Les Tchèques retiennent-ils les leçons de l'histoire ?
Ce vendredi 26 mai, soixante ans se seront écoulés depuis le jour où les citoyens de la Tchécoslovaquie ont dit oui aux communistes, en les plébiscitant aux élections législatives. Le supplément d'une récente édition du quotidien Lidove noviny y est entièrement consacré. Nous en avons choisi pour vous quelques extraits.
« En 1946, j'ai donné ma voix aux communistes. La guerre une fois terminée, on avait l'impression que le monde que l'on avait connu avant ce conflit se mourrait... Je sentais qu'il fallait changer le monde. C'est l'illusion ou bien l'utopie du communisme et son premier degré, le socialisme, qui offrait un changement entièrement radical. On ne savait que peu de choses sur l'Union soviétique sauf le fait qu'elle avait vaincu, avec l'Amérique, l'Angleterre et la France, le nazisme. On voulait voter l'espoir mais, en fait, on a élu la désillusion ».
C'est ainsi que l'écrivain tchèque bien connu, Arnost Lustig, qui partage aujourd'hui sa vie entre la Tchéquie et les Etats-Unis, explique pourquoi il a donné aux élections de mai 1946 sa voix au parti communiste. L'écrivain tchèque, Ludvik Vaculik, l'une des grandes figures de la dissidence tchèque dans les années 70 et 80, auteur du manifeste « Deux mille mots », le texte le plus connu du fameux Printemps de Prague, écrit pour sa part :
« En 1946, je pouvais choisir entre quatre partis politique. Je sympathisais avec les communistes pour plusieurs raisons. D'abord pour des raisons « de classe » : mon père qui était ouvrier était souvent chômeur ; puis, pour des raisons patriotiques - c'est en effet l'Armée russe qui nous a libéré ; des raisons intellectuelles ont joué également un rôle, car je lisais H.G. Wells, S.K. Neumann... »
Force est de constater qu'une grande partie d'artistes et d'intellectuels tchèques a soutenu en 1946 la cause communiste. Milan Jungmann, critique littéraire :
« L'inclinaison de certaines gens de ma génération à gauche est bien connue : la crise des années 30, ma vie dans une famille de mineures dans la région de Most, Munich et la libération, tout cela m'a profondément marqué... Je croyais que le communisme tel qu'il fut conçu par les intellectuels de l'époque, allait libérer l'homme. Depuis bien longtemps, je n'arrive pas à comprendre comment j'ai pu être aussi bête et aussi naïf ».
En 1946, la majorité de la société tchèque a choisi de son propre gré le communisme. Comme le rappelle le journal Lidove noviny, les résultats des élections législatives de mai 1946 ont surpris tout le monde : les gagnants et les perdants. Deux millions sur cinq millions d'électeurs dans les pays tchèques ont effectivement voté pour les communistes, ce qui leur a permis d'occuper 114 sièges dans un parlement comptant 300 membres. A la question comment était-ce possible, l'historien Michal Pehr répond :
« Il existe tout un éventail d'explications. Une chose est claire : les communistes ont tout simplement profité de la situation. A l'instar d'autres pays, les habitants de la Tchécoslovaquie se sont laissés séduire par les idéaux de la gauche. Chez nous, cette tendance a été plus prononcée qu'ailleurs. Serait-ce dû au caractère de notre société ou bien à un certain héritage de la réforme tchèque ?... Les gens espéraient un avenir meilleur et un Etat plus parfait. Ils estimaient que la première République tchécoslovaque souffrait de nombreux défauts : la crise économique, le chômage, les problèmes des nationalités, la bureaucratie, la corruption etc...Après la terrible expérience de Munich et celle de la guerre, les gens se disaient que de telles atrocités ne devaient plus se répéter ».
Les historiens tchèques sont unanimes à constater que le discours populiste du Parti communiste tchécoslovaque est l'une des causes de son succès aux élections de 1946. Petr Zidek :
« Les communistes n'avaient pas l'habitude de diffuser en public leurs intentions. Très populiste, le parti promettait tout à tout le monde. On peut même dire qu'il n'avait pas de programme électoral et que dans sa campagne, il s'identifiait à la déclaration programme du gouvernement et du Front national. Son discours étant très nationaliste, le parti communiste tenait à affirmer que la Tchécoslovaquie entamerait sa propre voie vers le socialisme. En réalité, la direction du parti communiste respectait uniquement le modèle stalinien du communisme, basé sur le monopole du pouvoir et sur l'oppression des libertés prétendument bourgeoises ».
Pour Petr Zidek, le 26 mai 1946 est une date clé dans l'histoire tchèque. Il souligne que c'est en ce moment que les communistes ont remporté leur victoire et non pas en février 1948, date du dit « putch communiste », comme on a souvent tendance à prétendre. Si, dans les pays tchèques, les communistes ont alors obtenu plus de 40% des voix, il s'agissait du meilleur résultat qu'un parti communiste n'ait jamais obtenu dans des élections libres.
« Que se serait-il passé si les communistes avaient aux élections échoué? Aurait-on pu mettre une entrave à la montée de ce parti totalitaire, attaché à Moscou ? », se demande-t-il et de répondre que personne ne saurait donner aujourd'hui une réponse pertinente. Il constate toutefois que l'exemple de la Finlande montre que même une petite nation était à même de se défendre contre la pression d'une puissance totalitaire, s'appuyant bien sûr sur des attitudes anticommunistes de la majorité de la population et des élites politiques.« Les élections de 1946 dévoilent une triste vérité : les Tchèques ont choisi le communisme, même si l'on peut bien croire qu'ils l'imaginaient autrement. Il n'y a pas d'excuses pour nous. Nous et nos prédécesseurs, nous avons opté pour le communisme. De notre propre gré », écrit-il dans les pages de Lidove noviny.
Des chiffres sont là pour étayer son affirmation. Si, avant la Deuxième Guerre mondiale, le Parti communiste tchécoslovaque avait dans les pays tchèques quelques 28 mille membres (un chiffre le rangeant, déjà à cette époque-là, parmi les plus forts partis communistes en Europe centrale), après la guerre, il comptait un million de membres.
Le 26 mai 1946... la date d'un premier triomphe des communistes aux élections législatives. Soixante ans après cette date « historique » et plus de seize ans après la révolution de Velours, le parti communiste tchèque demeure toujours sur le devant de la scène politique. L'unique parti communiste à l'échelle de l'Europe centrale qui ne s'est pas « réformé », qui ne s'est pas repenti pour son passé stalinien et qui garde jusqu'à son nom. Et dont les membres occupent quarante et un sur deux cents sièges à la Chambre basse du Parlement... L'électeur tchèque demeure-t-il insensible aux leçons de l'histoire ? Une nouvelle réponse à cette question est à attendre dans dix jours, à l'issue des élections législatives qui auront lieu les 2 et 3 juin prochains.