Miguel Bonnefoy et le trésor caché des Caraïbes
« Si les étoiles étaient en or, je creuserais le ciel », dit l’un des personnages du roman Sucre noir, roman sur la recherche obsédante d’un trésor mais aussi sur les valeurs véritables de la vie. L’auteur de ce roman au style exubérant et hautement poétique s’appelle Miguel Bonnefoy (1986). A l’occasion du récent salon Le Monde du livre l’auteur est venu présenter aux lecteurs la traduction tchèque de son livre et il a répondu aussi aux questions de Radio Prague.
La vie d’un enfant de diplomate
Le début de votre biographie est un peu mystérieux. Nous apprenons seulement que vous êtes né en France et que vous avez grandi au Venezuela et au Portugal. Pouvez-vous nous donner, quand même, un peu plus de détails sur le début de votre vie?
« Mon père est un réfugié politique de la dictature de Pinochet. Il faisait partie du MIR, mouvement de l’extrême gauche révolutionnaire, il a été arrêté et envoyé d’abord dans un centre de torture, Villa Grimaldi, et puis dans une prison commune. Il est arrivé en France dans les années1970 en tant que réfugié politique en demandant l’asile politique à Paris qui recevait à cette époque beaucoup de latino-américains qui fuyaient les dictatures de cette période. A Paris il a rencontré ma mère qui est une Vénézuélienne de l’ouest du Venezuela. Elle était l’attachée culturelle de l’ambassade du Venezuela à Paris. C’était une femme de dix ans plus âgée que lui avec déjà une fille, une femme intelligente et élégante. Ils se sont multipliésu et c’est la raison pour laquelle je suis né à Paris mais de deux parents totalement latino-américains. Et puis j’ai eu une vie qui ressemble à celle de tous les enfants de diplomates, une vie désordonnée dans laquelle on va de ville en ville, de capitale en capitale, de frontière en frontière en étant chaque fois dans des lycées français, ce qui m’a permis d’avoir la même éducation, dans le même système et dans les mêmes structures éducatives en fonction du pays où j’étais et ça a conservé ma langue française. »Créer sa propre géographie
Dans quelle mesure votre enfance et votre adolescence ont-elles marqué votre imagination, vos goûts et vos aspirations littéraires ?
« Eh bien, je pense que lorsqu’on est obligé de se déraciner sans cesse d’un pays pour se replanter dans un autre pays, de faire sans cesse sa valise et de devoir partir, lorsqu’on se rend compte qu’on n’a pas un territoire propre et une géographie qui est propre, on est d’une certaine façon obligé de créer sa propre géographie, sa propre valise, son propre havre, son propre refuge. Et celui-ci a été sans doute les mots. Les livres, le silence digne des bibliothèques, ont été mon parlement, j’ai pu les emporter là où j’étais.
Lorsque je me retrouvais dans différents pays toujours avec cette langue française, comme une sorte de langue d’art, parce que c’était la langue que j’étudiais alors que j’étais dans différents pays qui, eux, n’étaient pas francophones, il y avait ce site Internet qui s’appelait bonnesnouvelles.com où il y avait le recensement de tous les concours des nouvelles en France. On donnait alors une date, un nombre de pages et un thème précis. Et avec ces trois contraintes, ces trois barrières, je me permettais de me libérer dans l’imagination, de me lancer dans des aspirations, d’aller chercher la racine des choses et d’essayer de conserver cette géographie poreuse et impropre des voyages du fils de diplomates. »
Pourquoi Sucre noir ?
Vous venez au salon Le Monde du Livre pour présenter la traduction tchèque de votre roman Sucre noir. Pourquoi Sucre noir ? Quelle est l'origine de ce titre qui reste assez énigmatique même après la lecture de ce roman ?
« Oui, tout à fait. Pour parler du Venezuela on ne peut pas ne pas parler du rhum vénézuélien, c’est-à-dire de cet immense système de domaines de canne à sucre où l’on prépare sans doute le meilleur rhum du monde ou de la Caraïbe, c’est sûr. Lorsqu’on prend le jus de canne, on le presse et on le met dans les barriques, ces barriques vieillissent pendant un temps et cela devient une sorte de mélasse, une sorte de miel qui est ambre, qui est un peu épais. Et on appelle ce miel ‘azúcar negra’ ou ‘papelón’. Lorsqu’on finit la distillation, il reste au fond des cuves comme une sorte d’énorme plaque épaisse des couches épidermiques qui ont une couleur brunâtre. C’est du ‘azúcar negra’, du sucre noir. Je ne voulais pas mettre le sucre brun, lexicalisé comme expression classique, puisque dans l’écriture il s’agit peut-être de déconstruire la langue et ne pas la reconstruire. Alors j’ai repris l’idée oxymorique du sucre noir puisque tout le monde imagine le sucre qui est blanc. Mais vous pouvez imaginer qu’il y a là une métaphore du pétrole vénézuélien. »La Caraïbe romanesque et la Caraïbe réelle
Dans votre roman vous amenez le lecteur aux Caraïbes. J'imagine qu'il y a une grande différence entre les Caraïbes que vous décrivez et les Caraïbes réelles...
« Absolument, il ne s’agissait pas pour moi dans l’écriture de copier la nature mais de l’exprimer. Je ne voulais pas non plus parler du Venezuela d’aujourd’hui. Je me laisse le soin d’en parler peut-être un petit peu plus tard dans d’autres livres parce que la situation politique est assez délicate et il va falloir choisir la position qu’on prend. Cependant, ici c’était plutôt l’idée de revenir à une sorte de Caraïbe un peu idéalisée, qu’on imagine baignée d’une sorte de lumière un peu nostalgique avec des personnages qui puissent être comme des profils sociaux classiques. Je voulais créer une constellation de personnages qu’on retrouve dans toute la littérature caribéenne et latino-américaine et de suivre de génération en génération une famille qui essaie de cultiver la terre avec la patience agricole de labourage. »
Un trésor qui est une sorte de parabole
Le sujet majeur de ce roman est la recherche d'un trésor. Peut-être chacun de nous a rêvé de trouver un trésor. Nous avons tous été dans nos rêves des comtes de Monte-Cristo. Avez-vous été ou êtes-vous encore passionné, vous aussi, par la recherche de trésors ?
« Comme tout le monde, et vous le dites si bien, moi aussi j’ai eu une enfance et une adolescence où j’ai lu des livres qui ont à voir avec des romans d’aventures, des romans de piraterie, des romans de flibustiers, des romans dans lesquels on retrouve des chercheurs d’or classiques, des chercheurs de trésors. Mais l’histoire du trésor ici est au-delà du trésor, c’est une métaphore. Il s’agissait plutôt d’utiliser une sorte d’allégorie, une sorte de parabole et de montrer que dans l’intérieur, dans les gorges de la terre vénézuélienne, dort un trésor qui n’est pas le trésor des pirates des Caraïbes mais un trésor beaucoup plus puissant, beaucoup plus douloureux qui est celui du pétrole vénézuélien. »
On pourrait dire que tous les personnages principaux de votre livre, Serena Otero, Severo Bracamonte, Eva Fuego, sont à la recherche d'un trésor, mais leurs visions du trésor ne sont pas identiques. Que pouvons-nous dire sur leurs vies et sur leurs aventures qui s'étendent sur deux générations ?
« Tout à fait. Chaque personnage a sa propre quête, sa propre recherche, son propre chemin, son aspiration, et il essaie comme il peut de l’atteindre. Pour Severo Bracamonte c’est une illusion, un trompe-l’œil, un faux-semblant. Il cherche un trésor et finalement il se rend compte que le trésor le plus précieux est la construction de la famille, le trésor de l’amour, celui de la maison et celui de conserver comme il peut la patience agricole. Celui de Serena Bracamonte est encore une fois une illusion qui ressemble peut-être à l’amour mais qui ne l’est pas vraiment. Celui d’Eva Fuego est une sorte de nécessité, de fièvre de l’or, qui est une sorte de tyrannie. C’est une figure qui est comme une sorte de colonne au milieu du champ de canne à sucre. Pour l’Andalou, il s’agit également d’une quête forcenée d’un trésor et même s’il le trouve, il continuera à en chercher un autre après. Chacun, en effet, a un profil différent et dans cette espèce d’éventail de personnages qui sont tous différents, il s’agissait bien entendu de leur donner une même ligne qui est celle du personnage principal et c’est la terre vénézuélienne, cette lumière, cette texture, cette musique qu’a le pays. »
Serena et Eva, femmes d’une rare force de caractère
Ce sont les femmes, Serena et Eva, qui sont les personnages les plus forts, les plus énergiques et les plus impressionnants de votre roman. Les caractères de ces deux héroïnes ont-ils été inspirés par les femmes des Caraïbes ?
« Absolument, d’un côté il y a un hommage à certaines figures féminines classiques qu’on trouve au XIXe siècle où paraissent des Thérèse Raquin, des Gervaise, des Nana ou, bien entendu, mademoiselle de Maupin, madame Bovary. Mais déjà dans la littérature caribéenne on peut trouver des figures fortes. Romulo Gallego a écrit un très beau livre qui s’appelle Doña Bárbara où on trouve déjà cette femme puissante, forte, cette espèce de ‘barbarie’ de l’humanité qui se retrouve au milieu d’une ferme et qui tient tête à la civilisation qui avance, à la corruption, à la douleur. Avec Serena et Eva Fuego il s’agissait de rendre hommage à ces femmes-là. Et puis moi, je viens d’une grande famille dans laquelle toutes les femmes sont fortes, autonomes, intelligentes et puissantes et il était évident pour moi que le personnage le plus important du livre a toujours été et sera toujours la femme. »A quoi bon la fable s’il n’y a pas de morale derrière ?
Quel est le genre de ce roman au style somptueux, plein de couleurs et de parfums ? Est-ce une légende transformée en récit aux aspects réalistes, un rêve matérialisé ou une vision qui se veut surtout très différente de la réalité quotidienne dans laquelle nous vivons ?
« J’ai la fragilité de croire que cela peut être le croisement des deux. Bien sûr, d’un côté il y a l’aspect de légende, de fable. La construction du livre est comme n’importe quelle construction de fable dans laquelle on retrouve des éléments, des retournements et des moments évidents. C’est une construction avec un système pyramidal, la fondation de la maison et du village propulsé vers le haut avec Eva Fuego et puis bien sûr un incendie purificateur presque biblique et une décadence classique avec un personnage qui finit par être complètement brûlé sur son trésor comme un dragon dans les contes scandinaves. Bien entendu on y retrouve la structure narrative classique du récit mythique, du récit providentiel et aussi de la fable.
Mais à quoi bon la fable s’il n’y a pas de morale derrière ? Il s’agit de faire de l’alchimie au niveau de la littérature, avoir d’un côté l’eau qui sera la fluidité du style, d’avoir l’air qui sera la structure narrative, d’avoir la terre qui est l’ancrage historique et d’avoir le feu qui sera la morale. Et cette morale-là peut être une sorte de message indirect qu’on fait passer pour donner une réalité historique. Donc l’idée était de faire symboliser le Venezuela par un village et par ses habitants travaillant dans une distillerie de canne à sucre, ensuite de prendre la canne à sucre comme un symbole de la terre vénézuélienne et le trésor comme un symbole du pétrole. Alors on se retrouve avec les éléments de fable qui sont en fait sous-jacents. On est en train de sous-entendre qu’il s’agit en fait d’une fable politique. »Aujourd'hui, vous êtes à Prague, une ville qui est loin des paradis exotiques que vous évoquez dans vos livres. N'avez-vous pas, quand même, envie de chercher aussi à Prague l'inspiration littéraire ?
« Avec grand plaisir. Bien sûr que oui. Je ne reste malheureusement que trois jours mais j’ai bon espoir de pouvoir revenir. Et qui sait, ce n’est pas un livre de plus, c’est toujours un livre de moins dans le grand chemin jusqu’à l’arrivée à un livre parfait, le livre ultime qu’on considère soi-même comme le livre aux dimensions les plus abouties. Alors, j’espère qu’un jour il y aura parmi ces livres au moins un livre pragois. »