Antonin J. Liehm, l'homme qui cherche à sauver la culture

Antonin J. Liehm

"Prague est magnifique pour son passé. Malheureusement, elle n'est pas aujourd'hui une ville de création", dit Antonin Liehm, journaliste, critique et traducteur qui ne cache pas sa déception face à la situation actuelle en République tchèque. Il est né à Prague en 1924. Entre 1945 et 1948, il a collaboré, avec l'homme de théâtre Emil Frantisek Burian, à la revue Kulturni politika - La politique culturelle. Dans les années soixante, il a travaillé pour Literarni noviny, un hebdomadaire culturel important avant et pendant le Printemps de Prague, période qui a fait naître l'espoir de libéralisation de la vie en Tchécoslovaquie. Après l'invasion des armées du Pacte de Varsovie dans son pays, en 1968, Antonin Liehm s'est exilé d'abord aux Etats-Unis, puis à Paris, où il allait publier de nombreux ouvrages sur la politique, la littérature et le cinéma. Il a dirigé aussi la revue Lettre internationale créée avec Paul Noirot. Actuellement, il partage son existence entre la France et la République tchèque. Récemment, nous avons diffusé un extrait d'un entretien qu'il a accordé à Radio Prague à l'occasion de la remise du prix Gratias Agit, qui lui a été décerné pour sa contribution à la renommée de la République tchèque à l'étranger. Aujourd'hui nous vous présentons la version intégrale de cet entretien.

"Aujourd'hui, oui. Quand la République tchèque vivait de sa réputation des années soixante, du Printemps de Prague, c'était beaucoup plus facile dans les années soixante-dix, quatre-vingts. Aujourd'hui, c'est assez difficile, oui. Mais je ne suis pas un propagandiste professionnel de la République tchèque, il faut demander ça aux professionnels. On a un très bon Centre tchèque à Paris, qui fait un très bon travail, mais c'est difficile."

Mais vous travaillez aussi pour faire connaître la culture étrangère en République tchèque ...

" Je l'ai beaucoup fait, mais je ne le fais plus tellement parce que, vous savez, à mon âge, on a aussi un peu le droit à d'autres choses. J'ai fondé à Paris la revue "Lettre internationale", qui a existé aussi à Prague pendant deux ans. Après, elle a disparu parce que personne ne voulait la lire. C'est un peu difficile, vous savez. L'intérêt pour la « culture cultivée », comme le dit Edgard Morin, en République tchèque est relativement limité. Cela reviendra. Ce n'était pas toujours le cas. Pour l'instant, c'est comme ça. Vous vivez ici, donc vous le savez beaucoup mieux que moi."

Jadis, on disait que la République tchèque, voire la Tchécoslovaquie, était un pays culturel. Est-ce que c'est encore valable?

"Nous avions un Premier ministre, en 1993, je crois, qui est aujourd'hui président de la République et qui a déclaré qu'il fallait en finir avec l'image de la Bohême comme pays de la culture et de l'art. C'était tout un programme, et comme il a un grand prestige, le programme a été réalisé. Et ce fut, à mon avis, l'un des programmes d'après 1990 le mieux réalisé. Moi, je crois que, malheureusement aujourd'hui c'est vrai, la Bohême n'est plus perçue comme le pays de la culture et de l'art. Sauf le passé, le tourisme, Prague, les châteaux, les cathédrales et tout cela, bien sûr. Vous savez, le maire de Venise m'a dit une fois, après 1990, « Vous avez de la chance parce que vous avez devant les yeux notre exemple et vous n'allez pas faire de Prague ce que nous avons fait de Venise ». Personne ne l'a écouté et on a fait de Prague exactement ce que les Vénitiens ont fait de Venise. Vous savez, Venise est magnifique pour son passé, mais ce n'est pas une ville de création. Prague est magnifique pour son passé, malheureusement, elle n'est pas aujourd'hui non plus une ville de création. La qualité de la culture tchèque, l'ironie, l'auto-dérision, la tradition, Kafka, Chveik, tout ce que vous voulez, vous la voyez dans la culture tchèque d'aujourd'hui? Je ne la vois pas. Et c'est ça, l'essence de la culture tchèque. Alors, il faut attendre. Vous savez, il y a une nouvelle génération qui arrive. Les générations entre quarante et soixante-dix ans, c'est foutu. Mais après, il y a une nouvelle génération, je le vois de temps en temps, qui commence à se poser des questions. Milan Kundera avait dit, dans le temps, que la culture tchèque dans les années soixante était un des plus grands moments de la culture européenne du XXe siècle. Après 1990, on l'a éradiquée complètement. Au lieu de continuer ces traditions on a dit que cela n'avait jamais existé, que tout ce qui existait avant 1990 avait été mauvais. Et on a voulu créer quelque chose de complètement différent, sans tradition, sans continuation des impulsions qui avaient duré des centaines d'années. Le fait que la culture tchèque se soit coupée de son glorieux passé rend les choses difficiles."

Qu'est qu'on peut faire pour changer cette situation, pour renverser cette évolution. Il suffit seulement d'attendre?

"Non, bien sûr. Il faut de l'argent. Le budget culturel de la République tchèque est peut-être le plus petit d'Europe. Si la France arrêtait de subventionner le cinéma français, demain le cinéma français n'existerait pas. La politique culturelle française, qui est maintenant contestée, était pour nous, quand même, toujours un exemple. C'est fini maintenant. On avait un ministre tchèque de la Culture qui a vécu une grande partie de sa vie en France et qui est arrivé à Paris pour participer à une grande réunion des intellectuels au Théâtre du Rond-Point et il a dit :« Nous n'avons pas de politique culturelle et nous n'allons jamais en avoir parce que la politique culturelle, c'est du communisme. » Et les gens venaient vers moi et disaient 'Qu'est ce qui se passe? Qu'est-ce qu'il dit? ' Et c'est ce qu'on a pensé ici. On commence à ne plus le penser au moment où les caisses d'Etat sont complètement vides, où il n'y a plus d'argent, où les structures dont la culture tchèque a besoin ont disparu."

Est-ce que vous trouvez aussi des aspects positifs pour lesquels vous revenez en République tchèque?

"Je reviens parce que c'est mon pays, parce que j'aime Prague, parce que j'ai mes petites-filles ici, et parce que j'ai encore quelques amis ici, pas beaucoup, car les Tchèques n'aiment pas les gens de ma génération, comme vous le savez. La France est ma seconde patrie, mais ma patrie est ici. Thomas Mann disait: 'Ma patrie, c'est ma langue' et c'est vrai. Ma patrie c'est la langue tchèque aussi. Je suis parti d'ici quand j'avais 45 ans. C'est trop tard pour devenir quelqu'un d'autre. Je comprend la France, je connais la France, je suis très, comment dirais-je, très enserré dans le contexte français, mais je ne peux pas être Français. J'ai vécu treize ans aux Etats-Unis, je ne peux pas être Américain. C'est trop tard, on peut le faire quand on est très jeune. Mais cela ne fait rien, je suis très bien en France et vous savez, (rires) Paris est beaucoup plus près de Prague que Brno ..."