Les multiples talents de Max Brod
Difficile d'énumérer tous les talents de Max Brod. Ecrivain, journaliste, critique, il était aussi un compositeur de talent, capable de comprendre jusqu'aux subtilités techniques du style des grands maîtres de la musique de son temps. Juif, il savait garder son objectivité face aux conflits nationaux, à la haine raciale. Il ne s'est jamais laissé convaincre que Prague et la Bohême étaient les lieux réservés à une seule culture, tchèque ou allemande, il était partisan et admirateur des différences. A son avis, c'est dans leur coexistence, dans leurs influences mutuelles que les cultures pouvaient trouver une nouvelle jeunesse, un regain de vie.
Max Brod est né à Prague, en 1884, dans une famille de juifs allemands. Son père était directeur de banque. En 1902, le jeune Brod s'inscrit à l'Université allemande de Prague où il étudie le droit et, au cours de la même année, il fait la rencontre sans doute la plus importante de toute sa vie - il se lie d'amitié avec Franz Kafka. Journaliste prolifique, témoin attentif de la culturelle pragoise de son époque, Brod ne se limite pas au cercle restreint de la culture allemande, il s'intéresse à tout ce qu'il juge important, sans préjugés de race ou de nationalité. Prague, ville tchèque, allemande et juive, est pour lui un lieu privilégié, un carrefour des cultures. Il refuse de rester dans le ghetto juif, il sort aussi du ghetto allemand et, en tant que journaliste, s'intéresse à tout ce qu'il juge digne d'attention. Etant lui-même écrivain et compositeur, il a un flair infaillible pour les oeuvres et les artistes de qualité. La postérité confirmera ses choix et ses prédilections dans la majorité des cas. Son propre oeuvre littéraire comprend surtout trois romans, Le Chemin de Tycho Brahé (1916), Rubeni prince des Juifs (1925) et Galilée en captivité (1948), réunis sous le titre Le combat pour la vérité. Il écrit aussi beaucoup d'oeuvres mineures, plusieurs biographies, dont celles de Kafka, de Mahler, de Heine. Il consacre, également, une étude biographique à l'écrivain tchèque, Karel Sabina, auteur du livret de l'opéra de Smetana, La Fiancée vendue, personnage controversé et très discuté dans le milieu culturel tchèque.
Pendant toute sa vie Brod s'adonne à la musique. Il met en valeur ses talents musicaux dans ses écrits et ses critiques. Il composera, aussi, un certain nombre d'oeuvres musicales qui n'atteindront pas la notoriété de ses oeuvres littéraires, mais n'en seront pas moins intéressantes. Lié étroitement avec Prague et la Bohême, il est pourtant obligé de quitter son pays, en 1939, pour fuir le danger nazi. Il saute dans le dernier train, accompagné de sa femme, et réussit à échapper aux bourreaux hitlériens. Son frère Otto n'aura pas cette chance et mourra, en 1944, dans le camps d'Auschwitz.
Réfugié en Palestine, Max Brod cherche le salut dans le travail. Il devient directeur de la troupe théâtrale "Habima" de Tel Aviv. Sa vie, pleine de travail et de combat, s'achèvera en 1968. Les grands moments, les péripéties et les avatars de son existence sont décrits avec une grande richesse de détails dans une autobiographie intitulée "Une vie combative", traduite entre autres aussi en français.
C'est lui qui découvre pour le grand public trois grandes figures de la culture du XXème siècle: Franz Kafka, Jaroslav Hasek, auteur du Brave soldat Chveïk et Leos Janacek. Son sens de la qualité et de la justice artistique lui dicte de révéler au monde ces génies, mais aussi de lutter infatigablement pour leur reconnaissance universelle. Aujourd'hui, lorsque la gloire de Kafka, de Hasek et de Janacek est une chose évidente, il faut donc rendre justice à celui qui a été le premier à les comprendre et à les aimer.
Max Brod avait le don extraordinaire de comprendre ce qui se passait dans l'âme des autres et de réveiller leurs confiance. Ce qu'il pratiquait dans le journal Prager Tagblatt était loin d'être la critique dans le sens classique du mot. Il cherchait toujours à comprendre, à aimer, à admirer, d'abord. Et il tâchait de passer son admiration au lecteur. On sentait qu'il n'y avait en lui ni de haine, ni d'ironie, on s'ouvrait à lui, on se confiait. La confiance de son ami Kafka devait être immense, parce qu'il lui a confié une grande partie de ses écrits, en lui ordonnant de les brûler après sa mort. Max Brod a promis, mais n'allait pas tenir cette promesse. Il a trahi son ami, a publié ses oeuvres et a fait d'un petit employé de banque, d'un juif inconnu de Prague, mort de tuberculose, un des plus grands écrivains du XXème siècle. Milena Jesenska, journaliste tchèque de talent, elle aussi amie de Kafka, adressait à Brod des lettres pleines de désespoir et de chagrin, car il savait l'écouter et la consoler. Leos Janacek, avec sa démesure habituelle, voyait en lui un messager venu confirmer ses aspirations artistiques. "C'était au moment juste que le poète est venu, comme un messager du ciel, écrit-il en réponse à une lettre de Brod, dans laquelle l'écrivain manifestait son admiration pour la musique du compositeur morave. "J'ai peur d'achever la lecture de ses paroles ardentes. J'en serais trop fier."
Dans un article consacré au compositeur Richard Strauss, Max Brod a résumé sa méthode critique. Quant on lit ces paroles, aujourd'hui, en connaissance de la vie de son auteur, on se rend compte que ces quelques phrases ne caractérisent pas seulement le rapport entre Max Brod et l'art, mais aussi ses rapports avec le monde, avec les autres humains. "Le principe même de ma critique, a-t-il écrit, est de sentir, c'est à dire d'élargir le plus possible mon propre monde spirituel par les qualités de l'artiste créateur et, quant à ses faiblesses, ne prendre conscience que des manques tout à fait flagrants. Tous ce qui est positif est pour moi la mesure de l'artiste."