« L’œuvre de Pierre Bonnard ne serait pas ce qu’elle est sans Marthe »
C’est le film Bonnard, Pierre et Marthe, de Martin Provost qui a fait l’ouverture, en avant-première, du 26e Festival du film français, le 23 novembre. Prévu pour sortir en salles le 25 janvier prochain, le film retrace l’histoire d’amour du peintre Pierre Bonnard et de sa compagne et muse Marthe, une femme mystérieuse et qui a aussi laissé une œuvre picturale. Le choix de ce film pour donner le coup d’envoi du festival coïncidait avec le centenaire de l’acquisition de la grande collection d’œuvres d’art françaises de la Galerie nationale, un heureux hasard, pour le réalisateur Martin Provost :
« C’est une coïncidence heureuse, parce que je ne le savais pas. A peine arrivé à Prague, j’ai demandé à aller à Galerie nationale. Je voulais voir ce fameux Bonnard qui fait partie de la collection et qui est une splendeur. Dans cette Conversation provençale, Marthe est allongée par terre, contre un arbre. Or c’est une image qui est dans le film ! Je l’ai fait de manière inconsciente… »
Vous ne connaissiez pas le tableau ?
« Je connais l’œuvre de Bonnard, mais je ne m’étais pas attardé sur ce tableau. La partie provençale du film est vraiment axée sur la vieillesse des personnages, je ne suis pas rentré dans les détails de leur vie avec tous ces peintres, Matisse et les autres… Pour les besoins de l’histoire, j’ai axé tout le film sur leur histoire d’amour. Mais le tableau est extraordinaire, et cette collection… j’allais de salle en salle, pratiquement seul, contrairement à Paris où on est au coude à coude. J’étais au cœur de la peinture avec des Picasso, des toiles absolument extraordinaires. Vous avez un trésor à Prague. »
Pouvez-vous revenir sur la genèse du film ?
« J’ai été contacté après Séraphine par Pierrette Vernon, la petite-nièce de Marthe Bonnard, qui voulait que je fasse un film sur sa grand-tante, estimant qu’elle n’avait pas la place qu’elle méritait dans l’histoire de l’art. Marthe occupe une grande place dans l’œuvre de Pierre, elle y est presque toujours toute nue. Je n’avais pas spécialement envie de replonger dans un film sur la peinture. Elle m’a aussi montré un tableau de Marthe qui a peint, ce que personne ne sait – ou presque, sous le nom de Marthe Solange. J’ai décliné et proposé l’idée à Françoise Cloarec qui avait écrit le livre sur Séraphine et qui a sorti ce très beau livre, L’Indolente. J’ai lu le livre, passionnant. Et puis je me souviens que pendant le confinement, au mois de mars, il faisait très beau : j’habite dans le Vexin, au bord de la Seine, là où j’ai tourné le film, un endroit magnifique, totalement préservé, avec plein d’îles. On y vit une vie un peu autarcique, mais près de Paris. J’ai ouvert un livre de Bonnard et je suis tombé sur le Déjeuner. Je me suis rappelé que j’avais cette image de Marthe assise à la table, dans ma chambre, que je voyais en m’endormant quand j’étais petit. J’ai vu qu’elle avait le regard flou. Je connaissais l’histoire de Marthe qui a menti sur son identité et a menti à Pierre toute sa vie. J’ai feuilleté le livre et ai découvert que sur tous les tableaux, elle n’était pas indentifiable. Comme si le mensonge de Marthe transparaissait dans l’œuvre. J’ai décidé de faire un film sur le couple Bonnard. »
Qu’avez-vous appris que vous ne saviez pas sur eux – et sur Marthe notamment ?
« Ce que j’ai appris, c’était un peu ce que Pierrette souhaitait que je fasse. Marthe était une femme courageuse. On parle toujours d’elle comme d’une emmerdeuse, possessive, jalouse. Quand on gratte, c’est un peu facile de dire cela d’une femme qui accepte de vivre avec un homme sans être mariée, de ne pas avoir d’enfants, qui n’a aucune garantie alors qu’à l’époque les femmes étaient dépendantes matériellement des hommes. »
C’était peut-être aussi l’effet de l’époque et du regard sur les femmes alors…
« Evidemment. C’était difficile. Elle risquait d’être abandonnée à chaque instant. Pierre était en plus très infidèle, il tombait amoureux tout le temps. Cela ne devait pas être facile à vivre, alors qu’elle l’aimait, je pense, profondément. Elle lui a voué sa vie. Qu’est-ce que ces femmes de l’ombre dont on ne dit pas toujours du bien mais qui sont toujours là derrière ? Il n’y a pas d’œuvre sans cela, sans le sacrifice de quelqu’un. Sacrifice est peut-être trop fort, mais un accord, un dévouement. Je pense que Marthe a été profondément dévouée à Pierre et qu’elle a été le socle grâce auquel il a pu construire cette œuvre absolument gigantesque. Ce que je trouve intéressant, c’est que Pierre, au contraire de Picasso qui était un vampire et détruisait les femmes, est resté avec elle, il a pris soin d’elle, l’a aidée quand elle s’est mise à peindre. Ce n’était pas un salopard : c’est aussi une image de l’homme qu’il est temps de retrouver, parce que par les temps qui courent les hommes en prennent plein les gencives (rires). »
A partir de quand Marthe Bonnard commence-t-elle à peindre ? Pendant le voyage à Rome de Pierre, comme dans le film, ou est-ce la licence artistique ?
« C’est la licence artistique. Pour les besoins d’un film vous êtes souvent obligé de prendre des raccourcis mais qui vous amènent peut-être à une chose historique pas fausse. Je pars du principe que c’est la nécessité, la solitude, le fait que Pierre n’était plus là. J’ai mis tout cela dans la période italienne quand Pierre rencontre Renée. Je pense qu’en réalité Marthe a commencé avant car elle voulait être son égale, elle a essayé de trouver une place. Elle était douée : elle avait travaillé chez Troussellier où les petites ouvrières qui fabriquaient des fleurs artificielles étaient douées de leurs mains. Elle avait donc quelque chose : on le voit dans l’œuvre de Marthe. Elle a été exposée au Cannet pendant le festival de Cannes. On était très impressionnés avec Cécile de France de voir l’ensemble de l’œuvre, c’est cohérent. C’est quelque chose qui n’a pas été développé, mais il y avait quelque chose qui est passé dans l’œuvre de Pierre. »
Marthe a créé seulement pendant une certaine période ?
« Elle a arrêté ensuite. C’est l’œuvre d’une peintre en devenir. Elle a peint 80 toiles, et presque que du pastel. Elle n’est pas passée à autre chose : c’est comme l’œuvre d’un élève sortant des Beaux-Arts et qui serait prometteur. »
Vous disiez que vous ne vouliez pas refaire un film sur un artiste ou sur la peinture puisque vous en avez déjà fait, comme Séraphine. Qu’est-ce qui vous intéresse en tant que cinéaste quand vous mettez en scène la vie d’un artiste ?
« C’est quelque chose que j’ai découvert malgré moi. Je ne me suis pas dit : je vais faire un film sur Séraphine de Senlis, à l’époque. Je travaillais pour France Culture, j’écrivais beaucoup pour eux, des pièces de théâtre, pour les enfants, un exercice que j’aimais beaucoup. Je faisais cela avec Nelly Lenormand qui un jour m’a appelé et m’a dit que je devrais m’y intéresser. Je ne savais pas du tout qui était Séraphine. En plus la peinture naïve ne m’intéressait absolument pas. Quand je vois ce qui s’est passé depuis Séraphine, je commence à comprendre que c’était très important que je m’y intéresse. A l’époque, je suis allé à Senlis tout de suite, j’ai vu les toiles et j’ai su qu’il fallait que je fasse quelque chose. J’avais envie de partager ce que j’éprouvais. C’est presque une mission. Je ne fais pas que cela évidemment. Ce n’est pas facile de faire des films sur des peintres, ce n’était pas facile de monter financièrement Bonnard. Mais je suis heureux quand j’y arrive et que j’arrive à rendre compte de quelque chose qui nous appartient à tous. L’œuvre de Bonnard appartient à tout le monde maintenant et elle ne serait pas ce qu’elle est sans Marthe. »
Dans quelle mesure le travail pictural de Pierre Bonnard a influencé votre travail sur l’image pour le grand écran ?
« Pour Séraphine j’avais des références très précises, notamment d’un photographe russe, que j’avais données à mon chef opérateur parce que je voulais cette image-là. C’est un film que j’ai tourné en pellicule : ça a changé beaucoup maintenant avec le numérique. Là, avec Guillaume Schiffman, un chef opérateur avec lequel je m’entends très bien et dont le père était peintre, tout de suite il a été dans son domaine : il m’a dit qu’il fallait que nous fassions attention à ne pas faire un film d’époque. J’étais d’accord avec lui parce qu’on voit bien aujourd’hui, avec les séries notamment, que tout est passé dans un même moule visuel. Ça devient si laid. On a fait un choix très fort qui ressort : je voulais les couleurs de Bonnard dans le film, je voulais l’époque, mais pas vue par notre prisme mais l’époque réelle. Avec cette nature partout… Vous imaginez les bords de Seine, il n’y avait rien, c’était comme pendant le confinement ! Il y avait le silence, les oiseaux, les animaux. J’ai voulu recréer cela visuellement, avec le son mais aussi l’image. On a donc poussé, saturé les toiles de couleurs et on a retravaillé tout ça à l’étalonnage pour trouver un équilibre entre la lumière réelle du jour et les tableaux. Guillaume a fait un travail extraordinaire : ce n’est pas une lumière lambda, on vit vraiment avec les couleurs de Bonnard dans le film. »