Le café: une institution pragoise
Français à Prague ou touristes de passage dans la capitale, vous avez tous fréquenté au moins une fois un café pragois. Sur un célèbre guide touristique français, c'est la photo d'une salle de café typique qui orne la page de couverture. Comme si le café symbolisait à lui seul la capitale tchèque. Et pourtant, derrière l'apparente image d'épinal, se cache une histoire indissociable de l'identité de la cité vltavine: le café est ici autant une institution qu'un baromètre du tempérament national ! Une histoire encore bien vivante aujourd'hui...
" Lorsque le grand acteur Norinsky entra à 3 heures de l'après-midi au Café National, qui est situé en face du Théâtre tchèque de Prague..." Ainsi commence la nouvelle de Rainer Maria Rilke, Le Roi Bohush, ouverture emblématique de la place des cafés dans la littérature pragoise. Pas un roman, allemand ou tchèque, ne voit en effet l'intervention d'un café comme lieu d'action mais aussi comme personnage à part entière.
Le café représente une forme essentielle de la sociabilité à Prague. Hier comme aujourd'hui, on se retrouve au café beaucoup plus que l'on ne se reçoit à la maison. Ce phénomène concerne d'ailleurs l'Europe centrale en général. Les cafés à Prague, dans la seconde moitié du XIXe siècle, ressemblent à leurs parents spirituels : les cafés de la Vienne du Biedermeier. On vient y boire un café, accompagné parfois de crème fouettée, d'un strudel ou d'une babovka. Les cafés à Prague connaîtront dès lors de rapides et radicales évolutions, mais un fait ne se démentira plus jusqu'à nos jours, ils constituent la base de la vie sociale à Prague.
Institution sociale, le café est aussi un thème littéraire récurrent. Ceci tient au fait qu'il représente le lieu de réunion favori des écrivains mais aussi des artistes et savants de tout poil. A Prague, la littérature se fait souvent orale: Kafka aimait lire des passages du Procès à ses amis à l'Arco, dans la rue Hybernska. Autant dire que le café pragois distille tout autant la bière que le génie national !Dans la Prague d'avant 1918, les cafés semblent à priori ne pas échapper aux règles du communautarisme. Le café Union est le refuge des intellectuels tchèques : les frères Capek, les jeunes artistes de la Sécession, les peintres de l'association Manes s'y retrouvent... Au café Arco, rue Hybernska, ce sont les écrivains allemands qui se réunissent : Max Brod, les deux Franz - Werfel et Kafka - le journaliste Egon Erwin Kisch... Division en apparence. Les relations entre les écrivains de l'Union et ceux de l'Arco étaient très cordiales car le temps n'était plus aux tensions nationales comme en 1870. Dès avant la naissance de l'Etat tchécoslovaque, les écrivains juifs allemands se rapprochent de plus en plus de la culture et de la langue tchèques. Kafka et Brod maîtrisent assez celle-ci pour suivre les publications littéraires et artistiques tchèques.
Bien loin d'être des zones de retranchement, les cafés participent au contraire aux rencontres des cultures. Elles en sont les véritables courroies de transmission : des revues françaises, allemandes ou tchèques sont disposées sur les tables de l'Union, alors réputée pour l'étendue de ses abonnements. On peut voir encore aujourd'hui de nombreux cafés mettant à la disposition de leurs clients journaux et revues en tout genre. La taille humaine de Prague a par ailleurs toujours facilité les contacts entre intellectuels. Ainsi, dans le climat de contestation des années 60, les intellectuels se retrouvaient tous au café Slavia ou au cabaret Viola. En revanche, l'histoire des cafés pourrait servir aujourd'hui de modèle à certains établissements pragois, dont le service est trop souvent décrié. Au début du XXe siècle, le corps des garçons forme une corporation d'élite : rapidité et diligence sont les maîtres-mots. A leur tête : Monsieur le Chef (Pan Vrchni). Certains d'entre eux, comme Patera, de l'Union, sont entrés dans l'histoire de la ville.
Mais les cafés, hier comme aujourd'hui, c'est aussi le monde plus populaire des brasseries. Jaroslav Hasek, l'auteur du célèbre soldat Chveik, passe ses journées à aller d'une brasserie à l'autre dans le quartier de Vinohrady. Il fréquente aussi le café Deminka, où se réunissent, dans l'arrière-salle, anarchistes, étudiants et employés subalternes.
Plus qu'un modèle de sociabilité, le café est un véritable baromètre de la température nationale, le lieu où s'illustre l'art de la palabre à la tchèque, une discipline que décrit admirablement l'historien Bernard Michel: " Ce qui dominait dans les cafés pragois - et qui domine toujours - c'était la capacité de raconter avec esprit des histoires drôles (anekdoty) (...), enrichies par le talent du conteur, un ton spirituel avec des surprises et des volte-face pour retenir l'attention des auditeurs ". Pour Hasek, par exemple, il est clair que le café est une scène naturelle, le lieu où s'expriment sa loufoquerie et son talent provocateur, toujours au service du rêve.
Rêve...C'est peut-être le mot qui s'applique le mieux à l'univers des cafés pragois. D'autant que dans les années 1910-1920, un nouveau genre d'établissements voit le jour : les cafés deviennent nocturnes, sur le modèle des cafés parisiens : le Montmartre, le Chapeau Rouge, ils rendent tous un hommage homonymique à leurs modèles. Avec la 1ère République, Prague s'approprie une vie nocturne intense à l'instar des grandes capitales européennes. Au même moment, Prague connaît une autre évolution de taille : inspirés par les voyages d'Apollinaire et de Breton à Prague, les écrivains tchèques façonnent une nouvelle image de la ville : celle de cité magique. Le thème est resté depuis farouchement enraciné au mythe de la ville. Il a aussi assigné son rôle au café: celui d'intercesseur entre la ville et sa magie.
Aujourd'hui encore, les cafés et clubs de Prague ne démentissent pas cette tradition... D'une manière générale, la vie nocturne à Prague recèle toujours cette énergie spécifique et insolite, des caves du centre-ville aux cafés alternant pièce de théâtre et improvisations musicales, plus en périphérie. Espérons que l'uniformisation galopante laisse intacte la vitalité d'une institution indissociable de l'identité même de la cité vltavine.