Le 75e anniversaire de l’insurrection de Prague sur fond de crise sanitaire et de conflit mémoriel
Le 5 mai 1945 marque, à Prague, le début du soulèvement du peuple tchèque contre l’occupant nazi. C’était il y a 75 ans, mais cet anniversaire ne se déroulera pas cette année en grandes pompes : pour cause de coronavirus, la plupart des cérémonies ont été annulées, ou réduites au strict minimum. En outre, ces derniers mois ont été marqués par des tensions autour de figures historiques russes et leur rôle pendant les journées de libération de la capitale tchèque et du pays. On fait le point.
« Nous appelons les policiers tchèques, les gendarmes tchèques et notre armée à l’aide de la Radio tchèque. Nous appelons tout ce qui est tchèque au secours de la Radio tchèque. Les SS y tuent les nôtres. »
La reconstruction de la bataille de la Radio tchèque
Ces mots, ce sont ceux qui ont marqué le coup d’envoi de l’insurrection de Prague ce 5 mai 1945. La Tchécoslovaquie est alors occupée depuis six ans, et a perdu l’intégrité de son territoire depuis sept ans après l’annexion des Sudètes par Hitler. En ce début de mois de mai, les troupes américaines et soviétiques se rapprochent de la capitale tchèque.
Lieu stratégique par excellence, la radio tchécoslovaque a été immédiatement occupée le 15 mars 1939. Le 5 mai 1945, elle se libère des nazis et commence à diffuser ses messages uniquement en tchèque. Le bâtiment fait alors l’objet de violents combats : une division SS le prend d’assaut tandis que les journalistes appellent les Pragois à l’aide. Aujourd’hui, une plaque rappelle les noms des 89 Tchèques morts aux environs du bâtiment, dans ce qui fut un des combats les plus importants de ces journées de libération comme le rappelait il y a quelques années l’historien Jindřich Marek :« Qu’ils fassent partie de la police, des civils ou des citoyens volontaires, tous ont accouru au secours de la radio. Mais leur chemin a rencontré des résistances. Tout ça compilé a fait que peu sont parvenus jusqu’à la radio, mais une masse de gens s’est rassemblée en petits groupes, et dès le premier jour ils ont trouvé la possibilité de s’armer. »
Cette année pourtant, il n’y a pas eu de cérémonie au numéro 12 de la rue Vinohradská pour rappeler leur mémoire. Le coronavirus a eu raison de cette tradition annuelle qui rassemble tous les ans les plus hauts représentants de l’Etat. Au lieu de cela, la Radio tchèque a prévu des émissions spéciales et une retransmission en direct de discours de certains d’entre eux. En fin d’après-midi, le président tchèque Miloš Zeman sera également l’invité de l’émission spéciale en cette journée anniversaire.
Quelques événements sont tout de même prévus ce mardi, mais sans plus de cérémonie : ainsi le dépôt d’une couronne de fleurs par le président du Sénat devant la prison de Pankrác, en mémoire de ceux qui y ont perdu la vie en combattant les nazis. Quelques petits rassemblements officiels se sont également déroulés sur les lieux de mémoire comme le pont des Barricades ou l’ancien Hôtel de ville. Une messe sera également donnée en fin de journée par le cardinal Dominik Duka à la cathédrale Saint-Guy au Château de Prague en présence d’une soixantaine de personnes maximum, dont le chef de l’Etat.Mais revenons-en aux événements de ce mois de mai 1945 : selon les périodes et les régimes, la mémoire de la libération du pays a fait l’objet de disputes comme Radio Prague Int. l’analysait encore il y a un an. Une chose est sûre, Américains et Russes étaient bel et bien sur le territoire tchécoslovaque au même moment. Si le général Patton, qui a libéré Plzeň à l’Ouest, voulait continuer au-delà, quitte à enfreindre les ordres d’Eisenhower, ce fut finalement peine perdue. Résultat, les troupes américaines qui auraient pu prêter main forte aux insurgés pragois sont restées dans leur pré carré, et Prague s’est libérée quasi toute seule.
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Enfin presque : une bonne partie de la ville, plus précisément les quartiers de Smíchov, de Motol, de Slivenec ou encore de Ruzyně, situés sur la rive gauche de la Vltava, ont été libérés non pas par l’Armée rouge, mais par l’Armée de libération russe (ROA), une formation militaire de volontaires russes enrôlée dans la Wehrmacht contre les armées staliniennes durant la Seconde Guerre mondiale. Le corps fut formé par l’ancien général de l’Armée rouge Andreï Vlassov, capturé en 1942 par les nazis et qui voulait unifier les Russes contre le régime soviétique.
Les hommes de cette unité connue sous le nom d’armée de Vlassov sont aujourd’hui encore considérés comme des criminels de guerre en Russie. Et le projet de mémorial dans le quartier de Řeporyje, où la ROA avait installé une sorte d’Etat-major, a suscité un tollé dans le pays : ces derniers mois ont vu des échanges corsés entre le Kremlin et le maire Pavel Novotný qui, depuis peu, est d’ailleurs sous protection policière en raison de menaces contre sa personne.
Ce qui ne l’a pas empêché d’inaugurer récemment ce fameux mémorial en l’honneur des quelque 300 soldats de Vlassov morts au combat. Pour l’historien David Svoboda, de l’Institut pour l’étude des régimes totalitaires, qui s’exprimait en décembre dernier sur la question, cette polémique n’a pas lieu d’être :
« Je suis pour la construction de ce mémorial : par ailleurs, un monument en hommage aux soldats de l’armée Vlassov existe déjà au cimetière d’Olšany, à Prague, a jusqu’à présent, il n’a gêné personne. C’est une affaire quelque peu artificielle et démesurée, elle détourne l’attention du public des choses essentielles qui touchent à la mémoire historique. »
Quant à l’Armée rouge qui a libéré une grande partie de la Tchécoslovaquie, elle était menée notamment par le maréchal Ivan Koniev dont les hommes ont été la première armée alliée à rentrer dans Prague le 9 mai. Considéré comme le héros de la libération de la capitale tchèque, et tout particulièrement célébré sous le régime communiste qui suivra, sa mémoire est toutefois ternie par son rôle dans la répression du soulèvement de Budapest en 1956 ainsi que pour son passage à Prague en 1968 pour une opération de renseignement avant l’invasion du pays par les troupes du Pacte de Varsovie.Une statue de ce maréchal soviétique, située dans le VIe arrondissement de Prague, s’est retrouvée au cœur d'une vive polémique depuis plusieurs mois. Edifiée en 1980, elle a été récemment vandalisée à plusieurs reprises en étant partiellement recouverte de peinture rose. Après des mois de controverse, le maire du VIe arrondissement de Prague, Ondřej Kolář, a décidé de la déboulonner début avril, suscitant la colère de Moscou qui a engagé des poursuites. Tout comme le maire de Řeporyje, l’élu est d'ailleurs sous protection policière pour des raisons similaires.
75 ans après, on le voit bien, l’histoire récente n’a pas fini de faire l’objet d’une bataille tout aussi âpre que fut celle de la radio.