Mbo@ttitude: un magazine camerounais conçu et imprimé en République tchèque
Rencontre aujourd’hui avec Patty Bebe. Originaire du Cameroun et arrivée il y a plus de dix ans en République tchèque après être passée par la France, elle a récemment lancé un magazine destiné au public camerounais, Mbo@ttitude.
Cela fait maintenant douze ans ; vous pensez rester ?
« Je suis très mobile, mais je sais que ma base est ici. Si je bouge, je sais que je reviendrai toujours vers la République tchèque. »
Vous avez aussi découvert la culture tchèque et ses écrivains…
« Oui, mon écrivaine préférée est Božena Němcová, une femme que j’adore et son livre Babička m’a fascinée. Une plume poétique mais en même temps très rigoureuse. Son parcours personnel, sentimental, professionnel, ce qu’elle a dû faire dans un milieu très machiste : je l’admire beaucoup. Elle a un caractère qui rejoint le mien. »
Ce n’est pas très facile à lire quand même – vous avez lu Babička en tchèque ?
« Oui, je l’ai déjà lu quatre fois, je ne m’en lasse pas ! Au départ c’était très difficile, parce que je l’ai découvert au moment où j’apprenais le tchèque. Mais il m’a également aidée à développer mon tchèque, malgré le style très ancien. Et chaque fois que je sens le besoin de me ressourcer culturellement en tchèque, je prends Babička. Il y a d’autres écrivains locaux que je lis : Kafka, ou par exemple Marek Eben, qui est journaliste et écrit également. Je lis beaucoup en tchèque. »Aujourd’hui vos activités sont très liées à votre pays d’origine, le Cameroun : vous êtes la directrice de publication d’un magazine créé récemment…
« Oui, j’ai toujours aimé le journalisme et les médias. Malheureusement, plus jeune, je n’ai pas eu la possibilité de suivre une formation, parce que je viens d’une famille pauvre et nombreuse. Mais je suis restée intéressée par les médias et j’aime écrire : je vais publier cette année deux romans. Au Cameroun, je faisais des piges dans certains journaux. Ensuite, j’ai commencé à écrire pour des sites internet camerounais. Puis en 2011, j’ai écrit un projet de magazine, au départ un peu people parce que je sais que c’est ce qui se vend le mieux. Mais finalement j’ai fondé un journal dans lequel on pousse les gens à réfléchir : j’ai cofondé Mbo@ttitude avec une journaliste de formation qui est rédactrice en chef. »
Que signifie Mbo@ttitude?
« En douala Mboa veut dire ‘chez soi’, tout ce qu’on veut : son pays, son village, son domicile. J’appelle les gens à avoir une attitude positive vis-à-vis du pays, du village ou du foyer, afin qu’on puisse donner l’énergie qu’on a, non pas pour se chamailler et se détruire mais pour construire. »Quelle est votre cible ?
« Toutes les classes sociales. C’est la raison pour laquelle nous utilisons une forme et un langage spécifiquement africains. Il y a beaucoup de papiers rédigés par des jeunes. Notre magazine est à forte coloration sociétale et culturelle, mais nous parlons aussi politique. Notre objectif est également de créer un pont entre administrations et administrés, en donnant la parole aux élus et aux citoyens puis en faisant la synthèse, pour que les gens sachent que les élus ne peuvent décider sans l’avis des citoyens. »
Et tout ça est donc coordonné depuis la République tchèque – c’est quand même étonnant…
« Oui. J’ai une très bonne équipe au Cameroun, avec la majeure partie de nos journalistes et notre rédactrice en chef. Moi, je suis directrice de publication et fais des recherches pour des coopérations et des contrats avec des sociétés. Eux se concentrent sur le contenu, puis on m’envoie pour l’approbation et je dois veiller à ce qu’on n’ait pas de problème avec la justice et autres. Mais on n’a pas ce genre de problèmes, parce qu’il y a une bonne coordination. En revanche, c’est assez difficile au niveau technique, avec le problème de l’énergie au Cameroun. Il nous arrive d’avoir des retards. Nous voulions être un mensuel, mais nous ne pouvons pas parce que, parfois, le monteur et l’infographe sont dans l’impossibilité de travailler à cause des coupures d’électricité ou d’internet. »
Où imprimez-vous ?« En République tchèque, pour la qualité. Notre objectif au départ était d’imprimer le pilote ici, puis d’imprimer les numéros suivants au Cameroun. Nous avons imprimé le deuxième numéro au Cameroun, mais nous n’étions pas satisfaits. Mauvaise qualité et prix excessif. Même en incluant le fret, c’est moins coûteux d’imprimer ici et la qualité est incomparable. Si on peut trouver une imprimerie au Cameroun qui peut répondre à nos attentes, nous n’hésiterons pas. »
Y a-t-il des sujets sur lesquels il est difficile d’écrire au Cameroun ?
« Pas pour nous, parce que nous avons une ligne qui nous permet d’écrire sur tout. »
Le Cameroun est également confronté au terrorisme islamiste près de certaines de ses frontières ; cela fait partie des sujets dont vous parlez dans Mbo@ttitude?
« Oui, nous en parlons et avons déjà fait plusieurs papiers dessus dans les trois premières éditions. Mais nous préférons ne pas trop parler de ça pour ne pas créer de psychose chez les lecteurs, et nous avons besoin d’une société forte. Nous parlons généralement davantage des conséquences économiques et en termes de frein au développement plutôt que de compter les morts. Pour nous, une mort, c’est déjà trop, alors nous ne comptons pas les morts. Quand nous avons besoin d’un papier là-dessus, nous faisons appel à des analystes pointus sur l’économie ou le développement social en rapport avec cette guerre contre Boko Haram. »
En Europe de l’Ouest, la République tchèque a l’image d’un pays fermé, récemment critiqué pour son manque de solidarité pendant la crise migratoire. Quel est votre sentiment en tant qu’Africaine qui vit depuis douze ans entre Prague et České Budějovice ?
« J’ai toujours pensé que la République tchèque était un pays foncièrement xénophobe. Mais cela s’explique clairement pour moi. C’est compréhensible parce qu’ils ont subi diverses occupations. Ils ont effectivement peur de l’étranger, car ils ne comprennent pas si cet étranger peut leur apporter quelque chose de positif ou de négatif. Mais je pense que ce n’est pas seulement en République tchèque. »Avez-vous déjà eu des expériences négatives ici ?
« Oui bien sûr, mais pas des expériences fâcheuses, parce que lorsque je suis arrivée ici, j’avais déjà un peu étudié le pays et savais que je pouvais être confrontée à certaines indélicatesses. Mais ce qui m’a le plus marquée, c’est avec la crise migratoire, lorsque j’ai été pour la première fois depuis mon arrivée contrôlée six fois en moins d’une semaine. Je me suis dit que cela ne pouvait pas continuer, surtout avec mes enfants qui sont nés ici. Je veux bien qu’il y ait des consignes de sécurité, mais ce qui m’a étonnée, c’est qu’on ne contrôlait que moi à la gare sur tous les gens qui sortaient du train. Pareil dans le métro. Cela m’a offusquée, oui. »