la révolution et les nombreux changements. Mais ma grande interrogation autour de cet anniversaire est sur la manière que celui-ci est ressenti et vécu par la majorité des Tchèques, qui semblent bien désorientés ces derniers temps. »
Et quel est votre avis sur ce point ?
« Je pense que cela passe comme du beurre bien mou que l’on tartine sur une tranche de pain. Bon, on va parler de cet anniversaire pendant une semaine… Mais ce qui m’étonne le plus, c’est cette insistance de tous les médias à en parler, et même de médias qui sont connus pour ne pas être particulièrement ‘havlophiles’, surtout dans une période où on s’éloigne de plus en plus des idées et des valeurs que Václav Havel a défendues pendant toute sa vie. Je vois donc là un très grand décalage entre cet anniversaire et la manière de rendre hommage à ce penseur qu’était Havel, alors que les Tchèques en sont très éloignés dans leur vie quotidienne. Non seulement sur la scène politique, bien sûr, mais aussi dans leur manière de vivre. Aujourd’hui, ce sont le racisme, la xénophobie et le rejet de l’autre qui prédominent, à l’opposé des valeurs défendues du premier jusqu’au dernier jour de sa vie par Václav Havel. On défend le repli, on refuse de s’intéresser à ce qui se passe autour de nous, non seulement autour du pays mais aussi à l’intérieur de celui-ci. D’ailleurs, on ne s’intéresse même plus à ce qui se passe au bout de la rue. Or, Václav Havel disait qu’il fallait rester ouvert, accepter et affronter ce qui nous entoure, surtout chercher à le comprendre et ne pas le refuser. »Vous avez des mots très durs pour les Tchèques. Mais ne s’agit-il quand même pas là essentiellement du discours politique ? On pense ici notamment au président Miloš Zeman et à ses déclarations anti-migrants. Mais cette analyse s’applique-t-elle aussi à l’ensemble de la société tchèque ?
« Aux dernières nouvelles, ce sont bien les Tchèques qui ont élu Miloš Zeman, et ils connaissaient ses opinions. Alors, c’est effectivement de pire en pire depuis qu’il est devenu président, mais on ne peut pas dire qu’on ne savait pas à quoi s’attendre avant son élection. Et puis il n’y a aucune manifestation, personne ne réclame massivement son départ. Les élections régionales de ce week-end vont aboutir à l’élection de gens qui lui sont proches, lui ressemblent et défendent peu ou prou le même discours. Franchement, je ne vois vraiment pas où les valeurs incarnées par Václav Havel sont présentes aujourd’hui dans cette société. »En serait-il autrement si Václav Havel était encore là ? Le pays défendrait-il des positions différentes de celles qui le sont actuellement ?
« Si Václav Havel était en bonne santé et capable de participer au débat activement, je pense que la situation serait un peu différente. Je ne me fais pas non plus de grandes illusions. Il suffit de voir tout ce qui nous entoure en Europe, que ce soit à l’est, à l’ouest, au centre, au nord ou au sud. Partout, ce sont les populistes les plus divers qui ont le vent en poupe, tous ceux qui prônent le repli sur soi ou passent leur temps à casser du sucre sur le dos de l’Europe pour cacher leur incapacité à construire et à réformer leurs propres pays. Václav Havel aurait donc énormément de travail. Il pourrait s’exprimer tous les jours pour dire sa pensée et opposer son autre vision des choses ; une vision ouverte et confiante mais une vision qui exige responsabilité et liberté de penser, de réfléchir et de critiquer, liberté de se déplacer et d’accepter l’autre malgré ses différences, une vision qui exige aussi d’être tolérant. Je ne sais pas à quel point son discours influencerait la société aujourd’hui, mais celle-ci aurait au moins un guide, alors qu’elle est actuellement un peu orpheline de personnalités intellectuelles ou politiques qui puissent l’aider à s’orienter face à cette marée populiste. »Vous viviez à Prague déjà avant la révolution en 1989. Vous avez donc vécu en tant que journaliste les grands changements de cette époque et assisté à l’arrivée au pouvoir de Václav Havel, puis les grands changements qui s’en sont suivis. Mais quel souvenir personnel gardez-vous de Václav Havel ?
« J’ai eu la chance de le rencontrer à plusieurs reprises pour des entretiens pour Le Monde. Ce sont donc ces moments-là. C’était une personne très simple, humble, qui osait répondre à n’importe quelle question et qui, surtout, était capable de formuler une réponse. Or, on cherchait parfois à le piéger sur des thèmes difficiles. Václav Havel ne faisait pas l’usage de la langue de bois et répondait de manière fondée. Il savait articuler la pensée, et c’est ce qui manque cruellement aujourd’hui, et pas uniquement en République tchèque, non seulement aux hommes politiques, mais aussi à un certain nombre d’intellectuels qui n’ont pas cette faculté d’exprimer et de synthétiser une pensée pour la rendre compréhensible. »