Meda Mládková: « J'ai tout fait pour Kupka » (I)
Dans le Panorama d’aujourd’hui, rencontre avec une grande dame. A 92 ans, Meda Mládková est une personnalité incontournable de la culture tchèque. Exilée à Paris, en Suisse puis aux Etats-Unis pendant la période communiste, elle a ouvert au début des années 2000 son musée sur les rives de la Vltava, le musée Kampa, là où est notamment exposée sa collection d’œuvres de František Kupka:
« Oui c’est une bonne nouvelle parce que ce sont des choses absolument authentiques. Alfred Barr, qui était le premier directeur du Musée d’art moderne (MoMA) de New York, un grand ami à moi, avant même que je connaisse l’existence de Kupka, a écrit quelque part en 1938 que Kupka était le premier abstrait. Mais il ne savait pas pourquoi il était abstrait et comment il en était arrivé à ça. Alors il a demandé à une jeune étudiante d’aller chez Kupka pour trois mois pour parler avec lui et apprendre comment il était devenu abstrait. Elle est restée trois mois, a reçu en cadeau plusieurs petites et grandes choses de Kupka. Aujourd’hui, elle est vieille, elle a besoin d’argent, alors elle m’a demandé si nous voulions acheter ça. Naturellement, oui. Elle a demandé un million de dollars. Je lui ai dit que c’était trop. Elle a dit qu’elle avait d’autres potentiels clients. Je n’y ai pas cru et puis je lui ai dit qu’elle savait que Kupka était un spiritualiste et que j’étais sûre qu’il voudrait que ses œuvres soient à Prague. Le lendemain, elle m’a téléphoné et m’a dit que j’avais raison et me l’a vendu pour moitié prix. »
Pour un demi-million de dollars… Pouvez-vous nous décrire ce qu’il y a dans ce lot que vous avez récemment ramené à Prague ?
« Il y a 48 dessins, deux portraits, deux huiles dont une très importante, sa fille qui dansait dans le jardin. De la période quand il a commencé à peindre comme la musique. Un tableau très important. Mais le grand historien de l’art tchèque Srb m’a dit que les documents de ce lot étaient encore plus importants que toutes les œuvres de ce lot. Nous sommes en train de les répertorier et photographier, et nous les exposerons également au musée. »Le tableau dont vous parliez et qui évoque pour vous de la musique est-il semblable au premier tableau de Kupka que vous avez acheté quand vous l’avez rencontré pour la première fois en France ?
« Au fond oui, mais le tableau que j’avais acheté à l’époque était déjà un tableau abstrait, ce n’était plus la fille. On peut quand même reconnaître que c’est la fille dansante, oui. »
Vous souvenez-vous du prix d’achat de ce tableau et savez-vous combien il vaut aujourd’hui ?
« Je crois que je l’ai payé 50 dollars, je n’avais pas d’argent, j’étais étudiante. J’étudiais déjà depuis deux ans à Paris, chez Bernard Dorival et Jean Cassou. Jamais nous n’avons parlé de Kupka, c’était toujours Villon, Villon, Villon. Vous savez, les Français sont très nationalistes, même si ce n’est plus vrai, ils ont changé depuis qu’ils ont appris les langues. A cette époque j’avais un ami, qui est devenu ensuite mon mari et qui a reçu un tableau d’un célèbre antiquaire parisien, Kugel. Il a dit : ‘j’ai acheté ça, c’est pas très bon, mais cet artiste qui est votre compatriote deviendra un jour très célèbre’. J’étais évidemment très curieuse, je suis allée voir où habitait Kupka. Je suis arrivée chez lui à Puteaux, un vieux monsieur est venu ouvrir la porte, et j’ai dit : ‘je suis Tchèque, étudiante en art, je suis exilée et j’aimerais beaucoup voir vos tableaux’. Il était très heureux, parce que personne ne lui rendait visite à cette époque, les Tchèques ne pouvaient pas et les Français s’en fichaient. Nous sommes montés dans son atelier et j’ai vu les tableaux… J’étais complètement folle! J’ai dit : ‘C’est magnifique, c’est beau, c’est formidable !’. Je voulais acheter un tableau, lui m’aurait donné tout son atelier tellement il était heureux ce pauvre Kupka, mais j’ai choisi et il me l’a laissé pour l’équivalent de 50 dollars, parce que madame Kupka le voulait… »
« Après j’ai visité beaucoup de fois Kupka. Il avait un cancer et était très malade. Ils étaient pauvres mais ils avaient quand même une bonne, Yvonne. Elle m’a téléphoné en me disant qu’il m’appelait. Je suis arrivée, il était déjà mourant. Je lui ai dit : ‘M. Kupka, vous aurez une grande exposition au musée d’art moderne !’. Il a ouvert les yeux en disant que ce n’était pas vrai. Je lui ai juré en espérant que Dieu me pardonne de jurer quelque chose qui n’était pas vrai. Il a voulu m’embrasser et m’a dit : ‘merci, merci, vous êtes ma vie’. Et il est tombé, il était mort. Pour moi, ce fut un tel choc qu’à partir de ce moment j’ai tout fait pour Kupka. Je peux dire sans exagérer que, sans moi, Kupka n’existerait pas… Je suis allée de musée en musée parce que j’avais peur que les galeries prennent les tableaux pour rien... »Retrouvez la deuxième partie de cet entretien dans deux semaines dans l’émission Panorama. Meda Mládková évoquera entre autres le projet de grande rétrospective Kupka à Prague et à Paris.