Qui a libéré la Tchécoslovaquie ?

La Libération de Plzeň, photo: VHÚ Praha
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Chaque année depuis 1990, le Festival de la Libération de Plzeň rend hommage aux soldats américains tombés en 1945 pour la libération de la partie sud-ouest de la Bohême. Cet événement, qui culmine avec la cérémonie « Merci, l’Amérique ! », n’a pas d’équivalent pour l’Armée rouge, qui a pourtant contribué à libérer la majeure partie du territoire tchèque et slovaque de l’occupation allemande. Comment expliquer cette singularité, et quelles ont été les étapes de la libération de la Tchécoslovaquie en 1945 ? C’est ce que nous vous proposons de découvrir dans cette rubrique.

Commençons par dire qu’il est peut-être impropre de parler de Tchécoslovaquie au début de l’année 1945. Ce pays a en effet disparu de la carte en mars 1939, lorsque l’Allemagne nazie, quelques mois après l’annexion de la région des Sudètes, intègre à son territoire la Bohême et la Moravie en créant le Protectorat de Bohême-Moravie. La Slovaquie, quant à elle, est depuis lors indépendante, mais sous le strict contrôle de Berlin. Il existe cependant toujours une autorité tchécoslovaque à travers son gouvernement en exil à Londres, le gouvernement provisoire tchécoslovaque.

Libérer la Tchécoslovaquie, une mission pour l’Armée rouge

Six ans après la disparition de la Tchécoslovaquie, la défaite de l’Allemagne nazie, prise en étau entre la progression des troupes anglo-américaines à l’ouest et de l’Armée rouge à l’est, se profile très nettement. C’est une question de mois, mais le territoire tchécoslovaque est toujours aux mains des Allemands, pour qui Prague est une ville hautement stratégique. En Slovaquie, après l’occupation du pays par l’armée allemande, des résistants se sont soulevés à l’été précédent, en août 1944, un mouvement connu sous le nom de soulèvement national slovaque, dont vient finalement à bout la Wehrmacht fin octobre. Pour les alliés, tout reste donc à faire et, suite aux conférences de Téhéran et de Yalta, il revient normalement à l’Union soviétique de prendre les choses en main. Dans un entretien pour la Télévision tchèque, c’est ce que soulignait l’historien Jaroslav Hrbek, disparu en 2009 :

La conférence de Yalta,  photo: public domain
« La formation des fronts répondait plutôt à des logiques militaires. La réalité, c’est qu’à Yalta, on supposait que l’Armée rouge libèrerait l’ensemble du territoire tchécoslovaque. Il faut aussi insister sur le fait que la Tchécoslovaquie était le seul des petits pays de la coalition antihitlérienne à avoir un accord exclusif avec l’une des puissances et en l’occurrence avec l’Union soviétique, ce qui donnait une indication assez claire du futur politique de ce pays. Et, comme on pensait que l’Armée rouge libèrerait tout le territoire tchécoslovaque, les alliés occidentaux n’ont manifesté pratiquement aucun intérêt pour la libération de la Tchécoslovaquie jusqu’au printemps 1945. »

De fait, la Tchécoslovaquie, par l’entremise de son gouvernement provisoire, a signé un accord « d’amitié, d’aide mutuelle et de coopération après la guerre » avec Moscou. C’est Edvard Beneš, le président tchécoslovaque en exil, qui est à la manœuvre de ce rapprochement avec l’URSS de Staline. Son biographe français, l’historien Antoine Marès, expliquait sur nos ondes :

Edvard Beneš | Photo: Archives de ČRo
« La position de Beneš à l’égard de l’Union soviétique sera assez proche de celle du général de Gaulle. Pendant la guerre, les deux hommes s’entendent très bien. Ils ont les mêmes critiques à l’égard des Etats-Unis. Ils ont souvent une certaine distance à l’égard de Churchill, peut-être Beneš un peu moins que le général de Gaulle. Mais ils ont une vision géopolitique assez semblable et ce n’est pas un hasard si Beneš ira signer le traité soviéto-tchécoslovaque en décembre 1943 et que le général de Gaulle ira signer le traité en décembre 1944, un an plus tard. »

A partir de l’été 1943 et de la bataille de Koursk, les Soviétiques vont de succès en succès. Ils progressent à un rythme soutenu vers l’ouest et parviennent à libérer les villes slovaques de Košice et Prešov à la fin du mois de janvier 1945, les premières du territoire tchécoslovaque à être débarrassées des Allemands. C’est à Košice, où arrive Edvard Beneš depuis Moscou, qu’est officiellement formé le gouvernement du Front national des Tchèques et des Slovaques et qu’est signé son programme, au début du mois d’avril, enjeu déjà des luttes à venir entre les communistes et les autres formations.

Entre-temps, l’Armée rouge, aidée par les troupes roumaines et par des unités tchécoslovaques, issues tant de nationaux exilés que du mouvement insurrectionnel slovaque, a poursuivi son avancée. A partir du mois de mars, les offensives Bratislava–Brno et Ostrava permettent de libérer en quelques semaines l’intégralité de la Slovaquie, la Silésie tchèque ainsi que la Moravie, au prix de violents combats engageant plusieurs centaines de milliers de soldats.

L'Armée rouge à Ostrava,  photo: Archives de la ville d'Ostrava

Les Américains en Bohême

La Libération de Plzeň,  photo: VHÚ Praha
Sur le front occidental, les troupes anglo-américaines sont plus lentes mais font tout de même leur petit bonhomme de chemin. La 3e armée des Etats-Unis, placée sous le commandement du général Patton, arrive en avril 1945 en Bavière. Au mépris de la ligne de démarcation imaginée à Yalta, décision est prise de pénétrer en Bohême pour assurer la progression de l’armée en Autriche et prévenir un risque de contre-offensive allemande. Journaliste de la rédaction tchèque de la BBC, l’officier Zdeněk Vršovský rapporte à l’époque :

« Nous sommes le jeudi 19 avril 1945. Aujourd’hui, nous allons fouler le sol tchécoslovaque pour la première fois depuis six ans. Nous avançons à travers les villes et villages bavarois. C’est une belle journée ensoleillée et, à faible distance, apparaissent les sommets des montagnes tchèques… »

La libération de Plzeň | Photo: Patton Memorial Pilsen

Les Américains sollicitent l’état-major soviétique et obtiennent, le 30 avril, de pouvoir se mouvoir jusqu’à une nouvelle ligne de démarcation Karlovy Vary, Plzeň, České Budějovice. Principale métropole de l’ouest de la Bohême, Plzeň est en insurrection le 5 mai et la ville est libérée le lendemain par les forces américaines. C’est cet événement qui est célébré chaque année lors du Festival de la Libération.

Confrontés à une faible opposition de la part de l’armée allemande dirigée par le général Schörner, qui dispose tout de même de presque un million d’hommes mais essentiellement mobilisés sur le front est, les Américains auraient pu pousser plus loin leur pions. C’est ce que souhaitait un homme comme Churchill conscient de l’avantage diplomatique que les alliés occidentaux pourraient retirer de la libération de Prague. L’historien Vít Smetana détaille :

Le général Dwight Eisenhower,  photo: Library of Congress
« Les Américains auraient pu très facilement continuer leur progression en Tchécoslovaquie. Le général Eisenhower, probablement sous l’insistance de Churchill, a adressé le 4 mai à son homologue soviétique, le général Antonov, une dépêche dans laquelle, plus sous la forme d’une question que d’une affirmation, il évoquait la possibilité pour l’armée américaine de progresser jusqu’à la ligne stratégique constituée par l’Elbe et la Vltava. Malheureusement, cela était formulé comme une question et le général Antonov a répondu dès le lendemain, le 5 mai, sous la forme d’une protestation. »

La libération de la Tchécoslovaquie, une mémoire disputée

L'insurrection de Prague en mai 1945
Malheureusement, car l’armée américaine aurait peut-être ainsi pu porter secours aux insurgés pragois. Car si l’Armée rouge a libéré la majeure partie du territoire tchécoslovaque, les Américains l’ouest et le sud-ouest de la Bohême, la ville de Prague ne doit sa libération qu’à elle-même, ou presque. L’insurrection pragoise est lancée le 5 mai, marquée par des émissions clandestines depuis la radio publique tchécoslovaque qui appellent les Tchèques à la lutte, et des combats font rage les jours suivants. Malgré des appels à l’aide, les résistants tchèques ne reçoivent l’appui de personne, sinon de soldats russes qui étaient engagés au sein des forces allemandes et qui font alors dissidence. Et c’est seulement le 9 mai, alors que l’acte de capitulation du Troisième Reich a été signé la veille, que les Soviétiques pénètrent à Prague et s’octroient ainsi le prestige de la libération de cette ville aussi stratégique que symbolique.

L'insurrection de Prague en mai 1945,  photo: VHÚ Praha
Evidemment, la mémoire de la libération de la Tchécoslovaquie est par la suite disputée en fonction des rapports de force politiques. Sous le régime communiste, la libération de la capitale tchécoslovaque est bien sûr mise en avant, en même temps qu’on rappelle le bombardement malheureux de Prague par des avions américains en février 1945, durant lequel 701 personnes perdirent tout de même la vie.

Inversement, les Russes ont moins bonne presse après 1989, près de vingt ans après l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie et, tandis qu’on commémore allégrement la contribution américaine à la libération du pays, l’accent est davantage mis sur les exactions commises par les soldats de l’Armée rouge et sur la tutelle politique que Moscou impose progressivement à Prague. Quoi qu’il en soit, à l’inverse d’autres Etats de l’Europe centrale et de l’est, où la libération par les Soviétiques prend souvent les allures d’une occupation, les Tchécoslovaques ont véritablement le sentiment d’être libérés en 1945 et les soldats russes, dont 140 000 sont morts sur le territoire tchécoslovaque, n’y sont pas pour rien.

L'Armée rouge à Prague en mai 1945,  photo: VHÚ Praha