Mucha et le manga : rencontre entre deux cultures populaires

'Timeless Mucha : Mucha to Mangas', photo: Mucha Fondation

Depuis juillet dernier et jusqu’au 29 novembre 2020, l’exposition Timeless Mucha : Mucha to Mangas – The magic of line organisée par la fondation Mucha, parcourt le Japon. Depuis Tokyo jusqu’à Nagano en passant par Kyoto, Sapporo, Nagoya et Shizuoka, l’exposition présente le travail d’Alfons Mucha et son influence sur des auteurs de mangas japonais depuis les années 1970 jusqu’à nos jours.

'Timeless Mucha : Mucha to Mangas',  photo: Mucha Fondation

Des affiches publicitaires, des croquis, des livres illustrés, des mangas japonais, des objets de la collection privée de l’artiste tchèqueAlfons Mucha, voilà ce que l’on peut trouver si l’on s’aventure dans la surprenante exposition de plus de 250 œuvres que l’on pourrait traduire par L’éternel Mucha – de Mucha aux Mangas : La magie de la ligne. Surprenante, cette rencontre de deux mondes, l’un tchèque, l’autre japonais, est pourtant évidente pour la curatrice de la fondation Mucha, Tomoko Sato :

Tomoko Sato,  photo: Archives de Tomoko Sato
« A vrai dire, c’est l’aboutissement d’un long développement qui a commencé en 2013 et encore aujourd’hui des recherches sont en cours. En bref, deux éléments m’ont inspirée. Je me suis d’abord demandé pourquoi Mucha était-il si populaire au Japon- en témoigne le nombre d’expositions sur l’artiste dans ce pays qui sont bien plus nombreuses qu’ailleurs. Le second facteur est qu’au début du 21ème siècle, j’ai pris conscience que certains historiens de l’art ou curateurs d’expositions sensibilisaient à propos de l’influence de Mucha sur de jeunes graphistes. Mais les questions comme savoir pourquoi Mucha est si populaire au Japon et quelle relation existe-il entre le style de Mucha et le style des mangas japonais, n’avaient pas encore été abordées. C’était donc mon point de départ. »

Lorsqu’elle entame sa fonction de curatrice, Tomoko Sato a l’opportunité d’explorer l’univers dans lequel travaillait Alfons Mucha et elle s’émerveille devant sa collection personnelle d’œuvres d’arts : une collection riche de peintures sur verre, de mobilier, de livres, à la fois de pays orientaux comme le Japon mais également de Moravie. Pour la curatrice, c’est la preuve que le style de Mucha est le fruit d’une sorte d’hybridation culturelle.

L’exposition itinérante est l’occasion de montrer au public ces paravents japonais et autres vases décoratifs qui ornaient la demeure de Mucha et l’ont inspiré tout au long de sa vie ; des influences réciproques mises en lumière désormais dans les plus grands musées japonais. A la question de savoir s’il était compliqué de convaincre les musées japonais d’accueillir une telle exposition, Tomoko Sato répond :

'Timeless Mucha : Mucha to Mangas',  photo: Mucha Fondation
« Oui et non. Les mangas sont très populaires au Japon et ils représentent une part très importante et influente de leur culture. Dans le monde artistique japonais, il existe une certaine hiérarchie : le « grand art » et « l’art mineur ». Le « grand art » correspond bien sûr à ce que nous appelons les « Beaux-arts » c’est-à-dire la peinture à l’huile, la sculpture, etc. Les mangas ne sont pas vraiment considérés comme une forme d’art mais plutôt comme une branche de la culture populaire. Quand nous avons soumis l’idée à nos partenaires japonais, il y eu toutes sortes de questions, mais petit à petit, ils ont commencé à prendre conscience à quel point le style de Mucha était proche d’œuvres japonaises. Plus ils l’ont compris, plus ils l’ont apprécié. »

Cette frontière entre deux niveaux d’arts, Cindy Bertet l’a ressentie pendant ses études. Plus connue sous le nom de Didizuka, elle est prestataire de services dans le milieu du manga, entre maquettes et lettrages pour principale activités. Elle raconte comment Mucha était perçu :

'Timeless Mucha : Mucha to Mangas',  photo: Mucha Fondation
« J’ai fait des études d’art en France et il y avait un mépris total, parce qu’il était populaire et que donc ça ne plaisait pas alors que le but de l’art nouveau c’était justement d’être accessible à tous. C’est un peu le même mépris qu’on retrouve dans le manga. Le manga est populaire et de la même façon, lorsque dans mon école d’art j’ai dit que j’aimais les mangas, ça n’est pas très bien passé… »

Pourtant, ce mépris n’a pas toujours existé pour l’artiste tchèque. De son vivant, Mucha a su créer l’admiration autour de son travail se rendant notamment célèbre à la fin du 19ème siècle en devenant illustrateur officiel de la comédienne Sarah Bernhardt. Mais sa renommée ne lui survit pas lorsqu’il meurt à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Tomoko Sato nous raconte comment on a redécouvert Alfons Mucha :

Yoshitaka Amano,  Final Fantasy XIV 2010 ©SQUARE ENIX CO.,  LTD. ©Yoshitaka Amano
« C’est une histoire très intéressante. Après sa mort en 1939, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, Mucha est tombé dans l’oubli. Mais dans les années 1960, il y a eu une sorte de renaissance portée par le Victoria and Albert Museum à Londres, qui a exposé l’artiste pour la première fois depuis des décennies, inspirant nombre de jeunes artistes. Un autre aspect intéressant est que du point de vue des Japonais, comme Mucha avait été inspiré par l’art nippon, c’était une sorte de ‘déjà-vu’. C’était donc simple pour eux de se l’approprier car leur esthétique correspondait déjà aux codes de Mucha. »

C’est donc toute une génération d’artistes dans les années 1960-1970 qui a été inspirée par le travail de Mucha. Tomoko Sato a dressé ce constat à la suite d’entretiens avec différents graphistes pour choisir ceux qui participent à l’exposition. Si beaucoup de mangakas revendiquent un héritage de Mucha, les espaces d’exposition ne permettent pas de les accueillir tous. Il fallait donc faire des choix et la curatrice a décidé de se concentrer sur certains types d’artistes. Elle s’est notamment penchée sur les dessinateurs de shōjo manga, un genre destiné à un lectorat féminin qui parle généralement de romance avec de multiples effets d’introspection, de révélations ou de retranscription des pensées, propice à la réutilisation des codes d’Alfons Mucha.

'Timeless Mucha : Mucha to Mangas',  photo: Mucha Fondation
Par ailleurs, pour Tomoko Sato, il n’y a pas de doutes sur les similitudes entre la représentation féminine selon l’artiste tchèque et celles des artistes de shōjo mangas. Celles-ci reposent notamment dans des visages idéalisés, de longs cheveux formant des courbes, des coiffes, l’utilisation d’arabesques, ainsi que des expressions rêveuses avec le regard tourné vers le spectateur ou le lecteur. Pour Cindy Bertet, le style de Mucha représentait une source riche pour les mangakas :

« Mucha présente des images assez synthétiques car notamment à vocation publicitaire. C’est très percutant : percutant dans la stylisation, percutant dans le choix des éléments qui vont être mis en valeur. Et donc par ses compositions, ses placements, il y a beaucoup d’impact tout en ayant une fausse économie. Ça a l’air simple mais cela reste très réfléchi comme image. Les Japonais, quand ils dessinent des mangas, comme ils sont beaucoup sur l’émotionnel, l’utilisation des images de Mucha, adaptées à leurs histoires avec leurs personnages, leurs préoccupations, figent un instant du temps et permettent de mettre en avant une émotion, une action, quelque chose qui devient très particulier dans la narration. Et ça se voit notamment dans les Shōjo mangas. »

'Sailor Moon',  Naoko Takeuchi
Parmi les artistes exposés, on peut donc trouver des mangakas, tels qu’Hideko Mizuno, l’une des premières femmes mangakas, considérée comme la fondatrice du genre shōjo. C’est sur son œuvre Fire! publiée dans la fin des années 1960 et récompensée en 1970 par le Shogakukan Manga Award, que l’exposition se penche. Racontant la vie d’un musicien de rock qui cherche à conduire les gens vers la liberté par la musique, la représentation des personnages rappelle beaucoup le style de Mucha.

On peut également y voir les œuvres de Ryōko Yamagishi, comme le manga Arabesque publié en 1972. Si, dans un premier temps, elle s’est inspirée de comics américains, la dessinatrice a très vite découvert que ces derniers empruntaient le style de Mucha. L’exposition propose aussi de découvrir le travail de l’artiste Yoshitaka Amano, célèbre notamment pour avoir conçu les personnages de la série de jeux vidéo Final Fantasy dont le design s’est distingué par des couleurs pastel que l’on retrouve beaucoup dans le travail de l’illustrateur tchèque qu’il a découvert dans une exposition au début des années 1970.

'Timeless Mucha : Mucha to Mangas',  photo: Mucha Fondation
En creusant, Tomoko Sato a découvert que cette inspiration avait en fait commencé dès le début du XXe siècle lorsque Mucha se fit connaitre pour la première fois au Japon mais qu’il ne s’agissait pas encore d’une appropriation consciente des codes de l’artistes. Si cette dernière a commencé avec la seconde moitié du XXe siècle, elle peut encore être observée dans des œuvres plus récentes. C’est donc dans des mangas des années 1990 que Cindy Bertet a perçu cette influence toujours présente :

Hideko Mizuno,  'Ondine',  1981 ©Hideko Mizuno
« Chez les Clamp (groupe de mangakas féminin, ndlr) c’est très flagrant et ce qui est intéressant c’est d’avoir inclus des références à l’art occidental dans une de leurs œuvres qui s’appelle RG Veda, qui pourtant adapte plutôt des textes bouddhiques. Il y a Mucha bien sûr que l’on retrouve à certains moments-clefs forts ou apparition de personnages avec des draperies très stylisées, des cheveux, et beaucoup de bijoux. Une autre œuvre qui a eu beaucoup de succès est Sailor Moon, non pas dans l’animé mais le manga papier où, là aussi, l’auteur a abusé des cadres, pour mettre des visages de personnages en dualité, des objets importants, toujours une mise en valeur d’un coup, donc figer la narration pour une avancée scénaristique. »

Pour visiter cette exposition il faudra soit se rendre au Japon, soit s’armer de patience. Tomoko Sato :

« Nous explorons la possibilité de présenter cette exposition hors du Japon, mais modifiée et adaptée à chaque pays d’accueil, suivant les influences que l’on y trouve. Donc oui, nous prévoyons d’ex poser en Europe et en Amérique. »

http://www.muchafoundation.org/exhibitions/current-future-exhibitions

'Timeless Mucha : Mucha to Mangas',  photo: Mucha Fondation