Lucie Lomová : « J’ai fait une expérience sur moi-même »
Anna en cavale, Les Sauvages, Sortie des artistes - tels sont les titres des bandes dessinées de la dessinatrice et scénariste tchèque Lucie Lomová qui ont été traduites et publiées entre autres aussi en France. Le dernier grand succès de cette auteure intitulé Každý den je nový (Chaque jour est nouveau) est un livre assez spécial. En donnant à son journal intime la forme d’une bande dessinée Lucie Lomová invite les lecteurs à partager sa vie.
Les bienfaits du journal intime
Bien que le genre du journal intime en bande dessinée ne soit pas nouveau dans le contexte international, dans le domaine un peu restreint de la BD tchèque, c’est quand même une nouveauté singulière et captivante. Cette façon d’adapter et de mettre en images le quotidien permet d’élargir encore la gamme des sujets possibles de la BD et d’explorer tout un univers d’expériences, d’impressions et de sensations de l’auteur. On pourrait dire que c’est l’intimité qui est son sujet principal. Lucie Lomová constate que ce genre de journal a apporté quelque chose comme une nouvelle qualité dans sa vie :
« J’ai eu l’idée de faire une expérience sur moi-même et de m’imposer le devoir d’écrire ou de dessiner chaque jour quelque chose sans fixer préalablement les limites de cette activité. (...) Au début cela m’a bien amusé pour beaucoup de raisons et aussi parce que j’écrivais et je dessinais dans un cahier et je créais de cette façon directement un livre. Et puis aussi j’avais l’impression de devenir plus consciente de ma vie. Quand on se rend compte, le soir ou le matin, que la journée écoulée doit servir de matériel pour une inscription dans un livre, on devient beaucoup plus présent, on suit beaucoup plus attentivement ce qui arrive et on cherche des petites anecdotes dans son vécu. »
Un processus de création plein d’aventures
Lucie Lomová se met à rédiger son journal le 1er janvier 2017. Avant de commencer elle se fixe plusieurs règles qu’elle s’interdit de transgresser. Elle se propose d’ajouter quelque chose à son journal chaque jour pendant un an, elle s’engage à ne pas corriger ses dessins et à ne pas se soucier de ce qui est publiable ou non. Elle se promet aussi de ne rien inventer et de donner un témoignage le plus fidèle possible sur le cours de sa vie. Il n’est pas facile de tenir toutes ces promesses car elle se hasarde sur un terrain encore inexploré qui est bien différent de son travail habituel d’auteure de bandes dessinées :
« Cela diffère substantiellement. D’habitude, quand je crée une histoire, un récit, je dois savoir quel en sera le dénouement, je dois, avant de commencer, établir une structure du récit, etc. Mais ici, c’était une grande aventure, parce que je ne savais pas ce qu’il allait arriver. Et je me suis promis de donner une forme à cette incertitude. Une des caractéristiques de ce journal est le fait que le lecteur m’accompagne dans cette aventure. Nous y avons donc laissé intentionnellement des imperfections graphiques mais aussi des passages où il ne se passe presque rien et qui peuvent sembler un peu ennuyeux. Et puis, il y a des moments où il arrive quelque chose d’inattendu. C’est donc le processus même de la création de ce journal qui est un de ses sujets. »
Les limites de la franchise
Evidemment, ce genre de témoignage extrêmement sincère sur une vie n’est pas sans limites. Nous avons tous des secrets, des tabous, des petites blessures intérieures dont nous ne voulons pas ou nous ne pouvons pas parler. La franchise et la sincérité absolues sont donc des catégories idéales qui se heurtent en réalité à beaucoup d’obstacles et Lucie Lomová se rend bien compte de leurs limites :
« Je pense que ces limites font déjà partie de moi-même et je n’avais donc pas besoin de les fixer. Je me suis rendu compte par la suite que je n’avais pas présenté dans ce Journal les gens que je n’aime pas. J’ai également évité d’y évoquer des choses qui pourraient blesser quelqu’un. Et surtout, j’avais déjà une certaine idée de la forme de ce Journal et certaines choses s’y prêtaient tandis que d’autres choses ne s’y prêtaient pas. »
L’intérêt profond du quotidien
Malgré tout cela, c’est la sincérité du propos qui est sans doute une des plus grandes qualités de ce journal et le lecteur se voit convié à prendre part au quotidien d’une femme, d’une mère et d’une artiste. Il suit ses activités de dessinatrice, ses accès d’application ou de paresse, ses inspirations et ses manques d’inspiration, mais aussi ses travaux ménagers. Elle cuisine, elle cherche à se faire belle, elle téléphone, elle répond à des mails et elle surfe sur Instagram.
Et évidement elle s’occupe de sa famille, elle cherche à soutenir sa mère tombée malade, elle s’apprête à aider et à comprendre sa fille déjà adulte et est prise au dépourvu par l’aveu de son fils qui vient de faire son coming-out. Et parallèlement elle voyage, elle rencontre des amis, elle présente ses livres au public et elle réagit aux événements politiques. Elle lit, elle se repose, elle cherche à se souvenir de ses rêves et elle dessine tous cela dans un style très simple, très libre et un peu caricatural. Et c’est surtout le caractère drôle de ses dessins qui donne à ce regard jeté sur le quotidien un certain humour qui est souvent irrésistible. Le travail régulier sur la composition de cette mosaïque de sa vie finit par avoir un effet bienfaiteur sur elle-même :
« Tout ce qu’on ne fait pas sur commande, ce qui est fait par notre propre décision, par une pulsion intérieure, est une espèce de thérapie. Je dirais que mon petit Journal est une sous-catégorie du genre autobiographique. »
Le rôle de la France
Le livre Chaque jour est nouveau de Lucie Lomová a bien été accueilli par les lecteurs et aussi par la critique. Il a obtenu le prix Muriel décerné à la meilleure bande dessinée tchèque de l’année 2022 et a suscité de nombreuses réactions positives. Ce succès démontre que même le récit de la grisaille quotidienne peut susciter beaucoup d’intérêt s’il est raconté avec talent et sincérité. Lucie Lomová s’impose donc comme une des personnalités les plus importantes de la bande dessinée tchèque actuelle et ses livres sont traduits et publiés entre autres en France. La France joue d’ailleurs un grand rôle dans la vie de l’artiste. En 2022, M. Alexis Dutertre, ambassadeur de France à Prague, lui a remis les insignes de l’Ordre des Arts et des Lettres et Lucie Lomová a apprécié cet honneur :
« Je suis assez sceptique en général en ce qui concerne des prix mais j’apprécie beaucoup cette distinction parce que la France est importante pour moi depuis longtemps. La bande dessinée française a été une grande découverte pour moi. Sans cela, mon travail aurait été sans doute tout à fait différent. J’ai découvert la BD française au début du millénaire et j’ai été émerveillée surtout par sa richesse et son ampleur. J’ai constaté que la bande dessinée n’était pas un simple genre comme elle est souvent présentée mais que c’était un art souverain qui réunit beaucoup de genres - les BD documentaires, historiques, autobiographiques, etc. Aujourd’hui, ce n’est plus une nouveauté pour nous, mais au début du millénaire, c’était comme si je découvrais un nouveau continent. »