L’ « euroscepticisme » à la tchèque

Фото: Европейская комиссия

Après le référendum britannique de juin dernier favorable à la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, certains médias ont évoqué un possible « Czexit » en République tchèque. Cette perspective hautement spéculative témoigne surtout des réserves voire même du ressentiment d’une partie de la population tchèque à l’égard de la construction européenne. Pour parler de cet « euroscepticisme » à la mode tchèque, Radio Prague a contacté Laure Neumayer, maître de conférences en science politique à l’Université Paris 1, qui s'est intéressée à cette question dans ses recherches.

Laure Neumayer,  photo: Site officiel de Les Expertes
On entend souvent parler d’europhobie, d’euroscepticisme, c’est parfois utiliser comme des attaques politiques contre un adversaire. Comment définissez-vous ce terme d’euroscepticisme ?

« C’est vrai que c’est un terme problématique parce qu’il est polémique et en plus il désigne des processus multiformes, des processus très variés. Je pense qu’on peut le définir comme une opposition à certains aspects essentiels de la construction communautaire. C’est-à-dire que cela peut être le principe de délégation de souveraineté, le principe de définition commune de certains aspects de la politique économique. Donc des éléments qui sont tellement essentiels que sans eux, la construction communautaire perd son sens et les critiques de ces éléments peuvent être plus ou moins radicales. Elles peuvent porter sur des éléments plutôt économiques ou des éléments plutôt politiques, mais dans tous les cas, on a affaire à des réticences ou des objections plus ou moins nettes à la construction communautaire. »

Quelles sont les principales critiques qui sont formulées ici en République tchèque et en Europe centrale à l’égard de la construction européenne ?

« En République tchèque, les acteurs politiques tchèques, la population tchèque, ont toujours eu une perspective assez critique sur la construction communautaire, ce qui n’est pas en soi une mauvaise chose. Je pense que c’est très bien qu’il y ait du débat en Europe sur les orientations qu’on veut donner à cette construction. C’est un premier point. Un argument qui est très utilisé en République tchèque, et qui l’était déjà avant l’adhésion, c’est la critique du déficit démocratique de l’Union européenne. C’est-à-dire le fait que le pouvoir en Europe serait confisqué par une espèce d’élite coupée des réalités et que les compétences des Etats seraient transférés vers des institutions, comme la Commission européenne par exemple, de manière peu transparente et que cela nuirait au débat démocratique dans l’Union européenne. C’est une première critique qui est vraiment une constante.

Photo: Commission européenne
Et puis il y a une deuxième critique : c’est la dénonciation de l’inégalité de fait entre les Etats membres ; c’est-à-dire l’influence prédominante des grands Etats, et en premier lieu de l’Allemagne, qui est relativement incontestable et qui suscite des critiques, une peur d’être dominé, de perdre complètement son indépendance et d’être un peu à la merci de ces grands Etats. »

Sur ce second point, j’imagine que ce sont des critiques un peu plus spécifiques aux petits Etats de l’Union européenne. Y a-t-il vraiment des spécificités qu’on observe dans cette ‘euroscepticisme’, en tout cas dans ces regards critiques sur la construction européenne, en Europe centrale et plus particulièrement en République tchèque par rapport aux autres espaces de l’Union européenne ?

« Je pense que la peur de la perte d’indépendance est très nette, qu’elle s’explique bien sûr par la domination du bloc de l’Est sur les ‘nouveaux’ Etats membres comme la République tchèque. Il y a le souvenir en tout cas d’avoir fait partie d’un bloc, qui fonctionnait sur des bases complètement différentes de celles de l’Union européenne ; je ne veux pas du tout assimiler le bloc soviétique et l’Union européenne. Mais l’argument selon lequel le pays a recouvré très récemment une réelle indépendance et ne devrait pas se plonger si rapidement dans un système supranational est un argument qui est directement lié à l’expérience communiste et qui est beaucoup plus porteur dans un pays comme la République tchèque. D’autant plus qu’il est tout de même souvent associé à une certaine germanophobie ou à une sorte de position de principe plutôt méfiante vis-à-vis de l’Allemagne, qui est aussi propre à la culture politique tchèque. »

Ce sont peut-être des critiques qu’on a pu entendre de la bouche de l’ancien président Václav Klaus qui assimilait justement l’Union soviétique avec l’Union européenne. Peut-on observer une séparation entre des critiques plutôt de gauche, sur la politique économique et sociale de l’UE, et d’autres plus à droite, par exemple sur des questions de souveraineté nationale ? Cette grille d’analyse est-elle pertinente et la retrouve-t-on en République tchèque ?

Václav Klaus,  photo: Filip Jandourek,  ČRo
« Oui, je pense que cela est pertinent parce que de manière générale, les mouvements eurosceptiques de gauche sont beaucoup plus virulents contre la politique économique de l’Union européenne. Même si dans certains cas, on a aussi des mouvements eurosceptiques de droite qui sont ultralibéraux et qui considèrent que l’économie européenne est trop étroitement régulée dans l’Union européenne. C’était le cas notamment de l’ODS pendant la période de Václav Klaus. Mais pour en revenir à votre question sur l’euroscepticisme de gauche, en République tchèque, le KSČM, le parti communiste, est un exemple assez intéressant de critique des fondements économiques de la construction économique comme étant trop libérale. Donc les eurosceptiques de droite reprochent pour certains à l’Union européenne de trop vouloir réglementer l’économie alors que les eurosceptiques de gauche dénoncent au contraire un capitalisme effréné qui est source de beaucoup d’inégalités, de chômage, etc. »

Comment analysez-vous le fait qu’on voit peut-être aujourd’hui apparaître en Europe centrale de nouvelles critiques de l’Union européenne liées à la question des réfugiés ?

« Je pense que là aussi c’est un héritage de la période socialiste et du fait que les pays d’Europe centrale ont peu d’expérience de la diversité culturelle et religieuse. Par conséquent, cela suscite une grande méfiance vis-à-vis de populations non-européennes, de populations musulmanes, sans que, là encore, cela soit l’apanage des sociétés d’Europe centrale puisqu’on a aussi des mouvements anti-réfugiés et des mouvements islamophobes en Europe de l’Ouest. Mais je pense que le manque d’expérience et la facilité à stigmatiser certaines populations en Europe centrale sont vraiment le résultat tout simplement d’un manque de contact avec des populations non-européennes pendant une bonne partie de leur histoire récente. Cela suscite l’impression que finalement ces demandes d’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés ne peuvent pas être satisfaites parce que les conditions sociales et politiques de ces pays ne le permettent pas encore. Ils ne sont pas prêts à accueillir des populations extra-européennes. »

Dans les années 1990, quand les pays d’Europe centrale sont dans le processus d’adhésion à l’Union européenne, quelles sont alors les perceptions des opinions publiques centre-européennes, en particulier en République tchèque, sur la perspective d’adhérer à l’UE ?

Photo: Commission européenne
« Ces perceptions sont très variées, très différenciées au sein de chaque société, en particulier selon le niveau d’éducation et selon l’âge des individus. C’est-à-dire que plus on est éduqué et plus on est jeune de manière générale avant l’adhésion, et plus on est favorable à cette adhésion. Les orientations politiques jouent un rôle également mais cela varie beaucoup d’un pays à l’autre parce que les partis politiques d’Europe centrale n’étaient pas forcément clivés selon les mêmes lignes au sujet de l’intégration européenne.

Dans le cas de la République tchèque, la population tchèque a toujours été parmi les plus réticentes à l’adhésion, même avant d’entrer dans l’UE. Cela s’explique sans doute par ce que j’expliquais tout à l’heure : on a des acteurs politiques des années 1990, et en particulier de l’ODS, qui mettaient beaucoup l’accent sur l’intégration européenne dans leur offre politique pour la critiquer de manière constante et de manière plutôt mieux argumentée que dans d’autres pays ; donc un discours critique qui était très présent même au sommet de l’Etat et dans les instances gouvernementales. Tout cela légitimait la critique de l’intégration européenne et l’alimentait avant de rentrer dans l’UE. »

Et comment ont évolué ces perceptions et ce discours critique depuis l’adhésion des pays centre-européens et de l’Est à l’UE ?

« Dans le cas de la République tchèque, si l’on prend la population tchèque dans son ensemble, elle n’est pas devenue beaucoup plus europhile. Les Tchèques sont toujours parmi les plus critiques de la construction européenne dans les enquêtes comparatives qui sont réalisées chaque année dans les vingt-huit Etats membres. Et pour ce qui est du débat politique, ou en tout cas des sphères gouvernementales en Europe centrale, on peut dire que les Tchèques ne sont absolument pas isolés. En tout cas, certains acteurs politiques tchèques critiques de la construction européenne ne sont pas isolés en Europe centrale puisque l’euroscepticisme a également les faveurs du gouvernement hongrois, du gouvernement polonais… C’est plutôt une tendance qui semble assez nette au sein du groupe de Visegrád, de prôner un retour des compétences vers les Etats, la diminution du pouvoir des institutions communautaires, retourner à une Europe qui serait beaucoup plus contrôlée par les Etats. »

C’est quelque chose dont vous avez déjà un peu parlé : comment le passé communiste des pays centre-européens, de la République tchèque, influence la façon dont ces pays vivent l’intégration européenne ?

« Je pense que cet attachement à la souveraineté est vraiment lié à cela, au fait d’avoir pu à nouveau décider de son destin de manière totalement libre assez récemment, après 1989, et à un attachement à ce sentiment d’indépendance. D’autre part aussi, il y a une certaine méfiance envers les grandes constructions institutionnelles. Et cela, c’était tout le débat notamment qui a eu lieu en République tchèque sur le traité constitutionnel européen puis sur le traité de Lisbonne, qui étaient très contestés, même par les élites gouvernementales, alors que c’était beaucoup moins le cas dans les autres pays qui étaient sur le point d’adhérer ou qui ont adhéré en même temps que la République tchèque. »