Guy Erismann: La musique dans les pays tchèques
Un livre sur la musique tchèque, un livre sur l'histoire de Bohème et de Moravie, un livre sur l'histoire culturelle d'Europe centrale - on peut dire tout cela de la monographie importante que le musicologue français Guy Erismann a intitulée "La musique dans les pays tchèques." Par son envergure et la richesse d'informations qu'il réunit, ce livre est un instrument irremplaçable pour les francophones désireux de connaître l'histoire musicale de la Bohême et de la Moravie. Plus, il serait difficile de trouver aujourd'hui une monographie de ce genre et de cette importance même dans les librairies tchèques.
"La musique de Bohême et de Moravie jouit d'un pouvoir de séduction dont on cherche en vain les raisons objectives, constate Guy Erismann au début de son livre. Lorsqu'on questionne un musicologue tchèque, quels que soient la génération et le courant auxquels il se rattache, il manifeste un étonnement sincère, doute vraiment du bien-fondé de notre curiosité et, pour toute réponse, nous renvoie la balle sous prétexte que ne s'étant jamais posé une telle question, il ne peut rien en penser. Il faut en déduire que la musique en Bohême, comme le pays lui-même, opère sur nos sens et notre subconscient un attrait qu'on pourrait qualifier d'"exotisme familier" et que les autochtones, bien entendu, ne ressentent pas, car pour eux le charme coule de source."
Comment, donc, aborder la musique tchèque, phénomène variable et insaisissable qui ne se laissait pas comprimer par les frontières d'un seul pays et qui se répandait par vagues sur le reste du continent européen ? La méthode utilisée par Guy Erismann est ample et généreuse. Convaincu que la musicologie doit replacer la musique dans son contexte historique et social, il la considère comme un des éléments fondamentaux de l'identité nationale des Tchèques.
"Il faut que la musique raconte ce qu'est le peuple, ce qu'est le pays, ce que signifient ses paysages, ses sites, etc., dit-il. Sinon, on ne comprend pas, on ne comprend pas les poèmes symphoniques de Smetana, on ne comprend pas pourquoi Dvorak a écrit "Dimitrij" plutôt qu'autre chose, pourquoi Smetana a écrit "Libuse", pourquoi Martinu, après être venu en France et s'être nourri de la culture française, retourne d'une manière tout à fait nette vers les racines de son pays, vers Vysocina, par exemple. Janacek n'en parlons pas. Janacek c'est le soleil, c'est le phare. C'est un visionnaire, non seulement un visionnaire de la musique mais aussi un visionnaire de la vie sociale."
Pourquoi le lien entre la vie musicale des Tchèques et l'histoire de leur pays est tellement étroit? Pourquoi ce lien semble beaucoup plus étroit que chez les autres peuples? La réponse, il faut la chercher, d'après Guy Erismann, dans les spécificités de la situation des pays tchèques au coeur de l'Europe.
"Oui, parce que votre pays a été longtemps partagé entre plusieurs vérités, je dirais même entre la vérité et le mensonge, entre ce qu'il était et ce qu'on a voulu en faire. Après Jean Hus et après la Montagne blanche, qu'a-t-on a voulu faire de ce pays? Une sorte d'appendice germanique des Habsbourg, alors que cela a été un grand combat afin que le pays reste ce qu'il était, ce qu'il représentait non seulement en tant que sol, mais aussi en tant que mentalité. Vous êtes au coeur de l'Europe, ce n'est pas une formule d'historien, une formule de poète. Vous, en Bohême et en Moravie, vous êtes le coeur de l'Europe, le carrefour de l'Europe, tout s'est passé chez vous, les grandes choses se sont passées chez vous, les grands courants de pensées s'y sont rencontrés, les grandes armées s'y sont rencontrées, les grandes religions s'y sont affrontées, etc. Vous êtes un pays qui apporte beaucoup, si l'on se donne la peine d'étudier son histoire, et qui apporte beaucoup aussi à l'histoire des autres. Moi, je ne peux plus parler de l'histoire de France sans penser immédiatement à ce qui s'est passé chez vous en même temps."
Tous les grands événements qui jonchaient l'histoire tchèque se sont reflétés donc tôt ou tard dans la musique. Guy Erismann ne se lasse pas de chercher ses influences diverses, à évoquer les périodes de gloire mais aussi les secousses fracassantes qui ont entraîné le peuple au bord de l'inexistence. Il souligne aussi le rôle de la langue tchèque dans ce cheminement historique, langue qui était l'élément le plus important de l'identité nationale et qui, pendant des siècles de germanisation, était parfois suppléée par la musique. C'est pourquoi l'auteur a appelé un des chapitres de son livre "La musique maternelle". Il réfute l'idée répandue selon laquelle avant Smetana il n'existait pas de musique tchèque mais seulement des musiciens tchèques et rappelle que les pays de la couronne de Bohême, rayés de la carte depuis le début du XVIIème siècle et réduits au rôle de simple province, n'offraient pas les conditions propices à l'essor d'une musique tchèque singulière. Il se lance avec une énergie infatigable à la recherche des musiciens natifs de Bohême et de Moravie qui, aux XVIIème et XVIIIème siècles étaient éparpillés, par ce qu'il appelle "un génocide culturel", en Autriche, en Allemagne, en France, en Italie et dans d'autres pays. Il répertorie avec une grande richesse de détails cette foule de personnalités de talents divers et dont les carrières étaient souvent brillantes, et qui apportaient dans les métropoles européennes les accents mélodieux et les rythmes de leur patrie tchèque.
"Extrêmement documenté, tant du point de vue historique que musicologique, dit Pierre Brévignon à propos de cet ouvrage, cette somme ouvre aussi des pistes fécondes sur des thèmes rarement abordés: l'amour de Mozart pour Prague, l'histoire des musiciens tchèques morts à Terezin, un portrait de Mahler en compositeur tchéco-morave ou un panorama complet de la musique tchèque contemporaine. Par tous ces aspects, et parce que l'histoire de la musique tchèque se confond avec celle des pays voisins, l'ouvrage de Guy Erismann s'impose comme une précieuse mine d'informations."
Plusieurs chapitres à la fin du livre sont consacrés à la musique tchèque contemporaine et aussi aux perspectives de la musique tchèque et de la musique en général. Dans le chapitre intitulé "L'Intuition du futur", le musicologue se demande ce que sera la musique tchèque dans un pays libre, dans la nouvelle situation où les dangers historiques n'existent plus. "Aujourd'hui plus de combats pour la langue, ni de bataille pour un Théâtre national, constate-t-il. Les compositeurs de demain seront-ils capables d'inventer une nouvelle histoire? En auront-ils seulement le désir?" Et l'auteur de constater que les musiciens tchèques ne se sont pas précipités, au lendemain de la révolution de Velours, vers les modèles occidentaux longtemps interdits et trop vite érigés en symbole de liberté. "Les compositeurs tchèques ont résisté à l'appel des sirènes et poursuivi sur des bases inviolables leurs propres quêtes de modernité."
"Vous abordez le XIXème siècle avec la même richesse, le même potentiel de qualité, de diversité, de variété. Je crois qu'il faut faire confiance à l'avenir. Il n'y a pas de raison que tout ce que vous avez connu en tentatives d'étouffement revienne sous une autre forme. Et je pense, et je l'avais déjà dit, qu'il faut que les artistes tchèques, les compositeurs tchèques, les créateurs tchèques respectent, préservent leur identité culturelle."