Milan Rastislav Štefánik ou la fabrique d’un héros national
Dans cette nouvelle rubrique historique de Radio Prague, nous vous proposons un entretien avec l’historien Michal Kšiňan, auteur de l’ouvrage L'homme qui parlait avec les étoiles, Milan Rastislav Štefánik (1880-1919), paru aux Eur’Orbem Éditions. L’historien, qui officie au sein de l’Institut d’Histoire de l’Académie slovaque des sciences, a d’abord rappelé l’importance de ce personnage tout à fait fascinant, qui a vécu une dizaine d’années en France, a joué un rôle clef dans la création de la Tchécoslovaquie en 1918 et est aujourd’hui considéré comme un héros national en Slovaquie.
Une biographie scientifique sur une vie extraordinaire
« Il y a tout d’abord son apport politique à la création de la Tchécoslovaquie. C’est l’un des pères fondateurs de la Tchécoslovaquie. C’est la chose la plus importante. Mais, en même temps, c’est un homme qui a eu une vie extrêmement riche parce que c’était un astronome, un voyageur, un séducteur, un aviateur militaire, un mathématicien, c’était quelqu’un qui séduisait non seulement les femmes mais aussi les hommes, c’était un brillant diplomate. Ce qui est à mon très important à propos de Štefánik, c’est que la richesse de sa vie est extraordinaire. »
A ce titre, il a logiquement fait déjà l’objet de beaucoup d’écrits, de biographies. Qu’est-ce qui vous a poussé à votre tour à vous plonger dans les archives sur Štefánik et pourquoi avoir écrit à son propos en français ?
« C’est une bonne question mais la réponse est plutôt pragmatique. J’ai fait mes études à la Faculté de pédagogie à l’Université Komenius de Bratislava et mes deux spécialités étaient alors la littérature française et l’histoire. Et comme Štefánik a vécu quinze ans en France, je me suis dit que c’était une possibilité de profiter de mes deux spécialités, la langue française et l’histoire. De plus, il y avait une proposition de la part de MM. Soubigou et Marès pour venir étudier la vie de Štefánik en France et je me suis finalement lancé dans ce travail, un master puis une thèse, en français. »
Comment renouvelle-t-on l’historiographie, les travaux historiques sur Štefánik, sachant qu’on a effectivement beaucoup écrit depuis sa mort en 1919 ? Donc quel a été votre modus operandi pour vous repencher sur ce personnage ?
« En fait, malgré le fait que Štefánik est soit un voire même le un héros national slovaque, en fait jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à la publication de mon livre, il n’y avait pas de biographie scientifique écrite sur lui. Bien sûr, dans l’entre-deux-guerres, l’Etat tchécoslovaque s’est efforcé de créer une image de Štefánik. Il s’agissait en fait de l’un des plus importants héros de l’histoire tchécoslovaque.
Et puis les communistes n’aimaient pas Štefánik, donc sous le communisme il était interdit d’écrire sur lui. Ou plutôt on pouvait écrire sur lui mais seulement du point de vue communiste qui disait que Štefánik était un agent français, un agent impérialiste, etc. Pendant le Printemps de Prague, ou le Printemps tchécoslovaque, en 1968, il y a eu trois biographies qui ont été écrites, plus objectives disons. En fait ces trois biographies, qui sont de très belles biographies, défiaient le point de vue communiste et étaient donc plutôt apologétiques et linéaires. Elles défendaient Štefánik vis-à-vis de l’approche communiste négative.
Personnellement, j’ai essayé de quitter ce clivage positif/négatif et je me suis posé la question de savoir comment un personnage, une personnalité devient un héros national. Cela a été ma démarche, j’ai essayé de ne plus répondre à cette question d’un bon ou d’un mauvais Štefánik mais plutôt de la façon dont il a lui-même construit son image pendant sa vie et comment cette image s’est construite après sa mort. »
A propos de votre livre, dans la préface de ce livre, signée par l’historien Antoine Marès, celui-ci indique que ce ne serait pas une biographie. Que pensez-vous de ce propos ? Est-ce une biographie et comment avez-vous construit ce travail ?
« Oui, je pense que c’est une biographie mais ce n’est pas une biographie traditionnelle, ce n’est pas une biographie chronologique. Je me suis un peu inspiré de l’illusion biographique du sociologique Pierre Bourdieu et des biographies qui ont été publiées dans la collection dirigée par Nicolas Offenstadt dans les Presses de Sciences po, qui essayaient de ne pas faire un seul récit de la vie du héros, mais de proposer plusieurs récits. Donc je propose et j’ai adopté cinq points de vue, où j’essaie de montrer Štefánik dans différentes situations, dans différents milieux, comment sa vie a évolué. Mais jJ’essaie de donner plusieurs récits et pas un seul. »
Un des trois pères fondateurs de la Tchécoslovaquie
Au cours de tous ces récits, il y a des personnages qui reviennent logiquement assez régulièrement et ce sont notamment les personnages de Masaryk et de Beneš, qui sont considérés, avec Štefánik, comme les pères fondateurs de la Tchécoslovaquie. Au sein de cette « sainte trinité » de la fondation de la Tchécoslovaquie, ce trio un petit peu légendaire, quelle a été la place de Štefánik ?
« La place de Štefánik était très importante bien sûr, surtout en fait au début de la guerre, ou en 1916, quand la coopération avec Beneš et Masaryk a commencé. En fait, Štefánik avait accès au premier ministre français, au président de l’Assemblée nationale, etc., tandis que Beneš connaissait quelques universitaires, quelques socialistes, mais c’était vraiment Štefánik qui a introduit à la fois Masaryk et Beneš dans ces milieux. De plus, Štefánik était plus ou moins, on pourrait dire, un ministre pour les situations extraordinaires parce que, dès qu’il y avait un problème, on envoyait Štefánik le régler. C’est comme cela qu’il est allé en Russie, en Roumanie, aux Etats-Unis, une nouvelle fois en Russie, à la fin de la guerre. C’était lui qui était le plus actif, qui voyageait le plus, mais en même temps, comme il était un peu toujours hors de la France, il y perdait au fur et à mesure sa place importante et c’est Beneš qui est devenu un peu plus important. »
Parce qu’il connaît Masaryk pour avoir étudié à Prague et pour l’avoir eu pour professeur, au début du XXe siècle, et il côtoie Beneš à Paris notamment au cours de la Première Guerre mondiale. Mais on apprend que les relations entre Štefánik et ces deux Tchèques n’étaient pas très faciles, surtout avec Beneš. Quelle était la nature de leurs relations et comment ont-elles évolué ?
« Tout d’abord, quand ils ont commencé à coopérer ensemble, leurs relations étaient parfaites. Beneš était enchanté par Štefánik, d’ailleurs comme beaucoup d’autres. Masaryk était en fait un peu plus pragmatique, il n’aimait pas particulièrement Štefánik mais il savait que Štefánik était très utile pour le mouvement tchécoslovaque. Mais au fur et à mesure, les relations, surtout entre Beneš et Štefánik ont empiré. En fait les deux hommes avaient de très fortes personnalités et la question était de savoir qui allait devenir le numéro deux après Masaryk. Et donc du coup, à partir de 1917, surtout 1918, 1919, il y a beaucoup de querelles ouvertes entre eux. Ils se disputent, ils se dénoncent devant leurs amis, etc. Mais il faut en même temps dire que leur coopération était toujours très efficace et, malgré leurs disputes, ils sont arrivés à fonder la Tchécoslovaquie. »
La mémoire partagée de Štefánik
Parce que la nature de ces relations entre ces trois hommes est ensuite un enjeu de mémoire, surtout après la mort de Štefánik, survenue prématurément en mai 1919 dans le crash de son avion près de Bratislava. Il y a en effet cette appropriation de la mémoire de Štefánik et la question de son identité, son identité potentiellement tchécoslovaque défendue par les uns, pour l’unité des Tchèques et des Slovaques au sein d’un même Etat, une unité politique voire culturelle, et d’un autre côté la défense d’une identité qui aurait été purement slovaque de Štefánik et donc en faveur de l’autonomie voire de l’indépendance des Slovaques. Quel est l’enjeu de ce débat, de ce conflit de mémoire à propos de Štefánik ?
« Vous l’avez très bien résumé, mais il faut peut-être aussi souligner que c’est aussi la mort de Štefánik qui n’a pas été complètement expliquée, qui n’a fait l’objet d’investigations suffisantes. Du coup, il y avait toujours des rumeurs selon lesquelles Beneš aurait fait assassiner Štefánik pour se débarrasser de lui. Je pense que cette théorie répond très bien aux deux défis de la construction de l’identité slovaque au XXe siècle. Parce que cette identité s’est formée notamment contre l’identité hongroise et en relation ou en interaction avec l’identité tchèque. Ainsi qu’on le disait à l’époque, comme Štefánik aurait été assassiné par un Tchèque, cette image identifiait négativement les Slovaques vis-à-vis des Tchèques.
D’un autre côté, on aurait Štefánik qui aurait adoré Beneš, Beneš qui aurait adoré Štefánik et en même temps Masaryk. C’est une image qui décrit une situation où les relations dans le triumvirat tchécoslovaque étaient parfaites, étaient excellentes. Cela répond aussi à cet enjeu de la création de l’identité slovaque au XXe siècle parce que, ainsi, ces trois hommes proposaient un exemple aux peuples tchèque et slovaque de la façon de vivre ensemble et de bien s’entendre. »
Au-delà de ces conflits mémoriels à propos de Štefánik, qui concernent aussi son appartenance ou non à la franc-maçonnerie – vous le détaillez dans votre livre -, ou bien son caractère cosmopolite ou slavophile, etc., comment Štefánik se définissait-il lui-même ?
« C’était en fait une personnalité qui venait de l’Europe centrale, où la multiplication des identités est quelque chose de plutôt courant. Donc Štefánik avait bien sûr plusieurs identités. Il avait la nationalité française depuis 1912, il se sentait slovaque, il était à la fois slovaque et tchécoslovaque, il se sentait slave, etc. Mais ce qui est très intéressant, c’est que par exemple l’image de Štefánik français n’affaiblissait pas sa slovacité, tandis que l’image de Štefánik tchécoslovaque affaiblissait bien sûr sa slovacité. Quelques-unes de ces identités pouvaient donc vivre l’une à côté de l’autre sans aucun problème, tandis que d’autres avaient des relations conflictuelles. Mais chez Štefánik, ces relations n’étaient pas conflictuelles. C’était quelqu’un qui a voyagé beaucoup, qui s’appropriaient relativement vite de nouveaux pays. Donc il aimait la France, il aimait la Slovaquie, il aimait la Tchécoslovaquie aussi. »
Štefánik et les Tchèques aujourd’hui
Milan Rastislav Štefánik est donc aujourd’hui considéré comme un héros national en Slovaquie mais comment est-il perçu en République tchèque, à la fois du grand public et dans le milieu des historiens tchèques ?
« Dans le milieu des historiens tchèques, c’est surtout l’un des pères fondateurs de la Tchécoslovaquie. Les historiens tchèques apprécient son apport à la naissance de la Tchécoslovaquie. Chez quelques historiens, il y a peut-être une petite concurrence entre Beneš et Štefánik. Parfois, ceux qui écrivent sur Beneš soulignent plutôt les mérites de Beneš, tandis que ceux qui écrivent sur Štefánik soulignent les mérites de ce dernier. Et dans la population tchèque, cela n’est pas quelqu’un qui a une place qui pourrait être comparée à Masaryk, à Havel ou à Charles IV ! Mais je crois qu’il est plutôt perçu positivement. Paradoxalement, c’est un des avantages de Štefánik d’être mort en 1919 puisqu’il n’a pas participé aux querelles internes de la première Tchécoslovaquie. Donc sa mémoire peut être expliquée et est expliquée différemment. »
Michal Kšiňan, vous avez maintenant passé de nombreuses années en compagnie de Milan Rastislav Štefánik. Quand on étudie aussi longtemps un tel personnage, quelle est la relation particulière que vous avez pu créer avec lui et finalement comment l’historien parvient-il à définir la bonne distance entre lui-même et son sujet d’étude ?
« Oui, je crois que c’est l’un des plus grands enjeux de l’écriture de la biographie parce que, quand même, on passe des années et des années, dix ans, avec une personnalité qui, dans mon cas, n’est plus vivante. Au départ, j’étais un jeune étudiant, donc j’étais plutôt enchanté par lui. En fait, je dirais que j’étais plutôt dans une approche plus ou moins apologétique. Et puis, au fur et à mesure, j’ai essayé de décoder ses tactiques, de voir ce qu’il se passait derrière, comment il pensait, tout ça pour démontrer un peu comment Štefánik fonctionnait. En même temps, je dis quand même que c’était un homme extraordinaire. »